Je perds complètement la notion du temps, en ce moment. C'est déjà un truc sur lequel je ne suis pas bien au clair d'habitude, mais avec le confinement, ça devient effrayant. Savoir quel jour on est demande un effort mental répété. Savoir si tel truc a eu lieu il y a 4 jours ou 3 semaines relève de l'énigme.
Bref, quoi de mieux pour illustrer ce délitement du temps qu'une réed d'un texte sur le temps figé, sorti dans Fiction n°20, vers 2015.
Illus de Gewll
Civilisation perdue
Les mains dans le
cambouis, la tête dans les étoiles
D'une main tremblante,
il tient le bout de parchemin déchiré et à demi effacé qui l'a
conduit si loin de tout. De l'autre, il écarte les dernières lianes
et chasse un insecte démesuré, à l'allure malsaine, gardien
chitineux de cette jungle oubliée. Puis c'est l'épiphanie, de
l'autre côté du rideau de verdure : un rayon de soleil frappe
les grands temples de pierre, sculptés de formes longilignes.
Mais, ô divine
surprise, ces formes ne sont pas des sculptures. Elles bougent, se
meuvent, vivent ! La ville est encore habitée, et hommes et
femmes vêtus de toges bariolées se tournent vers l'explorateur dont
la chemise en haillons est maculée par les sueurs et les poussières
du voyage, ainsi que par la sauce du sandwich qu'il s'est enfilé à
la hâte dans un bordel de Sulawesi ou de Makassar. Interloqué, il
ôte son feutre mou défraîchi pour saluer les habitants de ce lieu
reculé.
Qu'elles s'appellent
Opar, Nova Roma, Atlantis, Shangri-la, Shamballa ou quoi que ce soit
d'autre d'ancien ou d'exotique, les cités perdues sont l'un des très
nombreux clichés du roman d'aventure, qu'on a retrouvé aussi par la
suite dans des bandes dessinées et films divers. Le principe est
souvent le même que celui du monde perdu : un coin de terre,
lointain et inaccessible, qui s'est trouvé figé hors du temps. Dans
le cas du monde perdu, c'est une vie anachronique qui poursuit son
existence sans interaction avec l'extérieur, et les dinosaures
peuvent y croiser des hommes préhistoriques ou des soldats japonais
combattant encore au nom d'Hiro Hito*.
Dans la cité perdue, c'est toute une civilisation qui s'est
survécue. Atlantes semi minoens, Romains impériaux, Toltèques ou
Thugees y poursuivent leur histoire qui, dans le reste du monde,
s'est arrêtée il y a des siècles.
La caractéristique
première de ce lieu est d'être quasi inaccessible à l'extérieur.
La seconde est d'offrir un commentaire à propos du monde réel, du
monde dont elle s'est retirée.
Pays de cocagne et
mondes engloutis
Souvent, la cité
perdue est sœur de l'utopie. Si Thomas More situe son pays idéal
dans une île inexplorée, la philosophie et la satire auront
souvent recours à des lieux imaginaires de cette sorte, îles ou
empires lointaines, objets de fantasmes. Jusqu'à la Chine décrite
par Marco Polo qui semble frappée d'irréalité, qui ne coïncide
que par inadvertance avec le pays réel. Jonathan Swift, dans ses
voyages de Gulliver, nous inventera quelques unes des plus
célèbres civilisations retirées de toute l'histoire de la culture.
La cité perdue, rameau
d'une civilisation brillante et disparue et conservée intacte loin
des influences néfastes du Siècle et des siècles**,
se fait symbole d'une tradition antique et restée pure. Il n'est
d'ailleurs guère étonnant que le thème romain soit surreprésenté
: Rome, dans la pensée occidentale, a longtemps symbolisé la
civilisation portée à son plus haut degré, et le Moyen-Âge tout
entier s'est lui-même vécu comme une longue chute après ce sommet
devenu inaccessible. Pour l'homme médiéval, Rome est la source de
tout savoir, de toute institution civilisée, de toute loi qui vaille
la peine d'être respectée dans la société civile. Tout progrès,
pour être accepté, devait se présenter comme le rétablissement de
quelque chose de romain.
Dès lors, inventer une
cité perdue romaine***,
c'est rappeler Rome comme modèle, Rome se réimposant, se montrant
telle qu'en elle-même. Et qu'importe si cette Rome idéale n'est
qu'un fantasme qui n'a guère existé, et encore, que pendant
quelques décennies.
L'Atlantide de Platon,
conçue comme la source de toute sagesse, est l'autre grande
civilisation perdue. Si elle-même n'est qu'une version hellénisée
et rationalisée de mythes plus anciens du même genre, comme les
sources celtiques nous en montrent quelques beaux exemples, elle est
devenue pour nous un archétype absolu, mêlant merveilles techniques
et hubris caractérisé. Détruite par la colère des dieux
parce que son avancée lui avait ruiné l'âme, anticipant ainsi sur
Rabelais et sa "science sans conscience", l'Atlantide s'est
survécue dans bien des récits, et a même été l'objet de quêtes
tout à fait réelles, envoyant archéologues et aventuriers sur sa
piste en Crète, dans les Açores et même au Texas****.
