Comme superpouvoir.com est toujours en panne, j'ai décidé de reposter ici, histoire de, ma petite étude sur le cycle du monde du rêve de HP Lovecraft, et les rapports qu'il entretient avec l'autre cycle de cet auteur, celui dit du Mythe de Cthulhu.
L'horreur qui vient des rêves
- un cycle des rêves, se déroulant dans un monde onirique et tournant souvent autour d'un personnage nommé Randolph Carter
- le Mythe de Cthulhu, que Lovecraft qualifiait de "yog-sothoterie", qui est la partie de son œuvre généralement la plus connue
- et un groupe plus flou de récits d'horreur, parfois appelé cycle d'Arkham par son auteur.
Mais, comme toute classification, si elle est commode, et repose sur des distinctions relativement évidentes, ses catégories s'interpénètrent souvent et, à l'analyse, s'avèrent un peu artificielles : le cycle d'Arkham n'est généralement défini que de façon négative, par l'absence de références claires au Mythe.
De toute façon, tout est de sa faute
Sur quoi reposent ces distinctions, d'ailleurs ?
Si un certain nombre des nouvelles écrites par Lovecraft jusqu'au début des
années 1920 ne présentent que pas ou peu de liens avec son œuvre ultérieure (en
dehors de leur caractère horrifique), la période suivante présente une forte
cohérence dans son univers. L'horreur y est moins présente que dans le reste de
la production lovecraftienne, et c'est pourquoi ce cycle onirique est
généralement considéré comme un cycle de Fantasy,
une entité relativement distincte, malgré des passerelles avec le Mythe.
Yog Sothoth, le roi des soirées mousse
De fait, il présente bien des aspects associés à la Fantasy. Il est situé pour partie dans
un passé très lointain (des textes comme les
Chats d'Ulthar ou la Malédiction de
Sarnath sont présentés comme des légendes qu'on se colporte et chuchote
depuis des temps immémoriaux), et le monde qui y est décrit a une géographie
précise, des villes, fleuves et coutumes se retrouvant d'un texte à l'autre.
Si le personnage central du cycle, Randolph Carter, est
contemporain (ou tout au moins contemporain de Lovecraft lui-même), il est intégré
à ce petit monde, en tant que rêveur de haut niveau. Car ces contrées du rêve
sont un monde persistant, né des rêves des hommes d'un passé immémorial,
poursuivis par les rêveurs suivants, dont certains ont abandonné toute attache
avec le monde dit "réel". Protagoniste de la Quête de Kadath, seul roman du cycle, Carter est une projection de
son auteur, et nombre d'éléments de la Quête sont en forme d'exorcisme : les
Maigres Bêtes de la Nuit avaient visité les rêves de Lovecraft une bonne partie
de son enfance, le terrorisant à tout coup, et dans le roman il s'en fait des
alliées. Carter s'accoquine aussi avec les goules, vues à la même époque sous
un jour bien plus inquiétant dans le classique Modèle de Pickman, qui se déroule dans le monde "réel".
L'employé modèle de Pickman
Le sinistre Nyarlathotep lui-même semble beaucoup plus
accessible que dans le cycle du Mythe. S'il tend un piège à Carter, cela reste
dans les règles de l'art, c'est à dire dans les règles du conte. Le danger,
s'il est clair et présent, ne s'accompagne pas de la terreur sourde qui est
ailleurs la marque de Lovecraft. Si Carter se déplace très souvent en volant,
la Quête est placée sous le signe de
la légèreté aussi du point de vue de l'horreur. Il est d'ailleurs significatif
que l'histoire se termine bien. L'horreur n'est pas forcément très loin, mais
elle n'est pas le sujet central. Le monde des rêves décrit par Lovecraft n'est
pas exactement un monde de cauchemar. Et pourtant, le cauchemar n'est pas loin.
Car si Nyarlathotep et consorts sont presque sympathiques quand ils traînent
vers Kadath ou Ulthar, s'ils ont l'air de faire partie intégrante de ce petit
univers dont ils ont pris un contrôle partiel, évinçant les "dieux de la
Terre", les vrais problèmes commencent dès lors qu'ils en sortent.
Faut dire qu'il n'inspire pas trop confiance, le Nyarlathotep
L'envers du cauchemar
Souvent, chez Lovecraft, l'horreur apparaît au cours du
sommeil avant d'investir le monde réel. Et s'il y avait quelque chose là-dedans
?
On l'a vu dans la
Quête de Kadath, les goules font régulièrement l'aller-retour entre le
monde onirique et nos cimetières. Dès lors, on peut s'interroger sur leur degré
de réalité, sur la forme de réel à laquelle elles appartiennent. Pickman
lui-même, le peintre apparaissant dans une autre nouvelle, est goulifié dans la
Quête, suite à ses contacts répétés avec des goules à l'état de veille. Le
commerce avec des entités aussi immondes n'aurait-il pas teinté ses propres
rêves ?
