Accéder au contenu principal

Suite cathartique

 Le sujet de la note d'hier me renvoie à quelque chose de plus large. Je le disais, je suis fasciné depuis un bail par la figure de Cuchulainn, et le roman de Camille Leboulanger vient interroger frontalement les raisons de cette fascination.

J'ai déjà écrit sur le sujet : le héros, notamment le guerrier, se met en marge du corps social. Nombre de cultures prévoient des rites de purifications au retour de ceux qui ont versé le sang, et des marques indiquant la nature de ces personnages. Encore de nos jours, l'uniforme et ses colifichets séparent le soldat du "civil", le mettant à part, par nature, de la civilisation, dont la nature est justement de réduire les conflits violents et de les cantonner, pour le meilleur ou pour le pire, à la marge, ou d'en réduire l'impact via des formalismes divers qui vont des affrontements sportifs aux rituels judiciaires.

On sait à quel point la figure d'Achille a influencé tout l'imaginaire militaire antique, de la Grèce à Rome. Pourtant, Achille est un cauchemar pour un commandant : indiscipliné, faisant passer ses affaires personnelles avant toute considération stratégique, il aurait pu faire perdre la guerre à son camp. De notre point de vue de civilisés, son seul moment vraiment rédempteur est l'entrevue avec Priam, où il met de côté sa colère pour retrouver une forme de décence et de respect.

Cuchulainn le fou de guerre a été rapproché d'Achille, il y a eu de nombreuses études montrant les parallélismes entre les deux personnages, en j'en ai causé ici même et ailleurs.

Mais pourquoi cette fascination pour des figures de "héros" qui ne correspondent plus à nos standards de l'héroïsme ? La question de pose d'autant plus ces jours-ci, avec les 20 ans des attaques du 11 septembre et le début du procès du Bataclan. On met en avant des héros qui ont risqué leur vie pour secourir les autres. En face, les terroristes, dans leur propre cadre narratif, se présentent également comme les héros d'une cause. Et se rendre compte qu'ils fonctionnent dans un cadre conceptuel pas si différent des héros antiques a de quoi coller des frissons et nous pousser à interroger la notion.

Revenons à la notion de civilisation. Elle a évolué avec le temps, et le cloisonnement qu'elle implique au début s'est démultiplié. La séparation entre la cité et le grand extérieur n'a plus cours, avec la disparition des remparts et l'extension à l'infini des entre-deux, banlieues, centres secondaires, infrastructures éloignées mais nécessaires. Les cloisonnements se font désormais en interne, entre classes sociales notamment. Des détails, comme les jargons professionnels, peuvent générer des séparations subtiles au sein d'un même sous-groupe. Les différences de statuts (fonctionnaire, salarié, freelance, rentier) créent d'autres rapports et, n'en déplaise aux tenants d'identités absolues et invariantes, l'identité de chacun n'est souvent que la somme de ces constructions et des faisceaux de socialisation qu'elles induisent.

Quel rapport entre cette digression et un personnage de brute épaisse comme le Chien du Forgeron ? Lui-même est prisonnier de toutes sortes de prescriptions sociales ritualisées avec lesquelles il se débat. Dans sa culture (et dans le cadre de la fiction épique où il évolue, encore une séparation, pas forcément étanche, celle entre le réel et les histoires) c'est peu ou prou l'équivalent de nos propres prescriptions complexes et fluctuantes : on ne s'habille pas de la même façon et on ne parle pas avec les mêmes mots pour un dîner chez l'ambassadeur, un entretien d'embauche, un rendez-vous chez le médecin ou une compétition sportive. Mais tout cela a fini par être intériorisé.

Ces pesanteurs sociales sont vite écrasantes. La libération de la violence par un personnage comme Cuchulainn a quelque chose de cathartique, comme de voir Vin Gasoil s'asseoir sur le code de la route ou Keanu Reeves se jouer de toutes les lois de la physique. Notons qu'Achille, Cuchulainn, Héraklès et bien d'autres sont fatalement rattrapés par les conséquences de leurs actes. Gilgamesh, qui se traîne des casseroles du même genre, s'en tire mieux : sa quête, à défaut de réussir, lui apporte la sagesse et il est un des rares héros de ce genre à mourir apaisé (même Ulysse a une fin piteuse, tué sur une plage par un fils adultérin qu'il n'a pas reconnu) (notons que le motif existe, mais dans l'autre sens, avec Cuchulainn, abattant son propre rejeton). La fin heureuse de l'épopée de Gilgamesh nous dit peut-être quelque chose de la civilisation qui l'a produite, d'ailleurs, une culture qui refusait par principe la notion d'absolu (voyez à ce sujet la très belle intervention de Richard Feynman comparant les conceptions grecque et babylonienne de la science).

Tout à notre fascination cathartique, en tout cas, nous oublions la morale de l'histoire, et souvent, nous nous méprenons sur son caractère exemplaire. Le choix de Cuchulainn conduit à des tragédies. Son exploit le plus fameux est de contrarier une razzia visant un troupeau de bovins, tout comme celui d'Achille est d'abattre un adversaire dans un conflit qui ne les concernait directement ni l'un ni l'autre.

