Bon, je vois passer des questions de gens peu habitués au confinement qui se demandent quoi lire, quoi regarder, etc. De mon côté, pas grand-chose ne change et j'ai toujours autant de taf. Mais histoire de participer à l'effort de guerre, je vais poster une nouvelle inédite, tirée de mon cycle (inachevé) du Bateleur, et vous pouvez trouver les trois précédentes grâce aux libellés du blog (c'est bien foutu, quand même). Je vous demanderai un peu d'indulgence, c'est très ancien, et ça mériterai une grosse passe de rewriting dans laquelle je ne suis pas près à me lancer…
Nerveusement, Claire Pascalini alluma une nouvelle cigarette. C’était à cause de la foule. Elle l’avait raté à cause de la foule. Ou du moins elle l’espérait : il y avait trop de monde sur le parvis de Beaubourg et il n’était pas facile d’y retrouver quelqu’un, même quelqu’un de haute taille.
Elle était prête à renoncer quand elle bouscula un des jongleurs qui hantaient habituellement les lieux.
- Oh… Vous êtes Kevin, c’est ça ?
L’autre la détailla. Il était plus grand qu’elle d’une tête et n’avait pas l’air très content de la voir.
- Et vous vous êtes la femme flic, la copine de l’autre dingue.
Claire haussa le sourcil.
- L’autre dingue ? Je croyais qu’il était votre ami !
- Il me fout la trouille en ce moment, répondit-il avec une grimace. Il n’a pas l’air, comme ça, mais il est complètement jeté.
- Et où est-il, en ce moment ?
Kevin haussa les épaules.
- Comment savoir ? Je ne l’ai pas vu depuis trois jours. Difficile de savoir ce qu’il bouine, pas vrai ?
- Euh, oui, bien sûr…
La foule se fit plus pressante. Se sentant poussée loin du jongleur, Claire lui tendit une carte avec ses coordonnées.
- Appelez-moi dès que vous avez des nouvelles, c’est très important !
Impossible de savoir s’il l’avait entendue : la foule les avait séparés.
Kevin restait troublé. Il ressentait une défiance instinctive envers cette petite brunette et tout ce qu’elle représentait. Mais d’un autre côté, que le bateleur la tolère et la respecte donnait à réfléchir. Kevin n’avait connu qu’une seule autre femme dans la vie de son ami, et l’histoire s’était mal terminée. Perdu dans ses souvenirs, il contourna l’infecte fontaine animée qui fascinait tant les touristes et alla s’asseoir au pied de l’église Saint Merri.
De l’endroit où il se trouvait, il avait une vue imprenable sur le flanc du centre culturel avec ses tubulures et ses affichages géants. Des camions étaient stationnés tout autour. Si le Bateleur était venu jongler aujourd’hui, il n’aurait même pas pu accéder à son poste habituel à l’angle du bâtiment.
Comment deviner où il était, celui-là ? Pour ce que Kevin en savait, son compagnon ne quittait jamais la capitale. Il était donc quelque part derrière une des façades, ou bien sous un des trottoirs, à chercher Dieu sait quoi dans les catacombes. Le personnage l’effrayait depuis toujours, et plus encore depuis qu’il avait montré sa capacité à le manipuler. Kevin avait toujours ignoré de ses activités, en dehors des spectacles de rue. Il avait pensé à un trafic quelconque, ou un chantage élaboré, ou une escroquerie. Mais maintenant il n’était plus sûr de rien…
Le Bateleur n’en pouvait plus. Devant lui, les cartes étalées montraient la menace, mais sans préciser sa forme ni sa destination. Une seule chose était sûre : quelqu’un allait mourir. Il frotta ses yeux cernés, battit à nouveau le paquet, se prépara à distribuer encore une fois mais se ravisa et le rangea dans son étui de cuir. Ces tarots étaient étaient un cadeau d’un vieil ami, d’un homme qui - sans avoir été son mentor - lui avait beaucoup appris.