Une bribe d'Atlantide
ayant survécu à la punition divine est intéressante à plus d'un
titre. Déjà parce que c'est une civilisation vue comme
technologique en son temps, dont ont peut imaginer que ses progrès
ultérieurs n'aient pas été entravés par des phases de décadence
et d'invasions barbares, ni par la pression inquisitoriale du
Christianisme ou de l'Islam.
D'autre part parce que
si cette punition divine était justifiée, en une époque où l'on
se massacrait à tour de bras avec la bénédiction de Zeus, et même
d'Aphrodite déesse de l'amour, alors les Atlantes se doivent d'être
des monstres. Et des monstres avec cinq ou dix mille ans d'avance
technologique sur nous pourraient faire faire dans leur pantalon à
Dark Vador et au baron Harkonnen en personne, il y a là de quoi
écrire quelques belles pages.
Pour le métro
Pyramides, changez à jungle oubliée
L'Egypte et les
civilisations africaines qui lui sont liée (Meroé au Soudan, par
exemple) ont fourni quelques belles cités enfouies au cœur de la
jungle et des déserts. Mieux encore, des civilisations purement
africaines se survivent parfois au cœur du continent noir, nourries
dans l'imaginaire par les forteresses du Zimbabwe ou les restes de
peuples de l'âge du Fer au Bénin. Des civilisations primordiales au
pays des peuples dits "premiers", cela permet de tailler
des croupières à ces lectures racistes et racialistes de la pensée
du dix-neuvième siècle*****
qui cherchaient à nier toute composante noire et africaine à la
civilisation égyptienne.
C'est ainsi, aussi, que
le mythique royaume du Prêtre Jean a longtemps été cherché en
Afrique, mais on lui imaginait une élite blanche et chrétienne,
capable de prendre les Sarrasins à revers******.
Partant, dans la
fiction, la cité perdue africaine peut tout aussi bien être
porteuse d'une sagesse originelle datant de l'aube de l'humanité
comme être un repaire de cannibales dégénérés, histoire de bien
montrer qu'il ne peut rien sortir de bon de ce continent. Un cas
particulier, celui des cités de gorilles intelligents popularisées
notamment par les DC Comics des années 1950 et 60, à l'époque où
Mort Weisinger et Julius Schwartz avaient remarqué que mettre un
gorille en couverture assurait systématiquement un supplément de
ventes. De Congo Bill à Gorilla Grodd, ce sont des civilisations
simiesques entières qui ont fleuri dans les illustrés, et que des
héros aussi vaillants que bariolés allaient débusquer au cœur de
la savane.
Dans un autre genre,
les cités des déserts d'Arabie et d'ailleurs décrites par H.P.
Lovecraft remontent à des civilisations préhumaines, et on ignore
ce qui s'y terre encore, attendant le voyageur imprudent,
l'explorateur téméraire ou le malheureux qui y pénètre par
hasard. Hommes reptiles ou Anciens à la symétrie radiale et aux
ailes de cuir n'aiment guère qu'on vienne les déranger en leur
domaine.
El Dorado, les Sept
Cités de Cibola et autre villes perdues de X se terrent au cœur des
jungles d'un autre continent : l'Amérique du Sud (mais aussi parfois
en Floride, mais y a des alligators tout pareil, de toute façon).
Elles sont nées de deux légendes symboliquement liées, celle de
l'homme doré se revêtant du sang du Soleil pour renaître d'un
puits miraculeux, et celle de la fontaine de Jouvence à la poursuite
de laquelle le conquistador Ponce de Leon consuma sa vie.
Dans Tintin et le
Temple du Soleil, Hergé ajoute un élément intéressant : sa
cité perdue des Incas est cachée, mais pas coupée du monde. Sa
protection est l'objet d'une conspiration, le peuple indien gardant
le secret face aux Européens. Tous savent, mais nul ne dit rien. Et
quand les blancs découvrent la vérité, il est trop tard, ils sont
déjà en route pour le sacrifice.
Miroirs de pierre
Cette mythification
d'un passé dont on voudrait qu'il reste actuel est au cœur du
concept de cité perdue, en tout cas de cité perdue encore habitée
par sa population d'origine. La ville oubliée, traitée sur le mode
de l'utopie, devient garante d'une tradition immémoriale : elle
se présente en modèle d'une pureté originelle, d'une
tradition pas encore dévoyée, en archétype auquel le monde
extérieur n'a pas voulu ou su se conformer. D'une certaine manière,
elle l'accuse.
Ce rôle de procureur
de la cité perdue restée pure, société qui a su conserver ses
valeurs, ce ton de métaphore morale, il lui est quasiment
consubstantiel. Que l'Atlantide soit un des modèles de ce genre de
récit n'est pas innocent : l'histoire de sa destruction, et surtout
les raisons de ce châtiment divin sont au cœur du récit de Platon.
