Accéder au contenu principal

Dettes

Hop, encore un vieux texte, pour ceux qui n'auraient plus rien à lire. Je tentais des jeux de variations, à l'époque, ici… non, je vous dis rien pour pas spoiler. Rétrospectivement, je trouve tout ça bien maladroit dans sa volonté d'être malin, mais bon, fallait bien commencer quelque part.

Résultat de recherche d'images pour "vieux marché gravure"





Dettes

Il faisait froid. Très froid. Et en cette saison c’en était presque inquiétant. Le vieux bouquiniste s’emmitoufla dans son manteau. Il n’y avait pas grand monde encore sur le marché, il était encore trop tôt.

- Va me chercher une crêpe au sucre, s’il te plaît.

Le jeune étudiant qui venait l’aider le vendredi prit dix francs dans le fond de caisse et partit lui chercher sa crêpe. C’était devenu presque rituel, le complément de petit déjeuner vers huit heures, avant que les mères de famille ne reviennent de l’école pour faire leurs courses. Le bouquiniste sortit un dernier carton d’illustrés et le disposa sur son étalage. Il y avait des amateurs pour ces vieilleries, des gens prêts à payer pour compléter leur collection de Blek ou de Strange. Tout comme il y en avait pour les Gérard de Villiers, les Harlequin ou les Stephen King. Plusieurs publics qui se retrouvaient ici, mais ne se mélangeaient que rarement.

Un type à lunettes s’approcha, prit deux poches érotiques à cinq francs, paya sans mot dire et s’en fut. Un régulier, celui-là, qui rentabilisait le stock de séries roses bon an mal an, toujours le premier client de la journée. Le bouquiniste avait calculé qu’il avait amassé au moins mille deux cents de ces ouvrages. Belle collection, se dit-il une fois de plus. Ça fait bien dans une bibliothèque. Mais il n’avait pas osé lui proposer une intégrale reliée de Restif de la Bretonne qui traînait dans sa réserve depuis des mois. Sans doute parce que, depuis toutes ces années, ils n’avaient pas échangé un mot.

L’étudiant revint avec la crêpe. Assis sur son pliant, le bouquiniste savoura cet instant de répit avant que ne commence réellement la journée.

Le dernier camion de livraison disparut à l’angle d’une rue. Les passants se pressaient en masse autour des étals, à présent, faisant la queue, qui pour des navets, qui pour une râpe à fromage, qui pour de la pointe de porc. Mais peu de gens s’avisaient de la présence de ce vieux bouquiniste derrière ses tréteaux, à part quelques habitués qui fouillaient les bacs à la recherche de l’improbable occasion rare.

Un homme s’approcha. Il était habillé de façon élégante et discrète, tirant doucement sur une Dunhill. Il se pencha sur les bacs, fouilla une minute avec affectation puis leva la tête et dévisagea le vieil homme.

- Oh, c’est vous !

Le vieux bouquiniste dévisagea l’homme puis, venue de loin, la lumière se fit dans son esprit.

- Eh oui, c’est moi…

- Ça faisait longtemps, murmura l’homme. C’est amusant de vous voir dans les bouquins, comme ça…

- Les vieilles habitudes ont la vie dure. Et puis il ne me reste qu’eux, à présent. A quoi cela sert-t-il de tout savoir de la scolastique, à notre époque ?

- Eh oui, parfois, connaître tout le savoir du monde n’est pas suffisant, docteur.

- Ce monde là est mort depuis si longtemps…

L’homme opina gravement du chef. Le silence s’instaura, par dessus les clameurs du marché, effaçant les cris des vendeurs de légumes. Les deux hommes se faisaient face, contemplant le vide, le regard perdu dans le passé.

- Enfin, vous avez raison… Tout cela est mort il y a bien longtemps. Que diriez-vous d’un demi, docteur ?

- Pourquoi pas ? Garde-moi le fond, petit.