Étirant ses membres fatigués, le Bateleur se leva et rangea le paquet de cartes dans une des étagères encombrées qui tapissaient les murs de son repaire. Il passa la main dans ses longs cheveux pour les remettre en ordre, les ramena en queue-de-cheval puis il souleva la trappe au sol et se glissa dans les combles de ce petit théâtre du Marais qui était son seul domicile depuis des années déjà.
Il se glissa en silence entre deux poulies, évita au passage un machiniste qui sentit un courant d’air et se retourna, mais trop tard : le Bateleur s’était déjà coulé dans l’ombre et la légende du fantôme hantant les lieux s’était enrichie d’un épisode supplémentaire.
La nuit était tombée. Le Fauconnier se détourna de l’ouverture et se cala plus confortablement dans son fauteuil d’osier. L’oiseau n’était pas revenu et il se sentait seul, plus vieux et plus seul que jamais. Des pas dans le couloir l’alertèrent. Péniblement, il se leva pour aller jeter un œil par le judas et vit qui était son visiteur. Il ouvrit la porte et laissa entrer son ancien élève avant d’aller se rasseoir.
- Eh bien, jongleur… Quel vent t’amène ?
Le Bateleur ne répondit que par un sourire triste. Il cherchait l’oiseau des yeux. Le Fauconnier balaya l’air de la main d’un geste qui se voulait désinvolte.
- Non, il n’est pas là ce soir. Mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter, je pense.
- Eh bien moi je pense que si, oiseleur… Tes cartes m’ont averti que quelque chose de tragique se prépare.
- Ne te fie pas trop à ces rectangles de carton, mon ami. Leurs oracles sont vagues et trompeurs. Aide plutôt un vieil homme à se mettre au lit.
Le Bateleur l’aida à se lever et à retirer sa vieille robe de chambre. Il accrocha le vêtement à une patère et borda le vieillard.
- J’aurais dû prendre une aide ménagère… J’y ai droit, parait-il.
- Eh bien fais-le !
Le vieil homme esquissa un sourire.
- Dans ce taudis ? Elle voudrait y mettre bon ordre et je ne serais plus chez moi.
Ce fut au tour du Bateleur de sourire. Il rajouta un oreiller pour que l’oiseleur puisse se tenir assis dans le lit.
- J’essaierai de te trouver quelqu’un qui fasse l’affaire. Il suffit de se mettre d’accord dès le départ et ça se passera bien. Tu veux un livre ?
- Passe-moi le Rubayat, s’il te plaît.
Le Bateleur lui tendit le recueil du poète persan.
- Ça a toujours été ton bouquin préféré, fit-il. Je t’ai toujours connu avec cette vieille édition à portée de la main.
- Khayam avait tout compris à la vie. Il était comme nous, dans le fond : il savait des choses, même s’il n’y croyait pas.
- Un peu dépressif, peut-être…
Le Fauconnier prit un air outré.
- Tu le reliras à l’occasion, jeune impudent ! Tu n’y as rien compris, toi !
- J’y repenserai la prochaine fois qu’on me paiera à boire.
Sur cette promesse, le Bateleur laissa le vieillard à sa lecture et ressortit. L’escalier de l’immeuble sentait l’humidité, et les marches grinçaient sous ses pas, malgré ses efforts pour être silencieux. Puis il émergea dans la rue, à deux pas de la Bastille et remonta tranquillement vers Beaubourg par la rue Saint Antoine encore très vivante à cette heure.
C’est rue de Rivoli qu’il croisa Kevin. Celui-ci lui jeta un regard noir, hésita, puis s’approcha.
- Ta copine fliquette veut te voir.
- Je lui manque tant que ça, qu’elle t’envoie comme entremetteuse ?
- Je dirais plutôt qu’elle a des emmerdes. Et puis est-ce que quelqu’un de normal pourrait avoir envie de voir ta gueule pour le plaisir, franchement ?
