Ce
mois-ci, c'est le cinquantième anniversaire du vol historique
d'Armstrong, Aldrin et Collins qui conduisit les deux premiers jusqu'à
la Lune tandis que le troisième leur tenait la chandelle en orbite. Pour
fêter ça, j'ai décidé de vous balancer quelques extraits épars de mon bouquin
sur le sujet, sorti il y a déjà quelques années chez les Moutons
électriques. J'en mettrai un tous les deux ou trois jours, en alternance avec des articles "normaux" jusqu'au 21 juillet, date du petit pas pour l'homme…
Ce truc-là, oui
« Car
il faut bien qu’on sache qu’il a été démontré, d’une
manière générale, qu’aucun corps ne peut exister en dehors de ce
monde. »
Aristote
Depuis
l’aube de l’humanité, l’homme a toujours levé la tête et
regardé le ciel. Et comme l’homme est un être doué
d’imagination, il eut vite fait de nommer ce qu’il voyait en
haut, de le classer, et de projeter dessus idées et croyances. C’est
cette capacité à la projection qui a d’ailleurs doté les
constellations de noms poétiques comme le Lion, la Vierge ou la
Grande Ourse. Et qui d’ailleurs les fait exister tout court. On
l’oublie trop souvent, mais les constellations sont une pure vue de
l’esprit. Elles n’ont en tant que telles aucune réalité
physique, ce sont des images et des structures qui dépendent du
point de vue local de l’observateur. Ces étoiles qu’on projette
« à plat » sur la voûte céleste existent dans un
univers à trois dimensions, et sont parfois très éloignées les
unes des autres. Ces images n’existent que dans nos têtes.
Dans la
pensée primitive, et aussi loin que remonte notre mémoire
collective, le ciel est le domaine des dieux. C’est un espace
ineffable, siège du sacré. C’est un lieu différent, pas pareil,
autre, quasi abstrait, d’une nature fondamentalement étrangère à
l’homme et aux contingences bassement terrestres. Qu’il soit le
système gigogne de sphères cristallines que postulent les
philosophes grecs ou la toile de tente percée de petits trous des
chamanes eurasiens, on ne peut donc parcourir le ciel que par
l’esprit. Y voyager physiquement n’a même pas de sens, c’est
un concept abstrait, et on ne le visite que par le concept, ou alors,
comme le font les chamanes pour entrer en conversation avec les
dieux, sous l’influence de vapeurs ou de plantes, lors de transes.
Ses explorateurs y fréquentent les esprits de la nature, les âmes
des morts, mais pas d’entités concrètes ou solides.
Le ciel
est la demeure de puissances que l’homme ne peut rencontrer que
ponctuellement, et dont la fréquentation assidue rend fou. Des
mythes comme celui d’Icare ou de Phaéton se chargent de rappeler à
ceux qui en doutent, s’il en était besoin, que voyager dans les
cieux c’est encourir un terrible châtiment. Le grand péché de la
pensée grecque est l’hubris, le fait de s’élever au niveau des
dieux, et il est puni de la plus dure des façons. Icare se brûle
les ailes en allant chatouiller l’astre du jour, et Phaéton est
frappé par la foudre après avoir emprunté le chariot du soleil et
abusé des pouvoirs qui l’accompagnaient. Dans la Bible, le
Babylonien Nemrod est châtié pour avoir tenté de construire une
tour atteignant les hauteurs célestes, et l’humanité tout entière
paye le prix de son audace.
Jacob,
le patriarche de la Genèse, contemple en rêve la circulation des
anges sur une échelle montant vers Dieu. Parfois, de rares élus ont
accès au ciel à leur tour, comme Moïse ou le prophète Élie qui y
montent au moment de leur mort, ou comme Jésus, un peu plus tard.
Mais c’est pour ne jamais en redescendre, ou alors sous une forme
transformée, éphémère, divinisée. En accédant au ciel, ces élus
échappent à jamais au monde des hommes.
Le ciel
demeure un lieu où s’élaborent les mystères du monde, et le
monde lui-même n’est souvent vu que comme son reflet déformé,
une ombre imparfaite des splendeurs d’en haut.
Quelques
voix discordantes, comme celle de Plutarque (46-125 après Jésus
Christ) voient dans la Lune et éventuellement dans d’autres corps
célestes des mondes peu ou prou semblables au nôtre, d’autres
terres dans le ciel, chacune au centre de son propre univers.
Plutarque lève même l’objection soulevée par ceux qui
s’étonnaient alors que la Lune, si elle est matérielle, ne
retombe pas vers la Terre en l’expliquant par sa vitesse de
rotation autour de cette dernière, une vue étonnamment moderne qui
ne sera d’ailleurs pas remarquée ni suivie avant longtemps.
Hormis
Lucien de Samosate (120-180) qui raconte un débarquement sur la Lune
dans son Histoire véritable, nul ne va imaginer que le
terrain y soit praticable. Et Lucien lui-même ne voit son récit que
comme une satire de l’obsession du vrai et de la prétention
documentaire dans les récits de voyageurs souvent apocryphes qui
fleurissent à l’époque, ou des descriptions d’animaux délirants
juré-craché-c’est-vrai de Pline. L’Histoire véritable
n’est conçue dès le départ, et reçue par son public, que comme
une absurdité délibérée et absolue. C’est une parodie, un
anti-voyage, une manière de ridiculiser ces bêtes fabuleuses que
Pline décrit sans les avoir vues en les présentant pourtant comme
authentiques.
Le ciel
est encore, et de façon générale, considéré par ceux qui s’y
intéressent comme irréductible à l’homme et trop parfait.
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