Laissant l’étal à l’étudiant, ils se dirigèrent vers la brasserie qui occupait l’extrémité de la place. Dans un des recoins, le serveur vint leur apporter leurs consommations. Le vieux bouquiniste sirota sa bière à petite gorgées.

- Le temps a passé, lâcha l’homme. Rappelez-vous nos discussions, parfois comme aujourd’hui, autour d’une bière…

- Vous refaisiez le monde… Moi je voulais avant tout le connaître…

- Et vous l’avez connu. Comme personne avant vous.

- C’est fini, cela. Bien fini.

- Je vous ai laissé le temps de le comprendre, docteur.

- J’ai apprécié l’attention.

- Mais maintenant c’est effectivement fini. Vous êtes prêt ?

- Vous m’avez laissé tout le temps de l’être. De cela je vous remercie.



Un des serveurs vint avertir le jeune étudiant.

- Il était là, comme ça, tout seul devant sa bière… Et puis il s’est écroulé.

Laissant là les livres, l’étudiant se rua vers la brasserie. Un médecin du Samu était déjà là, accompagné de deux sapeurs pompiers.

- Quel âge avait-il ?

- Je ne sais pas. Non, vraiment je ne sais pas.

Les brancardiers emportèrent le corps. Au coin du marché, un homme élégant alluma une Dunhill, en tira quelques bouffées, regarda l’ambulance s’éloigner, puis partit à son tour.

Commentaires

Tororo a dit…
Vous êtes bien sévère avec vous-même. À la limite, deux ou trois phrases de trop, si on veut être pointilleux. Mais c'est une jolie variation sur le thème de Faust.
Alex Nikolavitch a dit…
disons que je ne ferais plus comme ça, désormais…

Posts les plus consultés de ce blog

Dans la vallée, oho, de l'IA

 J'en avais déjà parlé ici , le contenu généré par IA (ou pour mieux dire, par LLM) envahit tout. Je bloque à vue des dizaines de chaînes par semaine pour ne pas polluer mes recommandations, mais il en pope tous les jours, avec du contenu de très basse qualité, fabriqué à la chaîne pour causer histoire ou science ou cinéma avec des textes assez nuls et des images collées au petit bonheur la chance, pour lequel je ne veux pas utiliser de bande passante ni perdre mon temps.   Ça me permet de faire un tri, d'avoir des vidéos d'assez bonne qualité. J'y tiens, depuis des années c'est ce qui remplace la télé pour moi. Le problème, c'est que tout le monde ne voit pas le problème. Plein de gens consomment ça parce que ça leur suffit, visiblement. Je suis lancé dans cette réflexion en prenant un train de banlieue ce matin. Un vieux regardait une vidéo de ce genre sans écouteurs (ça aussi, ça m'agace) et du coup, comme il était à deux places de moi, j'ai pu en ...

Corps ben

 À intervalles réguliers, je me retrouve à bosser sur Corben. J'avais traduit les deux Monde mutant (avec un pincement au coeur : un endroit du même nom, mais au pluriel, était ma librairie de comics préférée, du temps de ma jeunesse folle), puis Murky World , un récit supplémentaire pour Esprit des morts , son recueil inspiré d'Edgar Poe (il avait raison d'aller piocher là-dedans, je l'ai toujours dit, c'est dans le vieux Poe qu'on fait la meilleure... mais je m'égare).   Beaucoup plus récemment, j'ai fait le tome 3 de Den, Les enfants du feu , dont l'édition collector vient de sortir de presses et l'édition courante sera en librairie à la rentrée. Un peu plus tard, il y aura Dimwood , son tout dernier récit, achevé peu de temps avant sa mort. Je recommande assez, c'est complètement chelou, Dimwood . Alors, Corben, vous allez me dire, c'est chelou. Et vous aurez raison. Il y a toujours chez lui un caractère grotesque, boursouflé, quand l...