- Tu m’en veux encore, c’est ça ?
Kevin haussa les épaules et tourna les talons pour s’engager dans une ruelle. Le Bateleur le regarda s’éloigner et décida de pousser jusqu’à la préfecture de police toute proche.
Le planton le regarda de travers, reconnaissant en lui un des marginaux du quartier.
- Le capitaine Pascalini, s’il vous plaît…
Le planton décrocha son téléphone et composa un numéro de poste. Deux minutes plus tard, le Bateleur s’asseyait dans un des sièges du cagibi qui servait de bureau à Claire. Celle-ci le dévisagea.
- Tu as l’air fatigué.
- Pas beaucoup dormi, ces derniers temps.
- Parce que tu dors, parfois ? J’ignorais ce détail.
Le Bateleur ne releva pas le sarcasme. Il rajusta son blouson de cuir râpé et regarda son amie dans les yeux.
- Tu me cherchais ?
- Oui. On m’a refilé une affaire qui me semble dans tes cordes. Il y a un industriel, Gérard Champenet. Tu en as entendu parler ?
- Non.
Après avoir extrait un dossier d’un tiroir, Claire en sortit une photo. Le Bateleur y jeta un œil. Champenet avait un cou de taureau et un large menton. Un visage de conquérant qui ne se pose jamais de questions.
- Jamais vu.
Claire rangea la photo, alluma une cigarette et examina son interlocuteur de la tête aux pieds. Puis elle prit une inspiration et commença son explication.
- Cet homme a fait fortune dans l’informatique. C’est un requin qui a mangé pas mal de gens moins bien armés que lui. Il n’a pas que des amis, si l’on peut dire.
- J’ai un copain qui s’occupe d’ordinateurs. Tu lui demanderas de te rancarder, même si je doute qu’il accepte de te filer un coup de main.
- Ce n’est pas d’ordinateurs qu’il s’agit, reprit Claire en fronçant le nez. Il a retrouvé un oiseau mort sur son bureau ce matin, et pense à une menace.
- La Mafia ?
- J’ai plutôt cherché vers un genre de vaudou. C’est toi le spécialiste.
Le Bateleur haussa les épaules.
- Il faudrait que je voie l’oiseau, comment il a été dépecé, tout ça. Je pourrais peut-être te dire s’il s’agit d’un rituel quelconque.
- Le faucon n’a pas été dépecé. Il était juste mort.
- Un faucon ?
Le Bateleur s’était levé d’un bond. Claire le regarda en haussant le sourcil.
- Un faucon ! Quel imbécile j’ai été !
Avant que Claire n’ait pu le retenir, il était déjà sorti du bureau.
- C’est ton fils, hein ? Ce fils dont tu m’avais avoué l’existence, mais dont tu n’aimais pas parler !
Le bateleur était entré sans frapper. Le vieil homme était à la place où il l’avait laissé, le livre ouvert sur les genoux.
- Et ne fais pas semblant de dormir ! Tu voulais passer le relais, hein ? Et il a refusé de le comprendre !
Pas de réaction. Le vieil homme était inerte. Le Bateleur s’approcha et lui toucha la main.
Elle était glaciale.
- Oracles vagues et trompeurs… Tu savais pertinemment que c’était la fin, vieux brigand… Et ton fils n’a pas voulu de ton héritage. Quel idiot j’ai été…
Il sortit le vieil homme de son lit, l’habilla et le prit sur son dos. Il était prêt à partir quand il se ravisa. Il revint vers le lit et glissa dans sa poche le petit exemplaire du Rubayat, son héritage à lui. Puis il descendit jusqu’à la Seine.
- L’eau est froide ce soir, vieil ami. Mais elle te réchauffera.
Tout en prononçant des paroles rituelles, il posa le cadavre sur l’eau, dans la position des gisants. Le corps ne coula pas. Le courant commençait à l’emporter, et le Bateleur le suivit du bord du quai, en continuant de murmurer une incantation.