Il a valeur d'avertissement*******.
Cet aspect idéal
permet de se livrer à une critique en règle du monde contemporain
de l'auteur, et est un avatar de ce qu'on appelle de nos jours le
déclinisme, ou cétaimieuzavantisme pour ceux de nos lecteurs qui
ont le goût du néologisme audacieux. La cité perdue se fait miroir
de ce qui aurait pu être, modèle à imiter et à retrouver, car
pour Platon, découvrir c'est se souvenir.
Ou à l'inverse, le
lieu perdu se fait repoussoir : la ville crépusculaire des Clous
Rouges (Red Nails, 1936) s'est repliée sur elle-même,
conduisant ses habitants à une dégénérescence irrémédiable.
Cette longue nouvelle, généralement considérée comme la meilleure
de celles consacrées par Robert E. Howard au personnages de Conan le
Barbare********,
illustre la phrase prononcée par Jacques Brel à la fin de
L'Aventure, c'est l'Aventure (Claude Lelouch, 1972) :
« le chemin le plus court pour aller de la barbarie à la
décadence passe par la civilisation ».
L'avertissement change
alors de direction, mais il reste essentiellement un avertissement
moral. Au lieu de donner un modèle civilisationnel à imiter, il
propose un contre-modèle à éviter, celui de la décrépitude des
coutumes humaines qui, à force de se figer sans qu'on en comprenne
plus le sens premier, se font mortifères, et même une cité romaine
du meilleur aloi peut n'avoir gardé de ses ancêtres, en définitive,
que les luttes entre prétoriens et les jeux du cirque.
Mais quoiqu'il en soit,
quoi qu'elle puisse vouloir dire, gardons-nous d'oublier que la cité
perdue n'a de sens… Que quand quelqu'un la retrouve !
La boîte à outils
:
Un film à voir :
Horizons perdus (Frank Capra, 1937) parce que c'est le grand
classique dans le genre, qui a popularisé la ville tibétaine de
Shangri-la, une ville à double face.
Une BD à regarder :
L'énigme de l'Atlantide, d'Edgar P. Jacobs, un Blake et
Mortimer avec des colonnes minoennes, des vaisseaux spatiaux et des
ptérodactyles. Que demander de plus, franchement ?
Un roman à lire : La
Ville qui n'existait pas, de Philippe Ebly, un roman jeunesse
dans la série Les Conquérants de l'Impossible, dans lequel
un volcan éteint du Cantal recèle une ville fondée par les Arabes
repoussés à Poitiers, qui y ont entre autres développé le clonage
des ours et la technologie des champs de force.
Un disque à écouter :
Strategien gegen Architekturen, des Einstürzende Neubauten,
parce s'il y a bien un truc encore plus rigolo que de construire une
cité imaginaire, c'est de la faire péter tout de suite après.
Sinon, oui, aucun rapport avec ce qui précède, je l'admets. C'était
juste pour flamber en montrant que je savais orthographier leur nom
sans me planter.
*Oui, la pop culture américaine a parfois tendance à tomber dans la caricature dès qu'il s'agit des ennemis de la nation, et de les rabaisser plus bas que la bête. Le lecteur curieux pourra se reporter à ce petit manuel, dessiné sur ordre par l'engagé Wallace Wood, qui permettait de différencier au premier coup d'œil le gentil Chinois allié des Etats-Unis, et le méchant Japonais mangeur de poisson cru qui rêve de faire passer le goût du chewing-gum au brave G.I. en campagne.
**Amen.
***Dans les faits, le seul exemple connu de colonie romaine ayant survécu après avoir été coupé de sa source montre une absorption rapide sur les plans ethniques et linguistiques. La seule trace qui en reste, hormis quelques chroniques d'époque, ce sont quelques morphotypes et des noms de famille s'étant conservés, le tout étant néanmoins parfaitement intégré à la population locale, dans une région reculée de Chine.
****Car la mythique Aztlan, terre d'origine des Aztèques et paradis perdu, ne peut pas porter ce nom par hasard, n'est-ce pas ?
*****Ou plus récemment de ces hommes politiques qui, sans rire, énonçaient que l'homme africain n'était pas rentré dans l'histoire. Ces jugements sont plus l'expression de l'inculture crasse de ceux qui les profèrent que de ceux dont ils parlent.
******Ce sont les Mongols des héritiers de Gengis Khan qui s'en chargèrent finalement. Charybde, Scylla, et tout ce qui s'ensuit.
*******Notons qu'il convient toujours de prendre Platon avec des pincettes. Sa République n'est rien d'autre que l'invention d'une technocratie coupée des réalités du monde et des beautés de l'art, et malheur au peuple qui instaurerait un régime pareil sur son sol. Quoi ? Ah ? Bon…
********À égalité avec Au delà de la Rivière noire (Beyond the Black River, 1935), qui développe une thématique symétriquement opposée : le héros y est confronté à la sauvagerie brute de barbares qui refusent la civilisation s'installant sur leur territoire.
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