On le sait tous, pour
peu qu'on ait un peu mis le nez dans les illustrés racontant les
aventures de l'un ou l'autre super-slip combattant au nom de la
vérité, de la justice ou de quoi que ce soit du même genre :
leur origine est généralement lié à un traumatisme personnel plus
qu'à l'obtention des pouvoirs. Pas de Spider-man
s'interrogeant sur ses responsabilité sans la mort de l'Oncle Ben.
Pas de Batman en croisade, sacrifiant sa vie dorée de
milliardaire à une guerre sans fin sans l'agression subie par Thomas
et Martha Wayne. Pas de Billy Butcher sans le viol de Rebecca et ses
conséquences. (oui, bon, Butcher n'est pas exactement un
super-héros, je sais). Pas de Docteur Strange sans la perte
de sa dextérité de chirurgien qui l'a conduit à chercher des
solutions drastiques et irrationnelles et à se remettre totalement
en question sur le plan personnel. Pas de Wolverine en quête
de lui-même sans les tripatouillages du projet Arme X. Et
d'ailleurs même les X-Men mutants qui ont leur pouvoir de
naissance sont souvent définis par des expériences douloureuses de
leur passé : Cyclope dans son orphelinat, Magnéto
et les camps, Malicia et l'accident survenu avec Carol
Danvers.
Tout Gotham sait ce qui
s'est passé,
mais la douleur de Bruce reste du domaine de l'intime.
Il y a des exceptions,
certes, mais même la perte de sa famille et de son monde par
Superman, s'ils n'étaient pas le moteur de ses aventures, sont
devenus pas mal constitutifs de son être et de son rapport à
l'humain. Parfois, de nouveaux traumas viennent d'ailleurs enrichir
un personnage au fil de sa carrière : mort de Gwen Stacy ou de
Jason Todd, révélation de l'identité secrète de Matt Murdock,
etc.
Une caractéristique
d'un bon nombre de ces traumas, c'est qu'ils sont rendus plus
traumatisants encore par une part de non-dit. Si le lecteur sait
tout, Peter Parker, par contre, ne pourra se confier à personne.
Pour tout son entourage, il porte le deuil de Gwen ou de Ben, mais il
ne peut dire à aucun de ses amis pour quelles raisons ce deuil le
touche autant, ni quelle est sa part de responsabilité dans ces
morts. Ce secret qui entoure le drame contribue encore plus à
l'individualiser, à le rendre profondément personnel.
Kapow !
Mais un autre cliché
du genre super-héros, c'est la destruction, le côté Superman
et Lex Luthor qui se bastonnent en s'envoyant des bagnoles à la
tronche, ou la Chose et Hulk qui se rentrent dans le
lard et font trembler les villes tout autour, l'effondrement de
l'immeuble avec le méchant dedans, et jusqu'à la destruction totale
de Coast City ou de planètes entières. Même après Crisis on
Infinite Earths, la réécriture de l'univers induit une
résilience des personnages. Certains savent encore confusément
qu'il s'est passé quelque chose de grave, mais ils en minimisent la
portée. Les autres font preuve d'une amnésie complète, et leurs
auteurs avec.
C'est
vrai que pour certains, le trauma est gratiné.
Curieusement, ces
dévastations sont beaucoup moins traumatisantes pour nos héros
pourtant sujets aux traumas, aux flashbacks et à différentes formes
de stress post traumatique. Deux épisodes plus tard, les ouvriers
démontent les échafaudages et tout a l'air reparti comme avant. Les
flics de Gotham retrouvent des archives d'il y a vingt ans cinq
épisodes après la fin de No Man's Land. Pour un lecteur ou un
personnage de comics, la transformation d'une ville comme New York en
une imitation de Grozny ou de Beyrouth n'est pas traumatisante a
priori.
Jusqu'à une certaine
matinée de septembre 2001.
Faut
bien admettre que c'était un coup fumant.
