Accéder au contenu principal

Un bouquin qui a du chien

Je vous l'avais dit à ce moment-là, je crois, mais j'ai profité de mon passage à Redon pour y prendre et m'y faire dédicacer Le Chien du Forgeron, de Camille Leboulanger, roman sorti cet été aux éditions Argyll. Je l'attendais de pied ferme, ce bouquin, depuis son annonce au printemps dernier.

Forcément que je l'attendais. Quel sujet ! Pour ceux qui ne le sauraient pas, "le chien du forgeron" est une expression désignant un guerrier légendaire irlandais de l'âge du fer, Cuchulainn, auquel sont consacrés toutes sortes de poèmes épiques, regroupés dans le "Cycle d'Ulster", et que certaines de ses aventures et nombre de ses traits de caractère ont conduit à rapprocher d'Achille. Tout ce qui touche à ce personnage finalement assez méconnu a quelque chose de passionnant mais aussi d'étrange et d'atroce.

Les plus acérés d'entre vous auront remarqué que ce n'est pas la première fois que je parle de lui (le lien ci-dessus l'aura rappelé aux autres). J'avais d'ailleurs signé un gros papier sur "Cuchulainn, modèle de héros ?" dans l'anthologie Celtes ! publiée chez les Moutons électrique. Sara Doke, qui dirigeait l'ouvrage, pourra en témoigner : il a fallu qu'elle me relance à plusieurs reprises, et j'ai failli abandonner deux fois la rédaction de l'article en question. Le sujet est difficile. Analyser la figure de Cuchulainn, brute épaisse prise dans un filet d'interdit, de dettes d'honneur et de malédictions qui le poussent à sa perte glorieuse au prisme de nos conceptions modernes de l'héroïsme n'a rien de simple. Comment qualifier de héros un être aux accès de colère brutaux et meurtriers, qui a d'ailleurs tué son meilleur ami et son fils ?

D'autant que le concept de héros, ça vous amusera peut-être de l'apprendre, est quelque chose que je trouve problématique depuis longtemps. Une partie de mes romans, notamment mon cycle arthurien en cours (le tome 2 sort en février prochain), cherche à interroger la notion, à gratter ce qu'il y a derrière, à voir comment cela fonctionne.

C'est précisément ce que fait Camille Leboulanger ici (oui, j'en viens enfin au fait, je conçois que parler de sa propre gueule pendant 3 paragraphes avant de parler du bouquin du jour a quelque chose de malséant, mais je tenais à préciser où je me situais par rapport à l'objet de notre étude) (promis, j'arrête les parenthèses à rallonge pour aujourd'hui). Tout en respectant le déroulé de la légende irlandaise, l'auteur pose un regard critique dessus, l'interroge, la décortique.

Pour marquer cette mise à distance du sujet, il emploie un beau dispositif narratif : au fil d'une nuit de beuverie, un homme qui a un peu connu Cuchulainn en raconte la vie pour peu qu'on maintienne pleine sa coupe. La présence de ce personnage permet beaucoup de choses en termes de rythme, de commentaire et de mise en abyme. Sa voix ne s'efface jamais complètement, jugeant telle situation au passage, précisant tel élément de contexte, sautant d'une époque ou d'un lieu à un autre, indiquant si elle tient telle chose d'une source extérieure ou du témoignage de ses propres yeux. Et elle réclame à boire. Mentalement, le lecteur ne quitte jamais tout à fait la salle enfumée.

Cette voix impose sa vision. Le narrateur n'a aucune sympathie pour celui qu'il appelle "le Chien". Ce faisant, il arrache à cette figure tous les oripeaux de l'épique et la montre dans tout ce qu'elle peut avoir de misérable. De façon habile, il pose la légende comme étant connue de ses auditeurs, ce qui lui permet de passer rapidement sur certains éléments (le festin de Bricriu est à peine évoqué) pour se concentrer sur les plus signifiants, les étapes du chemin de croix que s'impose inconsciemment le Chien à lui-même.

L'éditeur le disait en annonçant le livre, c'est fondamentalement un roman sur la masculinité toxique, le culte de la virilité et de la violence, jetant sur cette légende très ancienne un regard très moderne. Inutile de dire que l'auteur s'est attiré des commentaires très violents de gens dont on devine très bien l'orientation politique, qui se sont arrêtés à l'expression mise en avant, qu'ils voyaient comme un marqueur "woke". C'était prévisible et prévu, confortant d'ailleurs la justesse du propos du livre.

