Accéder au contenu principal

Red Stars

 Une des polémiques de la semaine* concerne la Red Team, un groupe d'auteurs de SF et de BD qui servent de consultants à l'Armée Française dans un but de prospective : désignation des crises potentielles, réflexions sur les solutions éventuelles.

D'aucuns s'inquiètent, surtout dans le contexte actuel d'autoritarisme généralisé, de voir la littérature de Science Fiction réduite à quelque chose d'utilitaire, et à l'utilité inquiétante. D'autres semblent se réjouir de voir des auteurs à l'imagination reconnue permettre à une classe politique qui en manque singulièrement (tout comme de culture de base, scientifique ou autre) d'anticiper un peu sur un certain nombre d'événements à venir.

De mon côté, je suis partagé. Mon vieux fond anar s'inquiète forcément de cette récupération, d'autant plus celle de gens que, pour certains, je connais et respecte, parfois depuis très longtemps. Mais je ne suis pas surpris de voir émerger ça. Et plusieurs points intéressants méritent, à mon sens, d'être soulignés.

Des opérations du genre de la Red Team existent aux USA. Et depuis longtemps : ce sont des auteurs de SF, Heinlein en tête, qui ont développé les combinaisons pressurisées dans les années 40, par exemple, et un auteur de SF qui a mis au point cette très belle opération d'intox qu'était la Guerre des Etoiles, pas le film de Lucas, mais ce délire, vers 83-84, sur les satellites tueurs.

Une cellule prospective est indispensable. Gouverner, c'est prévoir. Et on l'a vu encore tout dernièrement, les énarques et politiques professionnels ne sont plus en capacité de prévoir quoi que ce soit, comme le démontre hélas la crise actuelle. Leur formation (et voir les recommandations à Science Po et ailleurs le montre bien) semble conçue pour les mettre sur les rails d'un "réalisme" étriqué et mal compris. Si jamais ils avaient eu de l'imagination au départ, l'institution se sera chargée de l'annihiler. Dès lors, ce genre de profil est incapable d'anticiper ou de réagir de façon efficace face à un "cygne noir", un événement paroxystique et considéré comme assez improbable pour qu'on puisse se passer de même le conceptualiser.

D'où le recours à des spécialistes. C'est déjà ce que racontait, d'ailleurs, la fin de Saga, de Tonino Benaquista.

Je ne pense pas, comme je l'ai lu ici et là, que leur boulot soit d'inventer de nouvelles armes. Ça, c'est le taf des ingénieurs.

Alors non, la SF n'est pas là pour donner des solutions. Je cite plus qu'à mon tour la phrase de Frederik Pohl selon laquelle "la SF n'est pas là pour prédire la voiture, mais l'embouteillage". Comme toute littérature, la SF n'a pas de vocation utilitariste en soi. En tant que prophétesse, elle n'a de toute façon guère plus de valeur qu'un quelconque horoscope dans un quotidien gratuit.

Par contre, elle peut conférer une forme d'agilité mentale et conceptuelle qui manque cruellement. La Red Team semble là pour donner accès à cette forme d'agilité à une force dont le but premier est d'assurer notre protection. Cette force est-telle susceptible d'être dévoyée ? Assurément. Les gesticulations récentes du ci-devant général, frère du fou du Puy, démontrent bien qu'on est en droit de s'inquiéter.

D'un autre côté, 2020 n'était probablement qu'une mise en bouche. Il est hélas probable qu'en 2040, nous nous trouverons collectivement face à des défis encore plus redoutables et insolubles. Et à des dilemmes effrayants. Les auteurs de SF de la Red Team ont, en leur âme et conscience, fait ce choix de travailler sur ces défis, tranchant d'un côté d'un dilemme moral complexe. Les montrer du doigt me semble une bien mauvaise façon d'aborder ce dilemme, et en nie toute la complexité.

Dans un monde idéal, on est d'accord que ça ne devrait tout simplement pas exister. Sauf que, bien sûr, nous ne vivons pas dans un monde idéal.