Et le corps prit feu, illuminant les façades de part et d’autre du fleuve.
Le Bateleur s’arrêta de marcher et baissa la tête puis, voyant que des gens attirés par la lumière commençaient à l’observer entre leurs volets, il se glissa dans une ruelle et rentra chez lui, la tête toujours basse pendant que le Fauconnier descendait le fleuve, commençant son voyage vers l’éternité. Dans le théâtre, on jouait un vaudeville auquel le Bateleur ne prêta pas d’attention.
De retour dans son repaire des combles, il tira de nouveau les cartes. La menace était derrière, à présent, déjà enfouie dans le passé. Paris avait perdu son Fauconnier, et cette fois-ci c’était définitif. La suite ne serait pas assurée.
Claire s’était assise sur le bord de la fontaine animée et fumait cigarette sur cigarette. La journée n’était pas encore bien avancée, et les touristes étaient peu nombreux. Seuls les travaux du centre culturel apportaient un peu d’animation. Ça manquait d’un bon jongleur.
Il arrivait, justement, le sac à l’épaule. Il avait l’air malheureux.
Elle se porta à sa rencontre.
- Ça n’a vraiment pas l’air d’aller.
Le Bateleur haussa les épaules.
- Ton Champenet est un imbécile, Claire. Il n’a pas à s’inquiéter à propos du faucon, je t’assure.
Le femme policier le regarda sans comprendre.
- Tu veux bien arrêter de jouer le mystère ?
- Il n’y a pas de mystère. Ce faucon n’était pas une menace mais un message. Si Champenet avait été digne de le recevoir, l’oiseau serait arrivé vivant sur son bureau. Maintenant il est trop tard.
Le Bateleur sortit ses quilles et commença à les envoyer en l’air. Claire le regarda jongler un instant, puis regagna son bureau sans savoir comment classer l’affaire.
Dessin de Laurent Kircher
La
dernière vie du Fauconnier
Nerveusement, Claire Pascalini alluma une nouvelle cigarette. C’était à cause de la foule. Elle l’avait raté à cause de la foule. Ou du moins elle l’espérait : il y avait trop de monde sur le parvis de Beaubourg et il n’était pas facile d’y retrouver quelqu’un, même quelqu’un de haute taille.
Elle était prête à renoncer quand elle bouscula un des jongleurs qui hantaient habituellement les lieux.
- Oh… Vous êtes Kevin, c’est ça ?
L’autre la détailla. Il était plus grand qu’elle d’une tête et n’avait pas l’air très content de la voir.
- Et vous vous êtes la femme flic, la copine de l’autre dingue.
Claire haussa le sourcil.
- L’autre dingue ? Je croyais qu’il était votre ami !
- Il me fout la trouille en ce moment, répondit-il avec une grimace. Il n’a pas l’air, comme ça, mais il est complètement jeté.
- Et où est-il, en ce moment ?
Kevin haussa les épaules.
- Comment savoir ? Je ne l’ai pas vu depuis trois jours. Difficile de savoir ce qu’il bouine, pas vrai ?
- Euh, oui, bien sûr…
La foule se fit plus pressante. Se sentant poussée loin du jongleur, Claire lui tendit une carte avec ses coordonnées.
- Appelez-moi dès que vous avez des nouvelles, c’est très important !
Impossible de savoir s’il l’avait entendue : la foule les avait séparés.
Kevin restait troublé. Il ressentait une défiance instinctive envers cette petite brunette et tout ce qu’elle représentait. Mais d’un autre côté, que le bateleur la tolère et la respecte donnait à réfléchir. Kevin n’avait connu qu’une seule autre femme dans la vie de son ami, et l’histoire s’était mal terminée. Perdu dans ses souvenirs, il contourna l’infecte fontaine animée qui fascinait tant les touristes et alla s’asseoir au pied de l’église Saint Merri.