Ce propos, justement, est magnifiquement tenu. On sent, et il s'en explique d'ailleurs, que le narrateur n'a comme je le disais aucun amour pour le Chien. Il explore les occasions manquées. Car la légende de Cuchulainn, comme celle d'Achille d'ailleurs, contient cet élément de choix : mourir vieux et chargé d'ans, mais sombrer dans l'oubli, ou être fauché en pleine jeunesse pour récolter une gloire éternelle. Le narrateur, tout en se faisant payer des coups, note avec tristesse les moments où l'histoire aurait pu prendre un tour différent. On se trouve face à un récit tragique au sens le plus ancien du terme.

Bref, très beau sujet, au traitement fort habile. Je suis d'ailleurs assez jaloux de certaines tournures de phrases. C'est magnifiquement écrit.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Une chronique de merde

J'ai eu une épiphanie. Genre, un bouleversement mental. Depuis toujours, je connais le mot "drokk" employé dans Judge Dredd. En tout cas depuis que je lis Judge Dredd, donc on se situe milieu des années 80, ou début de la deuxième moitié. C'est l'interjection classique de la série (employée aussi à l'occasion dans Dan Dare) et, dans une interview de je ne sais plus quel auteur anglais, lue il y a longtemps, il revenait là-dessus en disant "oui, c'était pour remplacer fuck parce qu'on pouvait pas mettre des gros mots et tout le monde comprenait". Notons que dans Battlestar Galactica, ils disent "frak" et ça revient au même.   Sauf  que non, les deux mots ne sont pas exactement équivalents. Le diable est dans les détails, hein ? Frak/fuck, ça tient. C'est évident. Par contre, Drokk il a une étymologie en anglais. Et ce n'est pas fuck. Il y a en vieux norrois, la langue des vikings, un mot, "droek" qui signifie grosso...

Ïa, ïa, spam !

Bon, vous connaissez tous les spams d'arnaque nigériane où la veuve d'un ministre sollicite votre aide pour sortir du pognon d'un pays d'Afrique en échange d'une partie du pactole, pour pouvoir vous escroquer en grand. C'est un classique, tellement éculé que ça a fini par se tasser, je reçois surtout ces temps-ci des trucs pour des assurances auto sans malus ou les nouveaux kits de sécurité pour le cas de panne sur autoroute et des machins du genre, c'est dire si ces trucs sont ciblés. Y a aussi de temps en temps des mails d'Ukrainiennes et de Biélorusses qui cherchent l'amour et tout ça, et qu'on devine poster leur texte bancal d'un cybercafé de Conakry. Ça se raréfie, ceci dit, les démembrements de fermes à bots ayant porté un peu de fruit.   Mais là, j'en ai eu un beau. Et la structure du truc montre qu'il a été généré par IA. On me sollicite pour un club de lecture. Très bien, on me sollicite aussi pour des médiathèques des salons...

Faire son trou

 Pour diverses raisons, je me suis revu récemment Le Trou Noir, film de SF produit par Disney à un moment où la boîte va pas très bien et essaie plein de trucs. Cette période donnera également Tron , Taram , Le Dragon du lac de feu ... Tous plein de films sortant du canon habituel de la maison et qui vont se planter, mais sont restés gravés dans la tête de ceux qui les ont vus.     Le vaisseau pète la classe   Le Trou Noir , il part avec de très lourds handicaps. Il sort après des années de development hell. Lancé dans la foulée de 2001 et pour surfer sur la vague des films catastrophe, il finit par sortir la même année qu' Alien et Star Trek 1 . Si ce truc était sorti en même temps que La bataille de la planète des singes , il aurait pu sérieusement cartonner.   Maximilian Schell aussi en Nemo de l'espace  Parce qu'il a plein de qualités, hein, un super casting (même si la moitié des acteurs n'ont pas l'air de croire une seconde à leurs répliques (film...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin, ...

Visions d'ailleurs

 Une petite note ne passant pour signaler la sortie d' Alan Moore : Visions , chez les copains de Komics Initiative, un recueil de petites choses inédites par chez nous du Wookiee de Northampton. Couve du toujours excellent Laurent Lefeuvre Pourquoi j'en cause ? Ben déjà parce que Alan Moore, raison qui se suffit à elle-même, je crois, mais surtout, ce recueil contient l'essai Writing for Comics , dont j'assure la traduction, qui n'est absolument pas un manuel à l'usage du scénariste de BD voulant appliquer les recettes du maître tel une ménagère achetant un bouquin de Paul Bocuse parce qu'elle doit recevoir à Noël, mais une sorte d'ovni philosophique, mi méditation désabusée sur ce qu'est ou devrait être la bande dessinée en tant que médium, mi exhortation à refuser les facilités de l'écriture, et à dépoussiérer les méthodes. Ce n'est absolument pas une méthode clé en main, donc. D'autant que Moore déteste cordialement les méthodes clé e...