*J'ai déjà signalé ici et là que je ne m'exprimerai pas sur l'autre polémique, qui touche un collègue et ami de longue date. Avec Jay, on a partagé notre pain et pleuré nos morts ensemble, et quoiqu'on puisse penser de sa traduction, l'effet de meute qui s'est ensuivi me semble moche et indigne. Also : j'ai du mal à croire à la supériorité morale de gens qui vont encore s'épancher sur la plateforme toxique de Zuckerberg ; il y a un moment où il faut se souvenir du rapport Média/Message, et quel genre de personne on enrichit avec.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Back to back

 Et je sors d'une nouvelle panne de réseau, plus de 15 jours cette fois-ci. Il y a un moment où ça finit par torpiller le travail, l'écriture d'articles demandant à vérifier des référence, certaines traductions où il faut vérifier des citations, etc. Dans ce cas, plutôt que de glander, j'en profite pour avancer sur des projets moins dépendants de ma connexion, comme Mitan n°3, pour écrire une nouvelle à la volée, ou pour mettre de l'ordre dans de vieux trucs. Là, par exemple, j'ai ressorti tout plein de vieux scénarios de BD inédits. Certains demandaient à être complétés, c'est comme ça que j'ai fait un choix radical et terminé un script sur François Villon que je me traîne depuis des années parce que je ne parvenais pas à débusquer un élément précis dans la documentation, et du coup je l'ai bouclé en quelques jours. D'autres demandaient un coup de dépoussiérage, mais sont terminés depuis un bail et n'ont jamais trouvé de dessinateur ou d

Le Messie de Dune saga l'autre

Hop, suite de l'article de l'autre jour sur Dune. Là encore, j'ai un petit peu remanié l'article original publié il y a trois ans. Je ne sais pas si vous avez vu l'argumentaire des "interquelles" (oui, c'est le terme qu'ils emploient) de Kevin J. En Personne, l'Attila de la littérature science-fictive. Il y a un proverbe qui parle de nains juchés sur les épaules de géants, mais l'expression implique que les nains voient plus loin, du coup, que les géants sur lesquels ils se juchent. Alors que Kevin J., non. Il monte sur les épaules d'un géant, mais ce n'est pas pour regarder plus loin, c'est pour regarder par terre. C'est triste, je trouve. Donc, voyons l'argumentaire de Paul le Prophète, l'histoire secrète entre Dune et le Messie de Dune. Et l'argumentaire pose cette question taraudante : dans Dune, Paul est un jeune et gentil idéaliste qui combat des méchants affreux. Dans Le Messie de Dune, il est d

L'Empereur-Dieu de Dune saga l'autre

Hop, suite et fin des redifs à propos de Dune. Si jamais je me fends d'un "les hérétiques", ce sera de l'inédit. Le précédent épisode de notre grande série sur la série de Frank Herbert avait évoqué l'aspect manipulatoire de la narration dans  Dune , cette façon d'arriver à créer dans l'esprit du lecteur des motifs qui ne sont pas dans le texte initial. La manipulation est patente dans le domaine du mysticisme. Demandez à dix lecteurs de  Dune  si  Dune  est une série mystique, au moins neuf vous répondront "oui" sans ambage, considérant que ça va de soi. Il y a même des bonnes sœurs. C'est à s'y tromper, forcément. Et, un fois encore, le vieil Herbert (on oubliera charitablement le jeune Herbert et son sbire Kevin J. en personne) les aura roulés dans la farine. Dune  est une série dont l'aspect mystique est une illusion habile, un savant effet de manche. Certains personnages de la série sont mystiques. Certaines

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

Vlad Tepes, dit Dracula

" Vous allez vous manger entre vous. Ou bien partir lutter contre les Turcs. " (Dracula, 1430 -1476) Dracula... Le surnom du prince des Valaques est devenu au fil du temps synonyme d'horreur et de canines pointues, principalement sous l'impulsion d'un écrivain irlandais, Bram Stoker, qui le dégrada d'ailleurs au point de le faire passer pour un comte, un bien triste destin pour un voïévode qui fit trembler l'empire qui faisait trembler l'Europe chrétienne. Tout se serait pourtant bien passé s'il n'avait pas été élevé à la cour du Sultan, comme cela se pratiquait à l'époque. En effet, il fut avec son demi-frère Radu otage des Turcs, afin de garantir la coopération de la famille, son père Vlad Dracul étant devenu par la force des choses le fantoche de l'envahisseur (le père se révolta pourtant et y laissa la vie. Mircea, le grand-frère, tenta le coup à son tour avec le même résultat. il est intéressant de noter que les otages