L’image de Cthulhu

J'exhume à nouveau un vieil article, celui-ci était destiné au petit livret de bonus accompagnant le tirage de tête de Celui qui écrivait dans les ténèbres , mon album consacré à H.P. Lovecraft. Ça recoupe pas mal de trucs que j'ai pu dire dans d'autres articles, publiés dans des anthologies ou des revues, mais aussi lors de tables rondes en festival ou en colloque (encore cet hiver à Poitiers). J'ai pas l'impression que ce texte ait été retenu pour le livret et du coup je crois qu'il est resté inédit. Ou alors c'est que je l'avais prévu pour un autre support, mais dans ce cas, je ne me souviens plus duquel. Tant pis, ça date d'il y a sept ou huit ans...   L’œuvre d’H.P. Lovecraft a inspiré depuis longtemps des auteurs de bandes dessinées. D’ailleurs, l’existence de nombreuses passerelles entre l’univers des pulps (où a officié Lovecraft) et celui des comic books n’est plus à démontrer, ces derniers empruntant une large part de leurs thèmes aux revue...

En avant, marche !

Ça faisait longtemps, non, les homélies du dimanche ? Faut dire que j'ai enchaîné des gros trucs depuis septembre. Vous avez déjà vu un des résultats avec le bouquin sur Tolkien, mais d'autres choses vont arriver. Bref, je remettais le nez dans les vieux textes, parce que ça fait pas de mal, des fois, quand on est surmené et que j'écoute aussi les conférences du Collège de France sur l'exégèse biblique et tout ça. C'est le genre de trucs qui me requinquent quand je fais une pause. Et forcément, ça remet en route le ciboulot. Les rouages grincent au début, mais...  Vous vous rappelez peut-être de ma vieille réflexion sur  le Dieu qui "se promenait dans le jardin au souffle du jour" , il y a déjà... pfou, trop longtemps. un petit Edmund Dulac, parce que bon c'est toujours bien, Dulac   J'aime bien cette image de la Genèse, avec son petit côté presque bucolique et très incarné, les restes d'une vision moins abstraite et moins cosmique de Dieu, une...

Le slip en peau de bête

On sait bien qu’en vrai, le barbare de bande dessinées n’a jamais existé, que ceux qui sont entrés dans l’histoire à la fin de l’Antiquité Tardive étaient romanisés jusqu’aux oreilles, et que la notion de barbare, quoiqu’il en soit, n’a rien à voir avec la brutalité ou les fourrures, mais avec le fait de parler une langue étrangère. Pour les grecs, le barbare, c’est celui qui s’exprime par borborygmes.  Et chez eux, d’ailleurs, le barbare d’anthologie, c’est le Perse. Et n’en déplaise à Frank Miller et Zack Snyder, ce qui les choque le plus, c’est le port du pantalon pour aller combattre, comme nous le rappelle Hérodote : « Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course, les premiers aussi à ne pas trembler d’effroi à la vue du costume mède ». Et quand on fait le tour des autres peuplades antiques, dès qu’on s’éloigne de la Méditerranée, les barbares se baladent souvent en falzar. Gaulois, germains, huns, tous portent des braies. Ou alo...

Ressortie

 Les éditions Delcourt ressortent Torso , un des premiers gros projets de Brian M. Bendis, avant qu'il ne devienne une star suite à ses travaux chez Marvel, Daredevil et Alias en tête, puis ne se crame les ailes à devenir grand manitou des Avengers et des X-Men . Bendis est très bon dans un domaine, celui du polar à échelle humaine, et beaucoup moins dans les grandes conflagrations super-héroïques. Torso , ça relève de la première catégorie. Je pense que c'est justement le genre de bouquin qui a conduit Joe Quesada à lui confier Daredevil , d'ailleurs, c'est là que l'auteur s'impose aux yeux de tous. Le sujet est chouette, déjà : une des premières grosses affaires de tueurs en série en Amérique, le tueur aux Torses (ou Boucher de Cleveland , dans la version romancée par Max Allan Collins, auteur dont j'ai déjà parlé dans le coin). Particularité, au moment des sinistres exploits du tueur, la sécurité publique de la ville vient d'être confiée au célèbre...