De l’endroit où il se trouvait, il avait une vue imprenable sur le flanc du centre culturel avec ses tubulures et ses affichages géants. Des camions étaient stationnés tout autour. Si le Bateleur était venu jongler aujourd’hui, il n’aurait même pas pu accéder à son poste habituel à l’angle du bâtiment.
Comment deviner où il était, celui-là ? Pour ce que Kevin en savait, son compagnon ne quittait jamais la capitale. Il était donc quelque part derrière une des façades, ou bien sous un des trottoirs, à chercher Dieu sait quoi dans les catacombes. Le personnage l’effrayait depuis toujours, et plus encore depuis qu’il avait montré sa capacité à le manipuler. Kevin avait toujours ignoré de ses activités, en dehors des spectacles de rue. Il avait pensé à un trafic quelconque, ou un chantage élaboré, ou une escroquerie. Mais maintenant il n’était plus sûr de rien…
Le Bateleur n’en pouvait plus. Devant lui, les cartes étalées montraient la menace, mais sans préciser sa forme ni sa destination. Une seule chose était sûre : quelqu’un allait mourir. Il frotta ses yeux cernés, battit à nouveau le paquet, se prépara à distribuer encore une fois mais se ravisa et le rangea dans son étui de cuir. Ces tarots étaient étaient un cadeau d’un vieil ami, d’un homme qui - sans avoir été son mentor - lui avait beaucoup appris.
Étirant ses membres fatigués, le Bateleur se leva et rangea le paquet de cartes dans une des étagères encombrées qui tapissaient les murs de son repaire. Il passa la main dans ses longs cheveux pour les remettre en ordre, les ramena en queue-de-cheval puis il souleva la trappe au sol et se glissa dans les combles de ce petit théâtre du Marais qui était son seul domicile depuis des années déjà.
Il se glissa en silence entre deux poulies, évita au passage un machiniste qui sentit un courant d’air et se retourna, mais trop tard : le Bateleur s’était déjà coulé dans l’ombre et la légende du fantôme hantant les lieux s’était enrichie d’un épisode supplémentaire.
La nuit était tombée. Le Fauconnier se détourna de l’ouverture et se cala plus confortablement dans son fauteuil d’osier. L’oiseau n’était pas revenu et il se sentait seul, plus vieux et plus seul que jamais. Des pas dans le couloir l’alertèrent. Péniblement, il se leva pour aller jeter un œil par le judas et vit qui était son visiteur. Il ouvrit la porte et laissa entrer son ancien élève avant d’aller se rasseoir.
- Eh bien, jongleur… Quel vent t’amène ?
Le Bateleur ne répondit que par un sourire triste. Il cherchait l’oiseau des yeux. Le Fauconnier balaya l’air de la main d’un geste qui se voulait désinvolte.
- Non, il n’est pas là ce soir. Mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter, je pense.
- Eh bien moi je pense que si, oiseleur… Tes cartes m’ont averti que quelque chose de tragique se prépare.
- Ne te fie pas trop à ces rectangles de carton, mon ami. Leurs oracles sont vagues et trompeurs. Aide plutôt un vieil homme à se mettre au lit.
Le Bateleur l’aida à se lever et à retirer sa vieille robe de chambre. Il accrocha le vêtement à une patère et borda le vieillard.
- J’aurais dû prendre une aide ménagère… J’y ai droit, parait-il.
- Eh bien fais-le !
Le vieil homme esquissa un sourire.
- Dans ce taudis ? Elle voudrait y mettre bon ordre et je ne serais plus chez moi.
Ce fut au tour du Bateleur de sourire. Il rajouta un oreiller pour que l’oiseleur puisse se tenir assis dans le lit.
- J’essaierai de te trouver quelqu’un qui fasse l’affaire. Il suffit de se mettre d’accord dès le départ et ça se passera bien. Tu veux un livre ?
- Passe-moi le Rubayat, s’il te plaît.