Le super-saiyan irlandais

Il y a déjà eu, je crois, des commentateurs pour rapprocher le début de la saga Dragonball d'un célèbre roman chinois, le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) source principale de la légende du roi des singes (ou du singe de pierre) (faudrait que les traducteurs du chinois se mettent d'accord, un de ces quatre). D'ailleurs, le héros des premiers Dragonball , Son Goku, tire son nom du singe présent dans le roman (en Jap, bien sûr, sinon c'est Sun Wu Kong) (et là, y aurait un parallèle à faire avec le « Roi Kong », mais c'est pas le propos du jour), et Toriyama, l'auteur du manga, ne s'est jamais caché de la référence (qu'il avait peut-être été piocher chez Tezuka, auteur en son temps d'une Légende de Songoku ).    Le roi des singes, encore en toute innocence. Mais l'histoire est connue : rapidement, le côté initiatique des aventures du jeune Son Goku disparaît, après l'apparition du premier dr

Banzaï, comme disent les sioux dans les films de cape et d'épée

Hop, pour bien finir le mois, un petit coup de Crusades, tome 3 (non, on n'a pas encore déterminé le titre de l'épisode à ce stade). C'est toujours écrit par Nikolavitch (moi), Izu (lui) et dessiné par Zhang Xiaoyu (l'autre*). *je dis l'autre, parce qu'il existe aussi une Zhang Xiaoyu qui est un genre de star de l'internet en Chine pour des raisons de photos dévêtues, si j'ai bien tout compris)

Super-traumas de destruction massive

On le sait tous, pour peu qu'on ait un peu mis le nez dans les illustrés racontant les aventures de l'un ou l'autre super-slip combattant au nom de la vérité, de la justice ou de quoi que ce soit du même genre : leur origine est généralement lié à un traumatisme personnel plus qu'à l'obtention des pouvoirs. Pas de Spider-man s'interrogeant sur ses responsabilité sans la mort de l'Oncle Ben. Pas de Batman en croisade, sacrifiant sa vie dorée de milliardaire à une guerre sans fin sans l'agression subie par Thomas et Martha Wayne. Pas de Billy Butcher sans le viol de Rebecca et ses conséquences. (oui, bon, Butcher n'est pas exactement un super-héros, je sais). Pas de Docteur Strange sans la perte de sa dextérité de chirurgien qui l'a conduit à chercher des solutions drastiques et irrationnelles et à se remettre totalement en question sur le plan personnel. Pas de Wolverine en quête de lui-même sans les tripatouillages du projet

Magic Steve

« Par les hordes hurlantes d'Hoggoth et les mille lunes de Munoporr ! » Et dans un déluge psychédélique d'effets lumineux, le Docteur Strange se débarrasse d'une meute de goules gargantuesques. Puis il rentre dans son sanctuaire de Greenwich Village et le fidèle Wong lui prépare un bon thé vert qui draine bien partout où il le faut, parce qu'il faut garder la forme, n'est-ce pas.   Mais si l'on interrogeait un spécialiste des arts magiques (au pif, Alan Moore, qui de surcroît ne s'est à ma connaissance jamais exprimé sur Doctor Strange , c'est bien, je peux lui faire dire à peu près ce que je veux, du coup), il risque de nous répondre avec un ricanement amusé et très légèrement narquois (en ce qui concerne Alan Moore et ce qu'il pense des mages fictifs, vous pourrez avec profit vous reporter à ses déclarations concernant Harry Potter , et au sort qu'il fait subir à Harry dans le dernier tome de Century ). Et il aurait d'ailleurs raison.

Nietzsche et les surhommes de papier

« Il y aura toujours des monstres. Mais je n'ai pas besoin d'en devenir un pour les combattre. » (Batman) Le premier des super-héros est, et reste, Superman. La coïncidence (intentionnelle ou non, c'est un autre débat) de nom en a fait dans l'esprit de beaucoup un avatar du Surhomme décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra . C'est devenu un lieu commun de faire de Superman l'incarnation de l' Übermensch , et c'est par là même un moyen facile de dénigrer le super-héros, de le renvoyer à une forme de l'imaginaire maladive et entachée par la mystique des Nazis, quand bien même Goebbels y voyait un Juif dont le S sur la poitrine signifiait le Dollar. Le super-héros devient, dans cette logique, un genre de fasciste en collants, un fantasme, une incarnation de la « volonté de puissance ».   Le surhomme comme héritier de l'Hercule de foire.   Ce n'est pas forcément toujours faux, mais c'est tout à fait réducteu