À titre personnel je considère la catharsis amenée par la fiction comme quelque chose de fondamentalement sain (sinon je ferais un autre métier). La faire porter sur des personnages aussi ambigus que les héros épiques pose néanmoins question. Elle peut également porter sur des personnages de méchants : je dois causer des Harkonnen en fin de semaine, justement, et ça fait partie des éléments que j'aimerais évoquer.

Se pose surtout la question de l'iconisation et la réception. Ce qui pourrait nous emmener très, très loin.

Bref, quelques éléments de réflexion en vrac, que je soumets à votre attention à toutes fins utiles, mais que je regroupe surtout pour essayer de mettre de l'ordre dans ma tête après une lecture passionnante, de celles qui conduisent à gamberger un peu. Ça fait jamais de mal.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

En repassant loin du Mitan

 Bilan de la semaine : outre un peu de traduction, j'ai écrit  - 20000 signes d'un prochain roman - 20000 signes de bonus sur le prochain Chimères de Vénus (d'Alain Ayrolles et Etienne Jung - 30000 signes d'articles pour Geek Magazine    Du coup je vous mets ci-dessous un bout de ce que j'ai fait sur ce roman (dans l'univers du Mitan, même si je n'ai plus d'éditeur pour ça à ce stade, mais je suis buté). Pour la petite histoire, la première scène du bouquin sera tirée, poursuivant la tradition instaurée avec Les canaux du Mitan, d'un rêve que je j'ai fait. Le voici (même si dans la version du roman, il n'y aura pas de biplans) . On n'est pas autour de la plaine, cette fois-ci, je commence à explorer le vieux continent :   Courbé, il s’approcha du fond. À hauteur de sa poitrine, une niche était obstruée par une grosse pierre oblongue qu’il dégagea du bout des doigts, puis fit pivoter sur elle-même, dévoilant des visages entremêlés. Une fo...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...

Coup double

 Ainsi donc, je reviens dans les librairies le mois prochain avec deux textes.   Le premier est "Vortace", dans le cadre de l'anthologie Les Demeures terribles , chez Askabak, nouvel éditeur monté par mes vieux camarades Melchior Ascaride (dont vous reconnaissez dans doute la patte sur la couverture) et Meredith Debaque. L'idée est ici de renouveler le trope de la maison hantée. Mon pitch :   "Les fans d'urbex ne sont jamais ressortis de cette maison abandonnée. Elle n'est pourtant pas si grande. Mais pourrait-elle être hantée par... un simple trou dans le mur ?" Le deuxième, j'en ai déjà parlé, c'est "Doom Niggurath", qui sortira dans l'anthologie Pixels Hallucinés, première collaboration entre L'Association Miskatonic et les éditions Actu-SF (nouvelles).  Le pitch :  "Lorsque Pea-B tente un speed-run en live d'un "mod" qui circule sur internet, il ignore encore qu'il va déchainer les passions, un ef...

Le grand méchoui

 Bon, l'info est tombée officiellement en début de semaine : Les Moutons électriques, c'est fini. Ça aura été une belle aventure, mais les événements ont usé et ruiné peu à peu une belle maison dans laquelle j'avais quand même publié dix bouquins et un paquet d'articles et de notules ainsi qu'une nouvelle. J'ai un pincement au coeur en voyant disparaître cet éditeur et j'ai une pensée pour toute l'équipe.   Bref. Plein de gens me demandent si ça va. En fait, oui, ça va, je ne suis pas sous le choc ni rien, on savait depuis longtemps que ça n'allait pas, j'avais régulièrement des discussions avec eux à ce sujet, je ne suis pas tombé des nues devant le communiqué final. Qu'est-ce que ça veut dire concrètement ? Que les dix bouquins que j'évoquais plus haut vont quitter les rayonnages des libraires. Si vous êtes en retard sur Cosmonautes ! ou sur Le garçon avait grandi en un gast pay s, notamment, c'est maintenant qu'il faut aller le...

Le slip en peau de bête

On sait bien qu’en vrai, le barbare de bande dessinées n’a jamais existé, que ceux qui sont entrés dans l’histoire à la fin de l’Antiquité Tardive étaient romanisés jusqu’aux oreilles, et que la notion de barbare, quoiqu’il en soit, n’a rien à voir avec la brutalité ou les fourrures, mais avec le fait de parler une langue étrangère. Pour les grecs, le barbare, c’est celui qui s’exprime par borborygmes.  Et chez eux, d’ailleurs, le barbare d’anthologie, c’est le Perse. Et n’en déplaise à Frank Miller et Zack Snyder, ce qui les choque le plus, c’est le port du pantalon pour aller combattre, comme nous le rappelle Hérodote : « Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course, les premiers aussi à ne pas trembler d’effroi à la vue du costume mède ». Et quand on fait le tour des autres peuplades antiques, dès qu’on s’éloigne de la Méditerranée, les barbares se baladent souvent en falzar. Gaulois, germains, huns, tous portent des braies. Ou alo...

