Les super-héros
sauvent le monde, c'est leur métier, c'est bien connu. Même un
petit joueur comme Peter Parker l'a fait une bonne quinzaine de fois,
alors des poids lourds comme Supes ou Reed Richards, je ne vous en
parle même pas.
Ce besoin quasiment
maniaque de sauver le monde tous les quatre matins est une des
données du genre, mais pas que de lui : James Bond lui aussi
sauve le monde assez régulièrement. Mais tel la demoiselle en
détresse attachée au rails par le super-méchant, le monde a
parfois besoin d'être plus souvent sauvé à certains moments qu'à
d'autres. Car si le super-héros n'est jamais autant à la mode qu'en
des périodes d'incertitude et de tension, ces tensions ont parfois
été plus délirantes que tout ce qu'il pourrait imaginer.
Mais revenons un peu en
arrière.
Dans la deuxième
moitié des années 1940, la menace nazie est conjurée. Deux grandes
visions du monde se retrouvent face à face : le capitalisme
libéral des Américains et le communisme planifié des Russes. Comme
les Américains se voient mal faire ami-ami avec des rouges athées,
et que les Russes n'acceptent de traiter avec les capitalistes que
pour leur vendre la corde avec laquelle ils sont censés se pendre un
jour, et comme, de surcroit, les deux puissances disposent de l'arme
nucléaire (ce que l'on appelle à l'époque tout simplement « la
Bombe » avec un grand B) la situation des Blocs se… Bloque.
Oui, cette semaine, ça
a être un spécial « gros trucs phalliques ».
La suite est connue :
les deux Blocs se livrent à une course aux armements et à une
guéguerre par micro-états interposés et par opérations de
prestige croisées. La course aux armements se double d'une course à
l'espace et de gesticulations diverses dans le domaine du « soft
power ».
Space, the final
frontier
Entre 1961 et 1962, ce
sont trois évènements qui retiendront notre attention : le vol
inaugural de Youri Gagarine, la sortie de Fantastic Four 1 et
la Crise des Missiles à Cuba. Aucun rapport entre ces trois choses
si disparates par la nature et l'importance, me direz-vous, et
peut-être aurez-vous raison.
Sauf que…
Sauf que depuis le
lancement de Spoutnik, l'espace est devenu un enjeu prioritaire pour
l'Est comme pour l'Ouest. Oh, il ne l'était pas vraiment pour les
Russes, au départ. Ce sont les ingénieurs et les scientifiques qui
ont réussi à arracher au Politburo et à l'Armée Rouge le droit de
tenter l'expérience Spoutnik. Mais la Russie a très vite compris
l'impact en termes d'image d'une supériorité spatiale, qui montrait
son « progressisme » et lança immédiatement plusieurs
programmes, forçant les Américains à accélérer les leurs, et
surtout à les viabiliser en embauchant un certain Wernher von Braun,
jusqu'alors un peu tricard chez eux du fait de son passé Nazi.
Les Fantastic Four,
qui démarrent en 1961 à peu près à l'époque du premier vol d'un
être humain en orbite sont les enfants de cette course à l'espace :
Reed Richards veut être le premier là-haut. Il le paiera très
cher, mais c'est une autre histoire. L'espace, en tout cas, est un
enjeu qu'ont très bien compris les auteurs de la BD, Stan Lee et
Jack Kirby (le même Kirby qui devançait la politique américaine
dans les années 40 en envoyant son Captain America boxer Hitler,
alors que Pearl Harbor n'avait pas encore eu lieu et que les USA
restaient farouchement isolationnistes).
Notons au passage que
Semiorka, la fusée qui envoie Gagarine en orbite n'est rien
d'autre qu'un missile nucléaire très légèrement modifié :
son concepteur, Serguei Korolev, avait été embauché pour donner
une force de frappe à l'URSS, mais en bon joueur d'échecs, il avait
pensé trois coups à l'avance et créé un engin capable d'emmener
plein de choses autres que des bombes atomiques (à ce sujet,
n'hésitez pas à consulter Cosmonautes !, une excellente
monographie signée dernièrement par votre très humble serviteur).
En 1962, le monde passe
à côté de la destruction, quand la tension continue entre les deux
blocs vire à l'escalade. Les Américains ayant installé des
missiles stratégiques en Turquie, les Russes ripostent en en mettant
à Cuba. Le ton monte, et l'on passe à deux doigts de se servir des
dits engins.