Chacun ses tours
Le Onze Septembre,
c'est le réel qui renvoie leur propre imagerie à la figure des
comics et des films catastrophe. Le choc est rude. D'un coup, ce qui
était visuellement « cool » n'est plus marrant du tout
quand on le voit aux infos. Il faudra une dizaine d'années pour que
ces images de démolition redeviennent admissibles en tant que
spectacle, ce qui est aussi le temps d'émergence d'une nouvelle
génération de teenagers qui n'aura pas vécu ce traumatisme
collectif.
Traumatisme collectif,
c'est lâché : Par opposition au traumatisme individuel et
fondateur du héros, la chute des tours secoue une bonne partie du
monde. Et conduira cette dernière à aller secouer l'autre partie.
Le héros
devient insignifiant devant l'évènement.
Au cinéma, ce
changement de vision conduira Hollywood à modifier (d'une façon
quasi stalinienne) des films et à changer le paradigme de ses récits
d'action, qui pour un temps se feront un peu moins pyrotechniques. Le
cas de censure de dernière minute de la scène du Spider-Man
de Sam Raimi avec la toile sur le World Trade Center est de ce point
de vue particulièrement emblématique, et à l'époque, les chaînes
de télé envisagent d'effacer numériquement les tours des décors
des épisodes de Friends (alors qu'il aurait été plus humain
de supprimer complètement Friends et d'arrêter de le
rediffuser, et éventuellement d'envoyer Jennifer Aniston et les
autres à Guantanamo, mais c'est un autre problème).
Plus réactifs, les
comics vont rapidement intégrer ce nouvel état de fait. Hormis un
épisode de Cable qui prend le problème à bras le corps et
laisse passer le mois suivant un attentat dans une ambassade
américaine, accompagné néanmoins d'une lettre ouverte du
dessinateur Igor Kordey expliquant son rapport particulier à ces
évènements et pourquoi il a refusé de censurer l'épisode
(lui-même, après avoir combattu en Croatie, était parti en
Amérique pour que sa famille ne soit plus jamais directement
confrontée à ce genre de dévastations, et il a mal vécu qu'elles
le rattrapent), les autres changent clairement de braquet.
Dommages collatéraux
Dans le domaine qui
nous occupe plus particulièrement, à savoir les comics, le dommage
collatéral le plus connu est un graphic novel de The Authority
par Brian Hitch, qui ne sera pas achevé et ne sortira jamais.
Le coup est rude, car
Authority était justement la série qui était allée le plus
loin dans la magnification de la destruction massive : on se
souvient de ces pages en cinémascope de Londres dévastée ou de Los
Angeles attaquée par des armées innombrables. D'un coup, Authority
perdra son statut culte et se fera doubler, d'abord par de pures
parodies, comme dans Justice League avec l'Elite, puis
par un recyclage des concepts avec des personnages plus anciens,
comme dans The Ultimates, réalisé comme par hasard par des
auteurs ayant brillé sur le titre-modèle. Mais même là, la
démesure passera plutôt par le délire technologique (la flotte
d'héliporteurs) que par les destructions elles-mêmes. Néanmoins,
The Ultimates jettera les bases de ce qui sera par la suite le
Marvel Cinematic Universe, et nous y reviendrons d'ailleurs.
Les
auteurs de comics ont toujours bien aimé tout faire péter.
Une conséquence plus
discrète, c'est qu'habitués à gérer du trauma individuel, nos
héros de papier vont devoir apprendre à jouer collectif en ce qui
concerne leurs deuils, et pas seulement en suivant d'un air compassé
le cercueil de Superman ou de Sue Dibny. Cela donnera des
choses incongrues, comme cet épisode de Spider-Man dans
lequel le héros pleure sur les ruines du WTC.
Car dans les années
2000, le trauma est vécu autant par le héros de l'histoire que par
son public, de façon ouverte. La façon dont le lecteur a vécu la
mort de Gwen Stacy ou de Phénix se faisait en connivence. Là,
elle se fait en communion. C'est toute la société qui porte le
deuil, et le héros avec, en tant qu'émanation de celle-ci. Il
reprend son rôle ancestral de représentant du public, de support
d'identification cathartique.