Et si les narrateurs des histoires impliquant des contacts
avec l'indicible semblent souvent en transe, livrant un récit aux contours
fuyants, est-ce tout à fait innocent ? Les descriptions des choses elles-mêmes
semblent frappées au coin d'une dissolution de la réalité. Leur matérialité est
souvent sujette à caution. Parfois, elles ne sont qu'une présence
indéfinissable, perçue du coin de l'œil parfois, mais plus généralement tapie,
rodant autour du malheureux qui y est exposé, telle une métaphore de la folie,
celle-la même que Lovecraft craignait par dessus tout (ses deux parents ont
fini à l'asile, et il craignait de sombrer à son tour). Rêve et folie, rêve et
fuite du réel, les motifs s'entremêlent au fil des textes. Et tous se passe
comme si Lovecraft préférait le monde du rêve, un monde où le passé n'est
jamais totalement révolu, où le passé reste justement réel.
Charles Dexter Ward, le double de l'auteur et son double à lui (je me comprends)
De fait, les éléments autobiographiques abondent, dans son
œuvre. Le jeune Charles Dexter Ward hante les cimetières et les vieilles
bâtisses, cherchant le contact avec un passé révolu, tout comme HPL lui-même
dans sa jeunesse. Madame Ward est internée quand ses nerfs lâchent, pour ne
plus ressortir de la clinique. Comme la mère de HPL. Les villes de Salem,
Providence ou Marblehead, réelles, se retrouvent dans les textes, aux côtés
d'Arkham, Kingsport ou Innsmouth, qui en sont des reflets. Le réel de Lovecraft
contamine son monde de papier.
Plus dure est la descente
Par ailleurs, un certain nombre de nouvelles et de concepts
lui sont apparus en rêve avant d'être couchés sur le papier. Le Nécronomicon,
les Bêtes de la Nuit et des histoires entières, comme le Témoignage de Randolph Carter. Cette façon qu'ont les rêves de
ses personnages de transpirer dans leur réel est symétrique de l'utilisation
d'éléments de sa vie. Où donc s'arrêtent , dans son œuvre, les éléments réels
pour commencer les éléments oniriques, et les éléments d'invention pure ? Le
mode de création de Lovecraft est-il la clé de compréhension de ce qu'il créée
? L'œuvre reflète-t-elle dans sa construction même la réalité qui lui a donné
naissance ?
Cette substance hybride, faite de rêve et de réel, évoque la
substance à demi matérielle seulement dont sont censées être composées
certaines des créatures du Mythe, comme Cthulhu ou les Fungi de Yuggoth.
Or, donc, si les Grands Anciens du mythe lovecraftien
hantent les Contrées du Rêve, ils y sont présentés comme les "Autres
Dieux", ayant franchi des gouffres d'espace et de temps en provenance
d'autres étoiles, et plus précisément des rêves d'habitants d'autres mondes.
Leur présence est d'ailleurs nettement moins inquiétante dans les rêves, ils y
présentent une certaine familiarité, un côté paradoxalement moins étrange,
hormis en ce qui concerne Azathoth, incarnation de la folie irréparable qui
guette tout rêveur s'aventurant trop loin.
Azathoth (interprétation d'artiste, vue de loin)
Quand on les rencontre dans le monde réel, au contraire, ils
ont un côté franchement intrusif, déstabilisant, et fondamentalement
malveillant. Ils sont des créatures étrangères n'ayant pas leur place dans
notre monde. Dans le cycle du Mythe de
Cthulhu (terme impropre, Cthulhu n'en étant qu'un aspect annexe, mais le
temps a fini par l'imposer), ces Grands Anciens sont un élément horrifique qui
conduit invariablement ceux qui le rencontrent à la mort ou à la folie. Mais le
cycle du Mythe a été écrit après le cycle des rêves. La première apparition de
ces entités est une apparition onirique, dans les rêves, et plus précisément
dans les rêves de Randolph Carter, quoi qu'ils soient peut-être arrivés avant,
mais les rêves ont une étrange tendance à réécrire leur propre passé, à faire
apparaître la nouveauté comme si elle était immémoriale.
Et d'ailleurs, les entités commencent parfois par apparaître
dans les rêves des hommes avant de se manifester à l'état de veille. C'est
particulièrement clair dans l'Appel de
Cthulhu, dont l'élément déclencheur est le bas-relief d'argile modelé par
Wilcox dans une transe cauchemardesque.