Le Bateleur lui tendit le recueil du poète persan.
- Ça a toujours été ton bouquin préféré, fit-il. Je t’ai toujours connu avec cette vieille édition à portée de la main.
- Khayam avait tout compris à la vie. Il était comme nous, dans le fond : il savait des choses, même s’il n’y croyait pas.
- Un peu dépressif, peut-être…
Le Fauconnier prit un air outré.
- Tu le reliras à l’occasion, jeune impudent ! Tu n’y as rien compris, toi !
- J’y repenserai la prochaine fois qu’on me paiera à boire.
Sur cette promesse, le Bateleur laissa le vieillard à sa lecture et ressortit. L’escalier de l’immeuble sentait l’humidité, et les marches grinçaient sous ses pas, malgré ses efforts pour être silencieux. Puis il émergea dans la rue, à deux pas de la Bastille et remonta tranquillement vers Beaubourg par la rue Saint Antoine encore très vivante à cette heure.
C’est rue de Rivoli qu’il croisa Kevin. Celui-ci lui jeta un regard noir, hésita, puis s’approcha.
- Ta copine fliquette veut te voir.
- Je lui manque tant que ça, qu’elle t’envoie comme entremetteuse ?
- Je dirais plutôt qu’elle a des emmerdes. Et puis est-ce que quelqu’un de normal pourrait avoir envie de voir ta gueule pour le plaisir, franchement ?
- Tu m’en veux encore, c’est ça ?
Kevin haussa les épaules et tourna les talons pour s’engager dans une ruelle. Le Bateleur le regarda s’éloigner et décida de pousser jusqu’à la préfecture de police toute proche.
Le planton le regarda de travers, reconnaissant en lui un des marginaux du quartier.
- Le capitaine Pascalini, s’il vous plaît…
Le planton décrocha son téléphone et composa un numéro de poste. Deux minutes plus tard, le Bateleur s’asseyait dans un des sièges du cagibi qui servait de bureau à Claire. Celle-ci le dévisagea.
- Tu as l’air fatigué.
- Pas beaucoup dormi, ces derniers temps.
- Parce que tu dors, parfois ? J’ignorais ce détail.
Le Bateleur ne releva pas le sarcasme. Il rajusta son blouson de cuir râpé et regarda son amie dans les yeux.
- Tu me cherchais ?
- Oui. On m’a refilé une affaire qui me semble dans tes cordes. Il y a un industriel, Gérard Champenet. Tu en as entendu parler ?
- Non.
Après avoir extrait un dossier d’un tiroir, Claire en sortit une photo. Le Bateleur y jeta un œil. Champenet avait un cou de taureau et un large menton. Un visage de conquérant qui ne se pose jamais de questions.
- Jamais vu.
Claire rangea la photo, alluma une cigarette et examina son interlocuteur de la tête aux pieds. Puis elle prit une inspiration et commença son explication.
- Cet homme a fait fortune dans l’informatique. C’est un requin qui a mangé pas mal de gens moins bien armés que lui. Il n’a pas que des amis, si l’on peut dire.
- J’ai un copain qui s’occupe d’ordinateurs. Tu lui demanderas de te rancarder, même si je doute qu’il accepte de te filer un coup de main.
- Ce n’est pas d’ordinateurs qu’il s’agit, reprit Claire en fronçant le nez. Il a retrouvé un oiseau mort sur son bureau ce matin, et pense à une menace.
- La Mafia ?
- J’ai plutôt cherché vers un genre de vaudou. C’est toi le spécialiste.
Le Bateleur haussa les épaules.
- Il faudrait que je voie l’oiseau, comment il a été dépecé, tout ça. Je pourrais peut-être te dire s’il s’agit d’un rituel quelconque.
- Le faucon n’a pas été dépecé. Il était juste mort.
- Un faucon ?
Le Bateleur s’était levé d’un bond. Claire le regarda en haussant le sourcil.