Cette tension (qui
débouchera aussi sur la guerre du Vietnam) est le Côté Obscur de
l'Âge des Merveilles qu'est parallèlement cette période. Les
exploits scientifiques et techniques se succèdent, et dans le
domaine qui nous occupe ici, Marvel Comics révolutionne la manière
de faire des comic books de super-héros. Et alors que les
inquiétudes grandissent dans le monde réel, les héros en collant
jouent leur rôle cathartique et consolatoire en sauvant
régulièrement leur monde de papier quadrichromique. Et la guerre
froide continue à servir de toile de fond aux aventures de Hank Pym
et consorts : Bruce Banner devient Hulk parce qu'il
participe en tant que scientifique à la course aux armements
nucléaires. Tony Stark est un fournisseur de l'armée, et il combat
très régulièrement les communistes, qu'ils soient Rouges ou
Jaunes. Nick Fury doit déployer des armements, des véhicules et un
aplomb démesurés pour contrer les menaces qui se présentent.
C'est Nick Fury qui a
la plus grosse.
Kaboom, et la suite
au prochain numéro
Sauver le monde, quand
on est un héros dont les aventures sont publiées mensuellement,
cela devient vite un énorme rocher de Sisyphe. Une « never
ending battle », comme l'avaient déjà formulé les
auteurs de Superman une vingtaine d'années auparavant, quand la
Seconde Guerre Mondiale semblait de pas avoir de fin en vue.
Quand arrivent les
années 1970, la situation politique s'est légèrement apaisée. La
Détente est à portée de main, la guerre du Vietnam s'essouffle au
point que tous les protagonistes cherchent à lever le pied. Comme
par hasard, le super-héros connaît une légère éclipse à
l'époque. Le comic book d'horreur refait son apparition,
l'heroïc fantasy, tournée plus vers un passé mythifié que
vers un avenir incertain nous prodigue ses Conan et dérivés,
et l'on voit apparaître des super-héros borderline, qui n'ont plus
de super-héros que l'emballage : le Punisher, Ghost
Rider ou Iron Fist. Les grandes créations de Kirby à
l'époque sont de l'ordre de l'épopée ou de la SF tout comme, dans
les années 50, elles lorgnaient vers le western et la romance.
Sur le plan politique,
l'opposition communisme/capitalisme commence à s'essouffler elle
aussi. Apparaissent d'autres contre-modèles promis à un bel avenir.
L'écologisme prend à cette époque une forme politique et
commencera à s'insérer dans le paysage et les consciences, dans le
sillage des chocs pétroliers. Et la religion réinvestira un champ
politique dans lequel elle était largement marginalisée depuis
longtemps : la révolution iranienne montrera s'il en était
besoin que l'opposition de deux blocs d'essence politico-économique
au niveau mondial ne pourra à terme qu'être dépassée, même si
l'impact e l'arrivée au pouvoir des Mollahs ne sera pleinement
compris à ce niveau qu'une douzaine d'années plus tard.
Hal Jordan ne se laisse
pas faire par le péril jaune.
Le super-héros ne fera
son grand retour qu'avec la deuxième moitié de la décennie, voire
le début de la suivante, et des runs phares chez les deux grands
éditeurs : X-Men par Claremont et Byrne, Daredevil
par Frank Miller, Thor par Simonson, New Teen Titans
par Wolfman et Perez. La logique y a changé. Il s'agit moins de
sauver le monde que d'explorer des situations, des rapports sociaux
et humains (ou inhumains), des variations d'alignements : si
Uncanny X-Men est une série de la rédemption, avec
l'exploration du passé et des motivations de Magneto, de Malicia ou
de Wolverine, Teen Titans travaille en sens inverse sur la
trahison, avec notamment les coups de théâtre liés à Terra. Les
mécanismes du soap opera, qui sont le grand apport de Stan
Lee dans les années 60, sont ici poussés à leur paroxysme avec la
construction en sub-plots (allusions parsemées dans le récit
qui donnent des indices sur la suite, même à très long terme) dont
Chris Claremont se fera le grand maître, parfois jusqu'à l'absurde
ou à l'incohérence.
Mais dans l'intervalle,
le discours s'est durci. On n'en est plus à l'insouciance des années
60. Gwen Stacy est morte dans les pages de Spider-Man, et à
présent ce sont Phénix, Elektra et Captain Marvel qui passent
l'arme à gauche. Des nuages s'amoncèlent.