La pataphysique, science ultime

 Bon, c'est l'été. Un peu claqué pour trop mettre à jour ce blog, mais si j'en aurais un peu plus le temps que les mois précédents, mais là, justement, je souffle un peu (enfin presque, y a encore des petites urgences qui popent ici et là, mais j'y consacre pas plus de deux heures par jour, le reste c'est me remettre à écrire, bouger, faire mon ménage, etc.) Bref, je me suis dit que j'allais fouiller dans les étagères surchargées voir s'il y avait pas des trucs sympas que vous auriez peut-être loupés. Ici, un papier d'il y a déjà huit ans sur... la pataphysique.     Le geek, et plus encore son frère le nerd, a parfois une affinité avec la technologie, et assez souvent avec les sciences. Le personnage du nerd fort en science (alors que le « jock », son ennemi héréditaire, est fort en sport) est depuis longtemps un habitué de nos productions pop-culturelles préférées. Et, tout comme l’obsession du geek face à ses univers préféré, la démarche de la science ...

Send in the clowns

Encore un vieux texte : We need you to laugh, punk Y'avait un cirque, l'autre week-end, qui passait en ville. Du coup, on a eu droit aux camionnettes à hauts-parleurs qui tournaient en ville en annonçant le spectacle, la ménagerie et tout ça, et surtout aux affiches placardées partout. Et pour annoncer le cirque, quoi de plus classique qu'un portrait de clown, un bel Auguste au chapeau ridicule et au sourire énorme ? Démultiplié sur tous les murs de la ville, ce visage devient presque inquiétant. Un sourire outrancier, un regard masqué sous le maquillage, une image que la répétition rend mécanique. Ce sourire faux, démultiplié par le maquillage, voire ce cri toutes dents dehors, que le maquillage transforme en sourire, c'est la négation de la notion même de sourire. Le sourire, c'est une manière de communiquer, de faire passer quelque chose de sincère, sans masque. Un faux sourire, a fortiori un faux sourire maquillé et imprimé, fracasse cet aspect encor...

Aïe glandeur

Ça faisait bien longtemps que je ne m'étais pas fendu d'un bon décorticage en règle d'une bonne bousasse filmique bien foireuse. Il faut dire que, parfois, pour protéger ce qu'il peut me rester de santé mentale, et pour le repos de mon âme flétrie, je m'abstiens pendant de longues périodes de me vautrer dans cette fange nanardesque que le cinéma de genre sait nous livrer par pleins tombereaux. Et puis parfois, je replonge. Je repique au truc. De malencontreux enchaînements de circonstances conspirent à me mettre le nez dedans. Là, cette fois-ci, c'est la faute à un copain que je ne nommerai pas parce que c'est un traducteur "just wow", comme on dit, qui m'avait mis sur la piste d'une édition plus complète de la musique du film Highlander . Et qu'en effet, la galette était bien, avec de chouettes morceaux qui fatalement mettent en route la machine à nostalgie. "Fais pas le con, Niko ! Tu sais que tu te fais du mal !" ...

C Jérôme

 Ah, on me souffle dans l'oreillette que c'est la Saint Jérôme, en l'hommage au patron des traducteurs, et plus précisément des traducteurs qui se fâchent avec tout le monde, parce qu'il était très doué dans ce second domaine, le gaillard.   Jéjé par Léonard   Bon, après, et à sa décharge, c'est une époque où le dogme est pas totalement fixé et où tout le monde s'engueule en s'envoyant des accusations d'hérésie à la figure. À cette occasion, le Jéjé se montre plus polémique que traducteur et doit se défendre parce qu'il a aussi traduit des types convaincus ensuite d'hérésie. De nos jours, son grand oeuvre c'est la traduction latine de la Bible. Ce n'est pas la première du genre, mais c'est la plus précise de l'époque. Il s'est fondé notamment sur une version d'Origène (un des hérétiques qui lui vaudront des problèmes) qui mettait en colonnes six versions du texte, deux en hébreu et quatre en grec et fait des recherches de ...

Qu'ils sont vilains !

En théorie de la narration existe un concept important qui est celui d'antagoniste. L'antagoniste est un des moteurs essentiels de l'histoire, il est à la fois le mur qui bloque le héros dans sa progression, et l'aiguillon qui l'oblige à avancer. L'antagoniste peut être externe, c'est l'adversaire, le cas le plus évident, mais il peut aussi être interne : c'est le manque de confiance en lui-même de Dumbo qui est son pire ennemi, et pas forcément les moqueurs du cirque, et le plus grand ennemi de Tony Stark, tous les lecteurs de comics le savent, ce n'est pas le Mandarin, c'est lui même. Après, l'ennemi est à la fois un ennemi extérieur et intérieur tout en même temps, mais ça c'est l'histoire de Superior Spider-man et c'est de la triche.  Tout est une question de ne pas miser sur le mauvais cheval Mais revoyons l'action au ralenti. L'antagoniste a toujours existé, dans tous les récits du monde. Comme le s...