Ce qu'on appelle le Voyage du Héros, ou plus improprement le « mono mythe » est un gabarit narratif dont le cinéma use et abuse, surtout quand il cherche à donner un tour épique à un récit.
J'en ai déjà discuté
longuement ici et là (voir mon bouquin Mythe et Super-héros, où j'évoque
aussi le problème), mais autant préciser quand même de quoi l'on
parle ici pour ceux qui ne connaîtraient pas.
La
bonne soupe de M. Campbell
Tout part des études
de Joseph Campbell, spécialiste de la mythologie qui repéra des
parallélismes dans un grand nombre de sagas anciennes et autres
mythes. Il n'est pas le seul à s'être livré à ce genre de
comparaisons : Frazer et Dumézil restent des références dans
le domaine. Mais Campbell dégagea un squelette de récit qui
permettait de décrire et de raconter tous ces mythes.
Ninin-ninin-ninin-ninin-Bat-Maaaaaan !
Ce schéma est simple :
nous avons un personnage bêtement normal qui est arraché à son
quotidien par des circonstances extraordinaires. Il se retrouve
brutalement propulsé dans un monde aux règles différentes et
étranges, face auxquelles il éprouve généralement des réticences,
et il lui faudra un mentor pour apprendre à les maîtriser. Le
personnage devra affronter plusieurs épreuves allant jusqu'à sa
mort réelle ou symbolique, qu'il surmontera. Et ce faisant,
graduellement, il deviendra un héros. Certains passages obligés du
récit seront gardés par un adversaire à contourner ou à abattre,
mais la plus grande épreuve consistera pour le héros à surmonter
sa propre part d'ombre, à se dépouiller du mal et de la faiblesse.
Une fois tout cela accompli, le héros aura restauré une forme de
normalité, qui ne sera pas forcément le statu-quo initial.
Campbell appela cet
ensemble d'étapes et de motifs le « mono mythe », mais
il serai plus approprié de parler de « mono épopée »,
car cela ne couvre que les récits épiques et pas, par exemple, les
mythes eschatologiques de création et de fin du monde, ni les mythes
explicatifs de tabous.
Le premier cinéaste à
avoir consciemment appliqué ce schéma fut George Lucas, avec la
trilogie Star Wars (le bouquin de Campbell lui avait été
passé par son producteur Gary Kurtz, qui voulait redonner de la
tenue à un scénario qui partait dans tous les sens), mais on voit
déjà ces codes à l'œuvre dans les romans de Tolkien, qui était
féru de textes anciens. Par la suite, des cinéastes de plus en plus
nombreux en tirèrent des récits qui se ressemblaient de plus en
plus. Le Conan de Milius,
le premier Highlander, les Matrix utilisent clairement
le cadre campbellien.
Mais le Roi Lion
aussi, et c'est un exec de Disney qui avait bossé dessus, un certain
Chris Vogler, qui va en tirer une version « pour les nuls »
et en assurera la popularité à Hollywood. Dès lors, le schéma
sera utilisé à toutes les sauces, et surtout en dépit du bon sens.
On se souviendra avec des frissons d'horreur de Solomon Kane,
adapté de Robert Howard, qui plaqua sur un personnage qui n'en avait
nul besoin ce cadre contraignant, ce qui généra un contresens
total.
Pourquoi le schéma
campbellien ne peut-il pas concerner tous les héros épiques ?
Parce que c'est un cadre destiné aux héros purement solaires sur le
chemin de la réalisation initiatique et de la régénération du
monde, c'est un voyage vers la lumière. Une créature ténébreuse
comme Kane, une âme perdue destinée à le rester, ne peut pas s'y
retrouver.
Trop
dark
Alors pourquoi diable,
me direz-vous, Christopher Nolan a-t-il été appliquer ce cadre
solaire à la créature nocturne par excellence, j'ai nommé Batman ?