Ronald et ses
joujoux
Les années 80 et la
« Révolution Conservatrice » voient un retour des
clivages traditionnels et de la rhétorique guerrière. La course à
l'espace est terminée depuis 1969 et le débarquement lunaire, mais
pour conjurer « l'Armageddon » qui lui semble proche (et
qu'il invoque avec tellement d'insistance qu'on a l'impression qu'il
l'appelle de ses vœux), le président Reagan lance l'Initiative de
Défense Stratégique, communément appelée « programme Guerre
des Etoiles ». Si dans les faits, la Guerre Froide est
nettement apaisée, dans le discours, elle bat son plein. L'Amérique
veut abattre « l'empire du mal » avec lequel elle signe
pourtant des traités de désarmement. Même la crise dite des
Euromissiles, centrée sur l'Allemagne, ne prend pas les proportions
de la crise de Cuba survenue vingt ans plus tôt. Par contre,
contrairement à sa grande sœur, elle génère des manifestations
très importantes.
L'apocalypse nucléaire
n'est plus un risque réel, c'est devenu un argument de vente pour
des politiques impopulaires, une affiche qu'on met dans la vitrine
pour fédérer les peureux et faire taire la contestation.
Mais cette peur brandie
bien haut génère des ondes de choc dans la culture. Le film Mad
Max 2 montre ce qui attendra les éventuels survivants : un
monde de confrontations autour de ressources devenues rares.
La BD mondiale saura
elle aussi répercuter cette ambiance : Akira (Japon, et
les Japonais savent très bien à quoi ressemble une attaque
atomique) et V for Vendetta (Royaume-Uni) se placent
délibérément dans un contexte apocalyptique post nucléaire. En
France, Enki Bilal se fait le chroniqueur de mondes en décomposition.
Et dans le domaine qui nous intéresse ici, le super-héros pur
sucre, The Dark Knight Returns (Par Frank Miller) et Watchmen
(par Alan Moore et Dave Gibbons) se placent directement de le
contexte de l'escalade nucléaire, dans l'attente lancinante de la
conflagration inévitable.
Pousse fort, Supes !
Dans Dark Knight,
un conflit localisé en Amérique Centrale (dans lequel on reconnaît
l'invasion américaine de l'île de Grenade) débouche sur un échange
nucléaire plongeant l'hémisphère occidental dans l'obscurité et
la barbarie. Cette petite guerre n'est qu'un épiphénomène,
l'expression d'un durcissement généralisé des mentalités.
Superman est devenu le bras armé du Président, et Batman un
anarchiste de droite contestataire et vindicatif déterminé à
secouer le cocotier pour voir ce qu'il en retombera. Le traitement
est viscéral et d'une incroyable efficacité narrative, mais le
final ne tranche pas grand-chose : si Superman limite les effets
du missile, les tensions ne sont pas résolues, la situation reste si
ce n'est bloquée, du moins très nettement stratifiée. Les
super-héros peuvent sauver le monde des conséquences de ses
travers, mais pas de leurs causes.
Prenez
garde aux Gardiens
Sorti
à peu près au même moment que Dark
Knight, Watchmen
est une date dans l'histoire des comics.
Dès la couverture des fascicules, le ton est donné : ils arborent
tous, juste sous le titre, la fameuse Horloge du Jugement Dernier du
Bulletin des Scientifiques Atomistes,
celle qui fut conçue pour refléter l'état de tension
internationale et, partant, le risque de conflagration nucléaire.
Détail parlant, à chaque numéro de la série, les aiguilles de
l'horloge se rapprochent un peu plus de minuit, et donc de la fin de
toutes choses.
Watchmen
est un pur produit cette époque tendue dans laquelle les peurs sont
hautement instrumentalisées. Les auteurs sont Anglais, et la BD
anglaise a déjà produit Judge
Dredd, parodie grinçante du régime
autoritaire thatchérien. Watchmen
s'inscrit dans cette tradition-là. Mais au lieu de se dérouler dans
un futur quelconque et indéterminé (comme Mad
Max ou Dark
Knight) la série s'inscrit dans un
présent alternatif, un monde de 1985 dans lequel Richard Nixon se
serait maintenu à la présidence, et dans lequel Kissinger aurait à
gérer une escalade géopolitique avec les Russes.