Arrête ton cinéma
Ce rapport drame
individuel / drame collectif du super-héros se joue à un autre
niveau. Contrairement à l'expérience cinématographique qui se vit
à plusieurs, la lecture d'un comics est (et c'est pas le bon docteur
Wertham qui me contredira) un plaisir solitaire. La catharsis d'un
spectacle est conçue comme quelque chose de collectif, alors qu'elle
n'est pas toujours collective à l'écran : la confrontation
entre Spider-Man et le Bouffon, dans le premier film de
Raimi consacré au personnage, est un moment assez intime, une fois
passée la phase de baston-je-pète-les-murs, mais elle fait
collectivement vibrer ses spectateurs, surtout si la musique est à
fond (On n'insistera jamais assez sur la façon dont la musique est
un outil qui fonctionne très bien pour collectiviser l'émotion).
Les nouveaux
blockbusters se sont affranchis, avec le temps, du traumatisme du
World Trade Center. Les Transformers ne se gênent plus pour
fracasser des villes entières, et Gotham City est à plusieurs
reprises livrée au chaos et au terrorisme dans la trilogie des
Batman de Nolan.
Intégrant Hulk,
le Marvel Cinematic Universe se doit de gérer de la
destruction en grand. Il commence néanmoins en douceur :
Incredible Hulk et Iron Man se déroulent pour partie à
l'étranger, et Captain America dans le passé. La ville qui
est ravagée dans Thor est un patelin paumé du Sud profond,
dont on devine qu'il a de toute façon connu pire à la saison des
tornades.
Mais à partir du
moment où l'on réunit les Av… Les A… Je peux pas, désolé,
mais je trouve ça débile de dire « Les Avengers ».
Bref. À partir du moment où l'on réunit les Vengeurs, donc,
il faut une menace qui en impose. Une menace qui signifie « là,
c'est du sérieux ».
Et c'est là qu'on
s'aperçoit qu'entretemps, le « 9/11 » (comme on l'écrit
là-bas) devient un produit de consommation qu'on trouve sur un rack
au « seven-eleven ». Il a rejoint le catalogue des images
iconiques du temps, en tant qu'incarnation de la menace venue de loin
qui vient frapper l'Amérique au cœur. Et donc, pour montrer que là,
on est face à du lourd, on réactive cette imagerie. New York est
touchée, ça signifie que la menace est grave, et que les méchants
sont très méchants.
Et « New York »
devient dès lors un expression spatiale renvoyant à une date, un
point de repère temporel dans cet univers, comme « World Trade
Center » en était devenu un dans le nôtre, avec un avant et
un après très tranchés (dans la série Ultimates qui a
inspiré le film, la destruction de New York et l'invasion Chitauri
sont deux évènements séparés, et New York reste un point clé :
c'est Hulk qui ravage la ville, et les Ultimates auront à
assumer ce point précis).
En tout cas, « New
York » renvoie à un événement précis et quand des
personnages en parlent, que ce soit dans Iron Man 3, Captain
America : le soldat de l'hiver ou dans la série Agents
of S.H.I.E.L.D., c'est précisément à l'invasion qu'ils font
référence.
Une fois l'évènement
digéré, s'il reste un traumatisme collectif (qui justifie pour Fury
le besoin de réarmer, c'est la version locale du Patriot Act), il
devient pour Stark un traumatisme individuel. Iron Man passe
le film suivant à se morfondre, confronté qu'il a été à sa
propre mortalité d'une façon qui lui était inhabituelle : au
lieu de risquer sa peau pour le plaisir, il l'a fait avec un enjeu
collectif, son échec risquant d'entraîner la mort de toute la
ville. Un tel changement de perspective l'aura passablement secoué,
beaucoup plus que la mort du professeur Yin Sen.
Et là, je crois que la
boucle est bouclée. La collectivisation du trauma est bonne à
assurer le spectacle, mais les personnages eux-mêmes fonctionnent
sur des ressorts intimes. La notion de traumatisme individuel et
indicible reste une des clés du genre super-héros, et si même une
grande gueule comme comme Tony Stark se voit contrainte d'y venir,
c'est peut-être qu'il y a une bonne raison à ça.
Il tente de devenir super-héros
La suive va vous étonner
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