Je suis sur une traduction en BD qui me pose un souci particulier. L'accent est une chose très particulière à rendre à l'écrit. Et à traduire, c'est carrément une tannée. Donc, traditionnellement, les traducteurs biaisent. Un accent est tellement spécifique à une langue qu'il est quasi impossible de le restituer dans une autre, ou pire, n'aurait plus aucun sens.
Y a une dizaine d'années, sur The Boys, les "voix" des personnages principaux reposaient pas mal sur des accents, des tournures très spécifiques (Hughie l'écossais, Butcher le cockney, etc.) (et Le Français, un souci particulier à la trad, ça aussi, ce personnage) et j'avais contourné l'obstacle en dotant chacun d'un registre propre, d'un argot bien à lui, de tournures particulières, plus datées pour l'un, plus banlieue pour l'autre, etc.
Sur ma trad de ce mois-ci (je vous dira de quoi il s'agit quand elle sera officiellement annoncée), le problème se pose différemment. Y a des accents dans tous les sens, qui représentent la voix de tel ou tel personnage mais… mais une partie de l'humour repose dessus, et en plus, ça rend quasi inintelligible certains jeux de mots, références, etc.
Cette trad, pour laquelle j'avais prévu 10 ou 12 jours en comptant large, je suis dessus depuis trois semaines et je la boucle à peine (j'ai encore la phase de relecture, qui sent déjà bien son hara-kiri au couteau à huitre), avec une pause de 3 jours pour faire une trad express (d'un truc facile) pour un autre éditeur, et des plages de temps pour avancer sur d'autres boulots, scénars et rédactionnels divers. J'en bave. J'ai décortiqué des bulles pour en trouver le sens, m'apercevoir que c'était de toute façon intraduisible et réécrire, ce que j'aurais pu faire dès le début. J'ai bricoler des accents pour les uns et les autres, mais bien entendu c'est plus de l'accent gallois ou cockney, mais des trucs évoquant l'auvergnat et la VQ des familles.
Et puis y a le drame absolu. La séquence avec des personnages américains tentant de contrefaire l'accent anglaise oxbridge. C'est la cerise sur le gatal, ça (voilà une vanne intraduisible) (nulle, certes, mais surtout intraduisible)
Faut savoir une chose : quand l'éditeur m'avait proposé cette trad, j'avais hésité et je lui avais dit. Mais c'est un pote, c'est une BD que j'aime beaucoup, c'est un défi intéressant, etc. Je ne voulais pas la laisser à un traducteur moins bon qui l'aurait cochonnée, ni à un traducteur meilleur qui m'aurait collé la honte. Donc je m'étais laissé fléchir et convaincre.
Bon, pour mes ricains tentant de parler le rosbif, j'ai trouvé un truc. J'ai bien évidemment passé deux heures sur douze bulles. En maudissant le ciel, l'auteur, l'éditeur, et ma propre outrecuidance. Et en sachant qu'il y aura forcément un ou deux pisse-froids pour me défoncer derrière, quand le bouquin sera sorti (comme dans plein d'autres domaines, c'est plus simple de casser du sucre sur une trad que de la faire) (après, le pire, c'est que si ça se trouve, ce sera à juste titre parce que je serai passé à côté d'un truc).
Bref.
Des fois, mon métier me fatigue. Et pour cet hiver, j'ai accepté un truc encore plus suicidaire dans le genre. Vous penserez à moi bien fort.
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