Fais tourner le juin

Bon, il est temps que je sorte un peu de mon bunker. Ça tombe bien, je suis invité à deux événements que je connais. Le samedi 31 mai et le dimanche 1er juin, je serai au Geek Up Festival des Clayes sous Bois (78). C'est dans un part, y a des animations, d'autres auteurs, j'aurai un peu de stock de mes bouquins chez les Moutons électriques, et normalement y aura des exemplaires du Pop Icons Tolkien.  Le dimanche 15 juin après-midi, je serai au Salon des auteurs du coin, à la péniche Story Boat de Conflans Ste Honorine (78). Super cadre, c'est très cosy et ça vaut le coup de passer même en coup de vent parce qu'il y a de belles balades à faire aux alentours. Voilà, c'est tout pour l'instant, je sais pas encore trop comment ça va se passer pour la suite, mes prochaines dates sont en octobre, à Marmande et à Limoges. Je vous tiens au courant d'ici là.

Nébulosités

 Ah, que je n'aime pas le cloud. Vraiment pas. Vous allez me dire, je suis un vieux encroûté dans ses petites habitudes de travail, ses sauvegardes à droite et à gauche, ses fichiers à portée de la main comme le tas d'or d'un dragon. Fondamentalement, c'est un portrait assez exact. Mais... Mais j'ai eu suffisamment de soucis de connexion pour être méfiant.   Et puis, y a les éditeurs qui bossent avec des ayants droits chiants. Ce qui fait que les documents de travail se retrouvent verrouillés sur des serveurs auxquels ont vous ouvre l'accès pour pouvoir bosser dessus. Et là, bien entendu, j'avais une très grosse traduction traitée comme ça. Je demande si on peut quand même m'envoyer une copie du pdf, histoire d'avoir un truc "en dur", et ça n'a pas été possible. Le document est ultra protégé. Et, ce matin, alors que le café finit de couler, j'ouvre le truc... Qui m'annonce que l'autorisation a expiré. Oui, apparemment il fal...

Le nouveau Eastern

 Dans mon rêve de cette nuit, je suis invité dans une espèce de festival des arts à Split, en Croatie. Je retrouve des copains, des cousins, j'y suis avec certains de mes rejetons, l'ambiance est bonne. Le soir, banquets pantagruéliques dans un hôtel/palais labyrinthique aux magnifiques jardins. Des verres d'alcools locaux et approximatifs à la main, les gens déambulent sur les terrasses. Puis un pote me fait "mate, mec, c'est CLINT, va lui parler putain !"   Je vais me présenter, donc, au vieux Clint Eastwood, avec un entourage de proches à lui. Il se montre bienveillant, je lui cause vaguement de mon travail, puis je me lance : c'est ici, en Dalmatie, qu'il doit tourner son prochain western. Je lui vante les paysage désolés, les déserts laissés derrière eux par les Vénitiens en quête de bois d'ouvrage, les montagnes de caillasse et les buissons rabougris qui ont déjà servi à toutes sortes de productions de ce genre qui étaient tellement fauchées ...

L'iron Man de la Cannebière ?

 Dans mon rêve de cette nuit, j'étais en train de participer au tournage d'un film de guerre/catastrophe. Je faisais partie de l'équipage d'un véhicule blindé , bardé de mitrailleuses, opérant sur une côte. On était en ville, zigzaguant entre les voitures du quai, aux aguets. L'ambiance était vaguement post-nucléaire, les conducteurs avaient des gueules d'irradiés ou d'intervenants sur C-News, c'était moche en tout cas, ça puait la dégénérescence à plein nez. "Ça risque encore de péter" nous dit le lieutenant, joué par Matthew McConaughey. Inquiet, je regarde autour de moi, on est sur une voie des quais et soudain je vous l'eau enfler. Quelqu'un a déclenché un tsunami, peut-être à l'aide d'une bombe sous-marine. "Accrochez-vous, il va nous tomber dessus!" je hurle en me disant que ça va être la fin du film et qu'on aura droit à un freeze-frame juste avant que l'eau ne s'abatte sur nous, vaillants soldats al...