À intervalles réguliers, je me retrouve à bosser sur Corben. J'avais traduit les deux Monde mutant (avec un pincement au coeur : un endroit du même nom, mais au pluriel, était ma librairie de comics préférée, du temps de ma jeunesse folle), puis Murky World, un récit supplémentaire pour Esprit des morts, son recueil inspiré d'Edgar Poe (il avait raison d'aller piocher là-dedans, je l'ai toujours dit, c'est dans le vieux Poe qu'on fait la meilleure... mais je m'égare).
Beaucoup plus récemment, j'ai fait le tome 3 de Den, Les enfants du feu, dont l'édition collector vient de sortir de presses et l'édition courante sera en librairie à la rentrée. Un peu plus tard, il y aura Dimwood, son tout dernier récit, achevé peu de temps avant sa mort. Je recommande assez, c'est complètement chelou, Dimwood.
Alors, Corben, vous allez me dire, c'est chelou. Et vous aurez raison. Il y a toujours chez lui un caractère grotesque, boursouflé, quand les couleurs ne piquent pas les yeux (avec Den, de ce côté là, c'est festival). J'admets, c'est un goût acquis, chez moi. je me souviens avoir eu des Den entre les main, quand j'étais ado, avoir entendu des gens pointus en BD en faire l'éloge, moi j'ai pas du tout compris à l'époque. Pour moi, c'était affreux, le mec savait pas dessiner, et si je reconnaissais que sa technique pour les couleurs était dingue, c'était pas non plus le genre de trucs que j'appréciais.
C'est compliqué, se forger un goût visuel à l'adolescence. Bilal, il a fallu un an ou deux pour m'y faire (je sais que j'étais tombé un peu trop tôt sur La foire aux Immortels et sur Les phalanges, je devais avoir dix ans, onze au plus), Pratt à peu près autant (je revenais régulièrement aux deux Corto qui trainaient au foyer du collège, avec un mélange de fascination/répulsion, puis je suis tombé en bibli sur la Ballade de la mer salée, album dans lequel la cristallisation graduelle du style Pratt permet de comprendre et d'assimiler sa tentation de la quasi-abstraction) ou même Kirby, que je détestais cordialement avant de piger que tous les auteurs de comics que j'aimais puisaient chez lui, qu'il en était le dénominateur commun. Il y a des styles plus aimables que d'autres pour un ado qui se laisse encore prendre à l'esbrouffe visuelle des auteurs à la mode. Je sais quels sont les jalons important de la formation de mon goût graphique.
Corben, ça a été bien plus long. Justement, j'y voyais une forme d'esbrouffe pas sous-tendue par une solidité du dessin, chaque fois que je tombais sur son boulot, notamment en revue. Je comprenais bien que l'ambiance particulière de son taf pouvait séduire, mais j'y étais encore hermétique. Tout au plus avais-je apprécié Vic & Blood.
Au début des années 2000, il s'est retrouvé à bosser pour Marvel et DC, sur Hellblazer et sur des mini-séries, notamment un truc sur Hulk, titré Banner. J'avais aimé ce qu'il avait tiré de l'histoire de prison dans Hellblazer, dont il faisait un cauchemar fiévreux, mais j'ai fait tilt en voyant Banner, en me disant "s'il y a bien un mec qui doit pouvoir faire des trucs marrants avec Hulk, c'est bien Corben". Ces boulots pour Marvel étaient très particuliers : travail au trait, couleurs presque ternes et pas modelées, donc l'inverse de Den. Et sous les personnages gardant un côté grotesque, on voit bien qu'en fait c'est solide, que l'univers est incarné. C'est le cas aussi dans son Punisher : the end avec Ennis.
Forcément, j'ai été voir La maison au bord du monde, par d'après Hodgson, parce que Hodgson. Mais plus pour Hodgson, auteur que j'adore, que pour Corben.
Par la suite, il fait du Hellboy avec Mignola, dont un truc avec des catcheurs mexicains. Forcément, j'ai été voir. J'aime beaucoup Hellboy. Et les catcheurs mexicains. Et force a été de reconnaître que sur ce genre de came, Corben était juste parfait.
Bref, j'étais en train de réévaluer à vive allure le bonhomme (à vive allure, entendons-nous, on va dire sur une période d'une dizaine d'années entre approximativement 2000 et 2010. J'en venais même à picorer dans ses vieux trucs que je connaissais mal. J'avais enfin pigé. Les délires lovecraftiens genre Rat god ont achevé de me convaincre s'il en était encore besoin.
Et puis il y a eu l'expo à Angoulème en 2019. C'est toujours important de voir les originaux, de voir comment bosse un gars comme ça. C'est là qu'on prend vraiment conscience qu'il laboure un sillon et qu'il sait ce qu'il fait. Et en plus il y avait ses sculptures et ses peintures plus académiques, donnant à penser que c'est un dessinateur très fort, mais qu'il s'éclate à partir dans le grotesque, qui se risque délibérément sur le bizarre.
Un autre truc épatant, c'est sa manière de penser les couleurs, et là aussi faut s'y accoutumer. Dans les années 70, les moyens d'impression encore frustes des comics sur très mauvais papier ne sont pas censés permettre ce genre de délires sentant l'aérographe. En fait, pour y parvenir, Corben retouche les films d'impression. Il repeint sur les plastiques transparents servant à séparer les couleurs primaires sous formes de points noirs, réinterprétés en encres CMJN. Parvenir à quelque chose en procédant de la sorte, ça implique de parfaitement décomposer les couleurs dans sa tête, vu qu'on ne travaille pas à l'aveugle, mais en combinant des valeurs en noir et blanc. C'est de la folie furieuse et justement ça permet ces mélanges complètement fous.
En grand fan de Lovecraft, Corben essaie de restituer des couleurs pas de ce monde.
Inutile de dire que, par la suite, Corben teste tous les logiciels et apprend à jouer avec : la séparation des couleurs intégrée à ces trucs lui permet de voir immédiatement le résultat de ses tripatouillages. L'évolution de l'impression et les meilleurs papiers font le reste. La restauration des couleurs, pour ces rééditions, est une autre tannée. José Villarubia, qui s'en est chargé, en parle dans les bonus de Den 3.
Bref, Corben, pour moi, ça a été un long voyage. J'en suis encore à redécouvrir certains de ses boulots, encore tout récemment son Mille et une nuits, dans une vieille édition. N'hésitez pas à aller fouiner là-dedans.
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