À la différence des
lecteurs de Vogler qui appliquent le truc comme un manuel de recettes
infaillibles, Nolan est malin et roublard. Il a analysé le bazar en
profondeur avant de l'appliquer à sa trilogie dite du « Dark
Knight ».
Le vrai génie du mal,
là-dedans, c'est Cricri.
Certes, toutes les
étapes y sont. Et attention, là je spoile par tous les
bouts, donc si vous n'avez pas vu les Batman de Nolan, allez
les voir avant de poursuivre. Primo, ça évitera que je vous gâche
les surprises, deuzio, si vous n'avez pas vu les films, je soupçonne mes
démonstrations d'être imbitables.
Bref, Nolan semble
suivre le manuel à la lettre : Rupture de normalité (le
meurtre des parents Wayne), découragement du héros, découverte
d'un mentor (Ra's Al Ghul), disparition du mentor, mise à l'épreuve
par un adversaire qui joue sur les limitations du héros (le Joker,
agent du chaos), puis effondrement, mort symbolique (Bane et la
prison), confrontation à l'ombre, renaissance et victoire finale.
Puis Bruce Wayne reprend une vie normale où il se fait des restaus
avec des jolies filles.
Premier constat, quand
on arrive à la fin de Dark Knight Rises : pour aller au
bout de sa mécanique scénaristique, Nolan a été obligé de casser
Batman. Quand on arrive à la fin, Bruce Wayne a rangé la défroque
pour de bon. Pour qu'il la reprenne un jour, il faudrait une nouvelle
rupture de normalité qui relance Wayne sur les chemins de
l'aventure. En attendant, la cape et les oreilles pointues sont
passées à quelqu'un d'autre (un peu comme dans les nouveaux Star
Trek, mais sans la cape, bien sûr).
Donc, a priori,
ce schéma ne convenait pas à Batman, en tout cas pas à Batman en
tant que personnage de feuilleton. Mais Nolan livre une trilogie
conçue comme telle, un récit bordé avec un début, un milieu et
une fin. Donc le problème n'est pas dans le retour final à une
forme de normalité.
Ce qui est intéressant,
dans ce que fait Nolan du schéma de départ, c'est de toute façon
la manière qu'il a de le subvertir. Un schéma solaire pour un héros
ténébreux, ça ne marche pas (alors que sur All Star Superman,
Grant Morrison utilise le truc à fond, et que le personnage semble
taillé pour. Mais notons que Morrison est lui aussi obligé de le
« casser » à la fin pour boucler l'histoire) et Nolan va
donc s'ingénier à retourner les éléments pour les conformer à
cette noirceur.
Le Mentor de l'Ombre
(on préfère quand il fait des listes, en fait)
Commençons par le
mentor. Au lieu d'avoir un Gandalf ou un Obi-Wan Kégentil, Batman
hérite de Ra's Al Ghul, un terroriste manipulateur et fanatique.
Plutôt que d'initier le héros à des pouvoirs positifs, il lui
ouvrira la porte de l'Ombre, en poussant ses ténèbres intérieures
à le dévorer. Du coup, la disparition du mentor devient également
une victoire sur un adversaire, et sur une partie de l'ombre propre
du personnage.
Le deuxième combat
contre l'ombre concernera l'ombre portée du héros. Apparaît un
personnage qui est l'antithèse de Batman, qui est son ombre ayant
pris corps : le Joker. Ce dernier va dresser un portrait en
creux de son adversaire, et le confronter à ses propres limitations,
ouvrant un gouffre conceptuel qui l'engloutira.