L'enquête qui suit montre une influence antérieure de
Cthulthu sur les hommes, ayant amené la création de cultes bestiaux. L'agent de
cette influence est d'ailleurs lié aux rêves de Cthulhu lui-même, censé
sommeiller dans la cité engloutie de R'lyeh en attendant sa libération, et
surtout rêver (fhtagn). Mais qui influence qui ? R'lyeh ne ressurgit qu'au
moment où les cauchemars atteignent un pic mondial. Mais qui, de Cthulhu ou des
cauchemars le concernant, créé l'autre ?
Suivez le guide
L'invasion divine
On l'a vu dans le cycle onirique : pour Lovecraft, les rêves
ont le même degré de réalité que le "réel", et c'est une notion qu'il
partage (peut-être à son corps défendant) avec entre autres les aborigènes
d'Australie. Le temps du rêve australien présente d'ailleurs une particularité
intéressante : plus qu'un réel alternatif, il est la source du réel, le lieu où
s'élabore la réalité de tous les jours. Toute idée, avant d'être mise en œuvre
dans l'outback australien, se manifeste d'abord dans ce royaume de l'esprit,
accessible à tous, mais dont la maitrise demande une initiation. Tout mythe,
même le plus ancien, s'y perpétue sans y souffrir de l'outrage des ans, pour
peu que le peuple le renouvelle périodiquement en le chantant à l'occasion des
fêtes cycliques, car sans réitération, la mémoire des hommes s'efface, et le
rêve lui-même se dilue.
Le réel, le chant et le rêve constituent dans cette culture
un système fortement lié, avec ses rétroactions, dont le chant est l'interface
la plus puissante.
Difficile de ne pas rapprocher ces chants, clé de
l'interférence entre rêve et réel, de ces mélopées, invocations et autres
scansions hypnotiques qui abondent dans les nouvelles et romans de Lovecraft.
Le sorcier Joseph Curwen passe des décennies à perfectionner l'invocation qui permet
d'entrer en contact avec "ceux de l'extérieur", et ces chants, une
fois transmis à son descendant Charles Dexter Ward, permettent de poursuivre
ses travaux, de manifester à nouveau ces pouvoirs impies. Est-il innocent,
d'ailleurs, que le médecin de famille des Ward soit un excellent ami de
Randolph Carter et que, dans le laboratoire de Curwen, il reconnaisse des
symboles vus en rêve et décrits par Carter ? Et est-il innocent que les
"transformations" subies par le jeune Ward soient, aux yeux des non initiés,
indissociables de la folie ? Et que penser des créatures contrefaites
conservées dans les oubliettes de Curwen ? Ne ressemblent-elles pas aux goules
que Carter rencontre sur la route de Kadath ?
Que penser par ailleurs d'Erich Zann, qui se sert d'une
musique instrumentale pour refermer la porte, ou tout au moins pour repousser
ce qui est tapi derrière ? Et cette porte, notons-le, semble très difficile à
retrouver de jour, à l'état de veille…
De fait, qu'est-ce que raconte, essentiellement, le Mythe de Cthulhu ? Tout simplement la
façon dont le mur protégeant notre réalité quotidienne se lézarde peu à peu,
laissant transparaître des horreurs indicibles capables de faire vaciller
l'esprit. Les créatures sont souvent constituées d'une matière échappant aux
lois de la réalité ordinaire, d'une semi substance parfois translucide,
éthérée, autre. On n'ose dire onirique. Les rêves sont leur porte d'entrée dans
le monde rationnel (ou qui se veut tel) des hommes. C'est la remonté de
l'inconscient, l'irruption du chaos intime, celui qui rampe en chacun de nous.
Si, pour Lacan, l'inconscient est un langage, alors ce
langage s'écrit avec des phrases comme "Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu
R'lyeh wgah'nagl fhtagn." David Lynch prétend être en prise directe
sur son inconscient, mais Lovecraft explore lui aussi le processus. Que ses
créatures proviennent des "rêves des habitants d'autres étoiles", ou
que ces habitants soient eux-mêmes des manifestations gigognes de l'inconscient
de Randolph Carter (qui est, tout comme Charles Dexter Ward, une représentation
de Lovecraft lui-même) et de ses prédécesseurs en rêve de haut niveau, quelle
importance, après tout ?
Les tentacules de la mer
Inconscient
de l'homme ou inconscient de créatures autres, mais matérielles et agitées de
passions et de besoins humains, comme ces Anciens retrouvés en Antarctique par
l'expédition Dyer/Peabodie, et avec lesquelles le narrateur finit par trouver
une forme d'empathie, dans lesquelles il finit par se reconnaître. Ce sont les
forces souterraines de l'esprit qui remontent au grand jour, une transpiration
de l'inconscient vers le réel, une modification du réel par l'indicible et donc
le non-dit.
Belle
métaphore freudienne, non ?
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