En ces temps apocalyptiques, où l'on s'attend confusément à une invasion de dinosaures zombies avant Noël, ou à un météore géant et radioactif, histoire de finir l'année en bouquet final, j'ai repensé à cette ancienne légende des "Justes secrets", qui existe sous diverses formes dans diverses traditions.
Illustration d'Edmund Dulac pour le Rubbayat du sage Omar Khayyam
Dans ces versions les plus classiques, elle dit qu'il existe une poignée d'hommes (douze en terre d'Islam, trente-six dans le Talmud, paraît-il), à la bonté foncière, à la parfaite équanimité, de discrètes fontaines de sagesse dont la simple existence retient la main vengeresse de Dieu. Par leur simple présence, ils constituent la démonstration que notre espèce n'est pas un ratage intégral, qu'elle dispose encore d'une réserve de grandeur cachée, qu'elle ne mérite pas l'oblitération ni le Dies Irae façon krakapoum wagnérien. Ils sont les piliers secrets du monde, la raison pour laquelle il perdure malgré toutes les avanies.
Bien entendu, chacun d'entre eux ignore sa vraie nature : s'il savait, cela fracasserait sa bienheureuse constitution et chargerait son âme d'un fardeau intolérable. Ou pire, cela l'entraînerait sur les sentiers corrosifs de l'orgueil. Et cela en réduirait mécaniquement le nombre, nous poussant tous collectivement vers l'oblitération.
Une variante de ce motif existe peut-être en orient. Dans certaines définitions du Bodhisattva, l'être sur le chemin de l'éveil fait une pause, pour ne pas trop vite échapper aux tourments de l'incarnation. Il s'arrête juste avant d'atteindre la perfection totale, par compassion pour le monde, pour permettre que dans son sillage, d'autres puissent eux aussi avancer, parce que sa bonté et sa générosité sont communicatives. Ce désir d'aider est le dernier dont il ne parvient à se débarrasser, et il participe de sa grandeur.
Les deux motifs ne se recoupent pas complètement, mais je ne peux m'empêcher d'y voir une forme de parenté. Peut-être les immortels du Tao, retirés sur leurs montagnes, procèdent-ils de quelque chose de similaire.
En ce qui concerne la version méditerranéenne, la plus proche de nous, on peut faire remonter l'idée aux dix justes qu'Abraham est censé trouver dans Sodome et Gomorrhe pour que l'Eternel accepte d'épargner ces deux villes, et qui donnent son sens profond au récit. Non pas "Dieu va cramer les homos", comme voudraient nous le faire croire les fondamentalistes de tout poil (si l'on lit attentivement, le grand crime des habitants de Sodome, c'est d'avoir contrevenu sciemment aux lois les plus sacrées de l'hospitalité) mais le fait que, si ces dix justes avaient existé, le reste n'aurait guère eu d'importance.
En ces "temps intéressants" que nous traversons, je trouve une forme de consolation esthétique à revenir sur l'image de ces douze (ou trente-six, ou quel que soit leur nombre) justes dont la simple présence, à chaque jour et à chaque seconde, nous permet de perdurer, et qui ne le savent pas.
Prenez soin de vous et de vos proches. N'ajoutez pas au malheur du monde.
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