Car à la fin du
deuxième film, Batman qui aurait dû être le chevalier blanc de la
ville doit assumer le rôle du chevalier noir, de repoussoir. Il
prend sur lui les péchés et l'ombre d'un autre pour le blanchir,
pour en faire un symbole positif. Batman assume un rôle de bouc
émissaire qui, s'il existe éventuellement dans le mythe du héros
solaire, n'est jamais traité de cette façon. Dans les versions les
plus sacrificielles de ce genre de mythe, la crucifixion de Jésus,
par exemple, qui se sacrifie pour effacer les péchés de l'humanité
toute entière et ainsi donner une seconde chance au monde, il faut
un bouc émissaire secondaire pour assumer la part d'ombre et laisser
le héros en pleine lumière : c'est le rôle de Judas. Dans The
Dark Knight, Batman assume le rôle du Judas alors qu'il était
le bon, dans l'affaire. Un peu comme si Judas était le vrai
rédempteur de l'humanité, ayant pris à son compte les péchés
d'un Jésus plus noir qu'on ne le pensait. Notons que l'analogie est
renforcée par la double nature (tout comme le Christ est censé
avoir une double nature, divine et humaine à la fois, mais on a
peut-être affaire ici à une version dark du concept) du
« chevalier » blanchi par le sacrifice du Batman :
Harvey Dent, dit Double-Face.
Le miroir déformé.
Brisé, Batman n'est
plus. Bruce Wayne se traine comme un Howard Hughes à patte folle. Ce
n'est pas une normalité qu'il a retrouvé, c'est une déchéance,
une petite mort. Qui manquera de devenir une grande mort quand Bane
essaiera de lui porter le coup de grâce. Le vilain du troisième
opus enlève tout à Batman : sa fortune, sa force physique et
même ce qu'il lui restait de liberté. Jeté dans un cachot, dans
l'ombre des profondeurs, Bruce Wayne est mort au monde.
Mais si, en haut du
puits qui permet de sortir de sa prison, Wayne voit la lumière, ce
n'est pas elle qui lui permettra d'en sortir. Elle ne fait que le
tenter pour mieux le confire dans sa déchéance. Pire encore, dans
l'ombre apparaît l'ombre du mentor.
Et c'est en se
confrontant à nouveau à son ombre intérieure, à ses propres
peurs, en apprenant à les extérioriser de nouveau et à les
projeter à l'extérieur, que Wayne peut ressortir et redevenir
Batman.
Et une fois les
adversaires vaincus (comme par hasard, deux ombres portées de Ra's
Al Ghul), Batman peut se sacrifier pour de bon, sacrifier sa
défroque, sacrifier ses jouets, et enfin devenir un homme vraiment
libre, loin de Gotham.
L'éprouvant chemin
vers la lumière.
Et c'est là le dernier
twist : pour devenir un homme, pour retrouver la normalité,
Wayne doit tout laisser derrière lui, entamer une nouvelle aventure
sans toutes les béquilles qui lui permettaient d'avancer, parce que
ces béquilles étaient l'ombre elle-même, et que le cadre dans
lequel il avançait était l'ombre aussi.
De son côté, Batman
est redevenu un héros, mais pour se faire il a dû tuer Bruce Wayne.
À ce compte, qui est l'ombre de qui ?
Walking
dead
Le schéma campbellien
est une recette très puissante, mais c'est cette puissance qui en
fait justement la faiblesse : trop facile à employer, il est
accommodé à toutes les sauces et devient facilement insipide. Pour
sortir de l'ornière, il faut changer de recette ou bien modifier
celle-ci. C'est ce que fait Nolan dans sa trilogie. D'une autre
façon, c'est aussi ce que faisait Alex Proyas dans le premier The
Crow : la rupture de normalité n'y était pas la première
mort du héros, mais bien sa résurrection, et par conséquent, le
retour à la normalité ne pouvait être que sa mort définitive.
Dans d'autres récits, les Star Wars ou le Seigneur des
Anneaux, le voyage du héros n'est pas la seule ligne narrative,
et d'autres personnages suivent d'autres chemins que celui-là (et
analyser le SdA selon ces critères, c'est faire de ce brave
Sam le vrai héros de l'histoire, d'ailleurs).
Voilà, tout ça pour
dire qu'en narration, il n'y a aucune mauvaise recette, il n'y a que
de mauvais cuisiniers.
Article publié sur Comics Sanctuary en 2015
Commentaires
Après, le monomythe a un côté 'passage à l'âge d'homme', et ça c'est une structure forte.