Les crises politiques,
sociales et économiques convergent vers leur paroxysme d'une façon
qui semble inexorable, et les super-héros dont le métier est
normalement de sauver le monde semblent ici totalement démunis, et
de toutes façons lancés sur la piste d'un complot contre eux, en
apparence insignifiant comparé aux enjeux globaux, et c'est leur
piteux échec dans cette quête qui assure le salut de l'humanité.
Eros, Thanatos et tout
le tremblement.
En
jouant avec les codes, Watchmen
change toutes les règles. Mais dans le domaine de la peur nucléaire
(comme dans bien d'autres d'ailleurs), il ne fait que mettre au jour
ce qui était jusqu'alors implicite dans les comics : l'épée
de Damoclès pèse sur le monde, et les escarmouches de la Guerre
Froide n'en sont que des masques, tout comme ces fins du monde
régulières que les super-héros parviennent à conjurer. Le vrai
sujet, c'est cette fin du monde imminente qui pèse depuis trente ans
sur la psyché collective comme une hypothèque impossible à solder.
La bombe gamma de Bruce Banner ou les gadgets démesurés de Nick
Fury n'en sont que des représentations édulcorées, et Moore a
décidé d'appeler un chat un chat.
Droit dans le Mur
La
chute du Mur de Berlin et l'effondrement du Bloc de l'Est, une fois
réglés les menus soucis liés à la présence de stocks nucléaires
disséminés dans des états nouveaux et peu préparés à assumer de
telles responsabilités, changea la donne au niveau politique. De
fait, on entre dans cette brève période où certains affectent de
croire à une « Fin de l'Histoire » dans laquelle les
rapports entre états se résument à la balance commerciale. Un
certain Oussama B., de Riyad, se chargera dès 1993 de leur montrer
que ce n'était pas si simple, en tentant de faire s'effondrer une
des tours du World Trade Center
(il refera une tentative 8 ans plus tard avec le succès que l'on
sait).
Mais Comme a pu le dire
Mikhail Gorbachev : « nous avons joué le pire tour de
cochon possible aux Américains, nous les avons privés d'ennemi »,
et l'Amérique triomphante se lance dans des conflits localisés sous
n'importe quel prétexte pour tenter de maintenir sa cohésion et son
fonctionnement économique : c'est le problème des économies
de guerre, elles permettent la Croissance, mais il faut de temps en
temps vider les stocks de munitions.
Des fois, il faut quand
même confisquer les jouets des enfants pas sages.
Dans
un tel contexte de menaces devenues asymétriques, le vrai conflit
vient de l'intérieur : faute d'un ennemi commun suffisamment
crédible pour resserrer durablement les rangs et canaliser
l'agressivité, tous les motifs de dissension jusqu'alors étouffés
remontent au grand jour : ce seront
Civil War et World
War Hulk, par exemple, ou la dérive
paranoïaque de la JLA dans Tower of
Babel ou Identity
Crisis. Mais c'est une autre
histoire.
Les
grandes menaces sont trop diffuses ou trop ponctuelles pour permettre
un « grand récit » tourné vers l'extérieur, et le Holy
Terror de Frank Miller tombe à pic
pour nous le rappeler : s'il tente de réactiver la mystique
engagée du Dark Knight,
force est de reconnaître qu'il n'en conserve plus que les oripeaux
brutaux, et pas la force visionnaire.
Le genre super-héros
se tourne de toute façon de plus en plus vers son passé, mettant en
avant des périodes glorieuses qui coïncident justement avec les
moments de tension mondiale. On reboote et on réitère les
origines, mais ces modernisations tombent souvent à plat :
désliper Superman, est-ce le rendre pertinent ou le normaliser, le
fondre dans la masse de ses petits camarades ?
Le cinéma ne s'y
trompe pas, et la réactivation de la franchise X-Men est passée par
First class
et le retcon
de la crise des missiles à Cuba, ou par un The
Wolverine s'ouvrant sur le
bombardement d'Hiroshima. On est enfants de l'atome ou on ne l'est
pas.
C'est le père
Hitchcock qui disait que « pire est le méchant, meilleur est
le film » et force est de reconnaître que l'Apocalypse
Nucléaire était un méchant qui avait de la gueule, et qui nous
manque peut-être un peu.
Dans les comics, je
veux dire. Les années 80 et les discours de Reagan, j'y étais, et
ça, ça ne me manque pas du tout.
Article publié sur Comics Sanctuary en 2014.
Article publié sur Comics Sanctuary en 2014.
Commentaires