Un truc que je continue de trouver formidable chez Isaac Babel (1894-1940), c'est sa capacité à montrer de façon très simple toute l'ambivalence complexe de la nostalgie. Juif ukrainien engagé aux côtés des Bolcheviques (puis purgé sous Staline), soldat puis journaliste, il prétend n'être entré en littérature qu'en 1924, mais il écrivait déjà précédemment comme reporter et ce travail contient les germes de tout le reste.
Que ce soit dans Cavalerie Rouge, racontant son passage comme correspondant de guerre attaché à un bataillon de cosaques illettrés, les Récits d'Odessa où il puise dans ses souvenir d'enfance pour faire le portrait d'une ville, de sa population et de ses travers, et Mes premiers honoraires, récupéré l'autre jour et attaqué dans le train pour Paris, Babel porte sur le monde qui l'entoure et l'agitation de l'époque un regard toujours un peu distant, à l'ironie très discrète. Et parfois, il semble éprouver le besoin de se replier sur des bases arrière qui l'apaisent, sur un sentiment de presque sécurité offert par un intérieur banal, un repas traditionnel, des vieilles personnes placides. Que ce soit le narrateur athée et communiste convaincu de Cavalerie Rouge se réfugiant un dimanche midi chez le rabbin d'une ville occupée pour se ressourcer un peu sans être dupe du ridicule de la situation, ou celui de Mes premiers honoraires qui se souvient avec tendresse de moments pénibles chez sa grand-mère acariâtre, cette ambivalence parcourt tout.
Lorsqu'il s'arrête pour faire le portrait des gens qu'ils croise et de leur histoire, ou pour expliquer des situations burlesques, il mélange l'ironie et une forme de tendresse. Il sait que le monde d'avant est en train de disparaître, que le nouveau ne tient pas toujours ses promesses, et préserve des bribes que tous jugeraient anecdotiques mais auxquelles il trouve une valeur secrète, une fragrance précieuse jusque dans sa trivialité, quelque chose de fugace qu'il tente de fixer.
Lire les récits de Babel sur l'Ukraine et Petersbourg, c'est un peu comme se plonger dans les nouvelles d'Ivo Andric sur la Bosnie, ou celles de Singer sur la Pologne, avec des degrés d'ironie et de truculence divers : on est au ras des gens.
Babel fait partie de ces auteurs sur lesquels je reviens avec une certaine régularité. Il préserve ces petits riens, ces odeurs de soupe mise à mijoter ou d'encaustique, balayés entre-temps par le vent de l'histoire, comme il aura aussi préservé le souvenir de cosaques très brutaux mais très innocents, finalement, dans leur simplicité, ou les râleries des boutiquiers qui ne voient des forces en présence que l'obsession partagée des réquisitions.
Il y a chez Babel quelque chose d'un Corto Maltese sans le romantisme aventureux, mais avec la même part de cynisme et de sentimentalité, et le même recul ironique sur eux.
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