- Un faucon ! Quel imbécile j’ai été !
Avant que Claire n’ait pu le retenir, il était déjà sorti du bureau.
- C’est ton fils, hein ? Ce fils dont tu m’avais avoué l’existence, mais dont tu n’aimais pas parler !
Le bateleur était entré sans frapper. Le vieil homme était à la place où il l’avait laissé, le livre ouvert sur les genoux.
- Et ne fais pas semblant de dormir ! Tu voulais passer le relais, hein ? Et il a refusé de le comprendre !
Pas de réaction. Le vieil homme était inerte. Le Bateleur s’approcha et lui toucha la main.
Elle était glaciale.
- Oracles vagues et trompeurs… Tu savais pertinemment que c’était la fin, vieux brigand… Et ton fils n’a pas voulu de ton héritage. Quel idiot j’ai été…
Il sortit le vieil homme de son lit, l’habilla et le prit sur son dos. Il était prêt à partir quand il se ravisa. Il revint vers le lit et glissa dans sa poche le petit exemplaire du Rubayat, son héritage à lui. Puis il descendit jusqu’à la Seine.
- L’eau est froide ce soir, vieil ami. Mais elle te réchauffera.
Tout en prononçant des paroles rituelles, il posa le cadavre sur l’eau, dans la position des gisants. Le corps ne coula pas. Le courant commençait à l’emporter, et le Bateleur le suivit du bord du quai, en continuant de murmurer une incantation.
Et le corps prit feu, illuminant les façades de part et d’autre du fleuve.
Le Bateleur s’arrêta de marcher et baissa la tête puis, voyant que des gens attirés par la lumière commençaient à l’observer entre leurs volets, il se glissa dans une ruelle et rentra chez lui, la tête toujours basse pendant que le Fauconnier descendait le fleuve, commençant son voyage vers l’éternité. Dans le théâtre, on jouait un vaudeville auquel le Bateleur ne prêta pas d’attention.
De retour dans son repaire des combles, il tira de nouveau les cartes. La menace était derrière, à présent, déjà enfouie dans le passé. Paris avait perdu son Fauconnier, et cette fois-ci c’était définitif. La suite ne serait pas assurée.
Claire s’était assise sur le bord de la fontaine animée et fumait cigarette sur cigarette. La journée n’était pas encore bien avancée, et les touristes étaient peu nombreux. Seuls les travaux du centre culturel apportaient un peu d’animation. Ça manquait d’un bon jongleur.
Il arrivait, justement, le sac à l’épaule. Il avait l’air malheureux.
Elle se porta à sa rencontre.
- Ça n’a vraiment pas l’air d’aller.
Le Bateleur haussa les épaules.
- Ton Champenet est un imbécile, Claire. Il n’a pas à s’inquiéter à propos du faucon, je t’assure.
Le femme policier le regarda sans comprendre.
- Tu veux bien arrêter de jouer le mystère ?
- Il n’y a pas de mystère. Ce faucon n’était pas une menace mais un message. Si Champenet avait été digne de le recevoir, l’oiseau serait arrivé vivant sur son bureau. Maintenant il est trop tard.
Le Bateleur sortit ses quilles et commença à les envoyer en l’air. Claire le regarda jongler un instant, puis regagna son bureau sans savoir comment classer l’affaire.
Commentaires
Pourtant, je ne me sens pas beaucoup plus gai ni plus optimiste après cette lecture... reviendra-t-il un jour, le temps des bateaux-carnavals?
je dois avoir encore deux textes de la saga du Bateleur, plus un début, inachevé, et un récit concernant le Baron. J'ai jamais terminé tout ça, mais j'avais mis en place toute une mythologie que je voulais dévoiler par petites touches.
Bref.
Quant aux Bateaux-Carnavals, ça viendra vite, avec la sortie des Canaux du Mitan, vers… Hum… quand les librairies rouvriront, j'imagine.