Edward Alexander Crowley, dit Aleister Crowley, dit Maître Thérion, dit Lord Boleskine, dit La Bête 666, dit Chioa Khan

" Le client a généralement tort, mais les statistiques démontrent qu'il n'est pas rentable d'aller le lui dire. " (Aleister Crowley, 1875-1947) S'il y a un exemple qui démontre le côté contre productif du bachotage religieux dans l'éducation des enfants, c'est bien Aleister Crowley. Bible en main, son père était un de ces protestants fanatiques que seul le monde anglo-saxon semble pouvoir produire, qui tentait d'endoctriner son entourage. Il est d'ailleurs à noter que papa Crowley ne commença à prêcher qu'après avoir pris sa retraite, alors qu'il avait fait une magnifique et lucrative carrière de brasseur. Comme quoi il n'y a rien de pire que les gens qui font leur retour à Dieu sur le tard, après une vie vouée à l'extension du péché. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la greffe n'a pas pris. Même en laissant de côté l'autobiographie de Crowley, largement sujette à caution (comme toute autobiographie, ...

Qu'ils sont vilains !

En théorie de la narration existe un concept important qui est celui d'antagoniste. L'antagoniste est un des moteurs essentiels de l'histoire, il est à la fois le mur qui bloque le héros dans sa progression, et l'aiguillon qui l'oblige à avancer. L'antagoniste peut être externe, c'est l'adversaire, le cas le plus évident, mais il peut aussi être interne : c'est le manque de confiance en lui-même de Dumbo qui est son pire ennemi, et pas forcément les moqueurs du cirque, et le plus grand ennemi de Tony Stark, tous les lecteurs de comics le savent, ce n'est pas le Mandarin, c'est lui même. Après, l'ennemi est à la fois un ennemi extérieur et intérieur tout en même temps, mais ça c'est l'histoire de Superior Spider-man et c'est de la triche.  Tout est une question de ne pas miser sur le mauvais cheval Mais revoyons l'action au ralenti. L'antagoniste a toujours existé, dans tous les récits du monde. Comme le s...

Le mythe du surhomme, la peur du sursinge, l'oubli du crâne d'œuf de l'UMP

Ha ha ha ! Enfin reçu mon petit colis avec mes exemplaires de Mythe & super-héros , excellent ouvrage signé par moi qui sera mis en vente ce mois-ci dans toutes les bonnes librairies et peut-être même quelques autres. Au passage, c'est l'occasion d'écouter ici une intervention de mon estimable éditeur, André-François Ruaud, des Moutons Electriques . C'est pas souvent qu'on dit autant de trucs gentils sur moi comme ça, alors ça m'émeut. (Uriel, s'il te plait, avant de proférer des saloperies, là, essaie de respecter la magie du moment, quoi, merde). Par ailleurs, c'est aussi aujourd'hui que j'ai appris, sur un blog connu consacré aux arts séquentiels, qu'Edmond Tourriol avait peur de King Kong quand il était petit. Cette nouvelle me heurte au plus profond de mon être. Comment peut-on avoir peur de King Kong, qui était l'être le plus cool de l'univers ? Il faisait du catch avec des tyrannosaures, putain ! Des foutus T-Rex qu'...

Tablette

Tiens, j'ai eu l'occasion de tester l'iPad, le truc dont tout le monde parle, pas plus tard que cet après-midi. Y a pas, la navigation est fluide et intuitive, c'est d'un maniement très agréable. Je découvre, hein, parce que, tout à mon mépris abyssal de la téléphonie mobile, je n'avais jamais eu l'occasion de faire joujou avec l'interface de l'iPhone. Cette fluidité agréable à toutefois un prix : c'est une inteface accessible et directive pour neuneu, je n'ai pas l'impression que ce soit tellement paramétrable et organisable, tout ça. Mais bon, j'ai peut-être de mauvais réflexes dus au fait que j'approche ça comme si c'était un ordinateur, alors que ça n'en est pas exactement un. Le côté directif de l'interface m'agace, de fait. Ça fait partie des choses que j'ai désactivées sur iTunes, j'aime pouvoir gérer moi-même l'organisation de mon bordel, et je déteste laisser la machine tout ranger au petit bon...