Il m'arrive souvent d'utiliser le mot "curseur" pour parler de traduction, sans doute improprement, mais en fait je m'en fiche un peu. Ce que je veux désigner par là, c'est le fait que certains mots pourtant évidents ne recouvrent pas tout à fait la même chose lorsqu'on passe d'une langue à une autre.
Dans mon boulot, j'y suis forcément confronté avec l'anglais. C'est une langue qu'on connait tous peu ou prou, mais qui pose souvent, dans un sens ou dans l'autre, des problèmes subtils.
Le plus connu est celui de la deuxième personne : l'anglais est "cette langue merveilleuse où l'on vouvoie son chien et où l'on tutoie Dieu", comme disait un de mes profs, du temps de ma jeunesse folle. L'usage a amené à utiliser en permanence les formes en "you", deuxième personne du pluriel, et plus du tout celle en "thou", singulier, qui n'ont persisté que dans le domaine religieux (et même là ça tend à disparaître) à cause de la longue prévalence de la "King James Bible" datant de la fin de la renaissance.
Du coup, Stan Lee s'est beaucoup amusé à utiliser "thou" dans Thor, pour donner un côté sacré aux dialogues des dieux asgardiens. Et c'est bien sûr un truc qu'il est impossible de rendre directement en français.
Du coup, l'utilisation systématique de "you" suppose toujours un choix de la part du traducteur français, vu que vous/tu marque le degré de familiarité entre deux personnages, qu'il faut juger selon d'autres paramètres en anglais (utilisation du nom ou du prénom, du "monsieur", du grade…) avec parfois des difficultés à rester tout à fait cohérent. (j'ai encore eu un échange de mail l'autre jours avec un éditeur pour caler ça sur un bouquin).
Une boutade de traducteur dit "quand deux personnages passent de vous à tu, c'est qu'ils ont couché ensemble", mais là aussi, c'est parfois subjectif.
Ce point de bascule où l'on passe de l'un à l'autre, voilà ce que j'appelle un "curseur".
Après, je m'amuse beaucoup à expliciter les rapports entre personnages avec des situations où l'un des deux vouvoie l'autre, tandis que celui-ci le tutoie en retour. C'est un moyen quasi subliminal mais très efficace de montrer un rapport de force.
Mais il y existe d'autres curseurs rigolos, parfois là où on ne les attend pas. C'est la vieille histoire des Inuits qui ont trente, ou soixante (ou tout autre nombre du même genre) mots pour désigner la neige. Un champ sémantique large de ce genre indique une importance de quelque chose dans une culture. En France, on a plein de mots pour parler du cheval ou du cochon, suivant qu'il est mâle, femelle, châtré, adulte ou pas, etc.
Et on a un seul mot pour "liberté", tandis que le monde anglophone en a deux, "freedom" et "liberty", pour différencier les libertés individuelles des libertés publiques. Quand un texte anglais passe de l'un à l'autre, ça implique des contorsions pour le traducteur.
De même avec la distinction "monkey" et "ape" pour ce qu'on appelle indifféremment "singe" chez nous, ou "cemetary" et "graveyard", sur lequel il existe une distinction, apparemment, qui nous échappe un peu (j'aime beaucoup le mot graveyard, que je trouve poétique, la langue anglaise a le chic pour pouvoir produire ce genre de mots composés très parlants) (parfois en dépit du bon sens, comme avec "mouche à beurre", mais c'est une autre histoire).
Encore récemment, j'ai été emmerdé par le fait que l'anglais ne différencie pas fondamentalement la chouette du hibou. Tout au plus, la première est-elle qualifiée de "hibou de grange" (barn owl) pour certaines espèces. C'est d'un pratique, je vous jure…
La traduction, une fois qu'on a bien pigé les ressorts du texte source, n'est pas toujours un boulot très compliqué. Mais ce sont ces petites subtilités, ces curseurs, qui posent toujours problème dès lors qu'on réfléchit aux traductions automatisées, même avec les meilleures I.A. Un texte technique ou un manuel peut très bien subir ce processus sans trop de casse. Dès qu'on rentre dans l'humain, on se heurte à ces petites joyeusetés…
Commentaires
Ils ont aussi "Turtle" et "Tortoise" pour désigner les tortues (respectivement marines et terrestre).
Et rappelons-nous comment le traducteur du film Blade Runner s'était contorsionné pour arriver à faire la distinction sur Tortoise.
(à ne pas confondre avec Porpoise, d'ailleurs, c'est encore un autre bestiau)