Suite de ma petite série de rediffs en hommage au cinquantenaire du débarquement sur la Lune. Aujourd'hui, le 2001 de Kubrick :
Si
Stanley Kubrick est sans doute trop bien éduqué pour le formuler
ainsi, ce qu’il cherche à faire avec 2001, l’Odyssée de
l’espace (2001: A Space Odyssey, 1968)*,
c’est bien à ringardiser le cinéma de science-fiction spatiale
tel qu’il se pratiquait depuis les années 1950. Il cherche à
créer une expérience totalement inédite tout en employant des
motifs visuels familiers aux spectateurs. Il faut dire qu’à
l’époque, la course à l’espace bat son plein et que la Lune est
en ligne de mire et à portée de main.
L’imagerie
du film, d’un réalisme glacial issu des bureaux d’étude de la
NASA (qui a largement contribué au projet) oppose formellement
l’espace infini et ouvert du cosmos à des espaces infiniment clos
qui se referment de plus en plus : intérieur du vaisseau spatial,
puis intérieur de la capsule de sortie, puis intérieur du
scaphandre, dernière protection contre la morsure du vide. Mais
alors que l’homme se retrouve quasi nu face à l’immensité, ce
qu’il perçoit en priorité, c’est lui-même, c’est sa propre
respiration qui envahit tout l’espace sonore. Cette respiration est
tout ce qui le relie à son animalité et à ses origines terrestres.
S’il cesse de la percevoir, c’est qu’il se retrouve directement
confronté au vide, à la mort et au néant, sans plus même la
maigre protection de son casque.
Gagarine à l'entraînement, avec déjà un côté David Bowman
Parlons-en,
d’ailleurs, du casque, et des vaisseaux avec. Plus que les
attributs classiques (et quasi indispensables) de l’astronaute
parti explorer l’univers, ils sont posés dans le cadre du film
comme aboutissement de l’évolution humaine non pas l’homo
sapiens, mais bien l’homo faber, l’homme qui conquiert
et prend le contrôle de son environnement par la fabrication
d’outils. Le premier objet de cette sorte est la mâchoire de zèbre
qu’utilise l’homme singe des origines pour chasser et se
débarrasser de ses adversaires. Il est le premier barreau d’une
échelle de Jacob qui mène aux étoiles. La mise en scène du fondu
enchaîné le plus célèbre de toute l’histoire du cinéma pose
une continuité fondamentale entre l’arme improvisée, mais
révélatrice d’un nouveau regard porté par l’humanité sur son
environnement, et le vaisseau ultra complexe qui effectue des
rendez-vous orbitaux en emmenant ses passagers en toute sécurité
vers d’énormes stations au rythme d’une valse de Strauss.
Plus
que tout autre cinéaste, Kubrick s’entend d’ailleurs à capter
l’émotion dans les regards, et à faire de ces regards une
illustration paroxystique de son propos. On se souvient des regards à
la fois malveillants et caustiques d’Alex, dans Orange mécanique
(A Clockwork Orange, 1971), fous et meurtriers de l’engagé
Baleine dans Full Metal Jacket (1987), ou reflétant tout le
bouillonnement de non-dits et de lassitude conjugale d’Alice dans
Eyes Wide Shut (1999). Chez Kubrick, un regard suffit souvent
à poser les enjeux d’une relation, l’intériorité d’un
personnage, son rapport à l’univers qui l’entoure. Dans 2001,
les regards qui comptent sont celui de l’astronaute David Bowman,
froid, déterminé et efficace au départ, puis de plus en plus
exorbité et rendu vide par un mélange de terreur et
d’incompréhension quand il se trouve confronté à
l’inconnaissable, à une vision totale et concentrée d’un
univers qui le dépasse et qui vient de l’engloutir ; mais
aussi le regard d’HAL 9000, l’ordinateur de bord, l’intelligence
artificielle qui commande le Discovery. HAL est une voix
désincarnée qui peut jaillir de n’importe où dans le vaisseau,
et suit même les astronautes à l’extérieur, dans leurs sorties
extra véhiculaires. Mais cette voix, qui est celle qu’on imagine à
Dieu interrogeant Adam et Ève dans le jardin d’Éden, ou
poursuivant Caïn à l’Est d’icelui n’est rien comparée au
regard de la machine. Cet objectif parfaitement rond, à la pupille
rougeoyante, démultiplié dans tous les recoins du vaisseau, est
parfaitement inexpressif et glacial. Il est le reflet de
l’intelligence froide et inhumaine de la machine, à la fois
cyclope et monstre fait uniquement d’yeux, omniscient, panoptique
et omnipotent dans le cadre de son petit univers, il évoque presque
Nef, l’ordinateur conscient et auto divinisé de Destination
Vide (Destination : Void, Frank Herbert, 1966).
Reflets
dans des visières
2001
fut un choc esthétique, dont les trouvailles visuelles et de mise en
scène marquèrent durablement le cinéma de science-fiction : ses
longs travellings sur des vaisseaux avançant lourdement dans
l’espace furent recyclés dans Star Wars, Alien et
nombre d’autres productions des deux décennies suivantes, au point
d’être caricaturés jusqu’à l’absurde dans La Folle
histoire de l’espace (Spaceballs, Mel Brooks, 1987).
Mais ce
fut l’occasion aussi de lancer un discret dialogue
cinématographique, par-delà les frontières et les années. En 1972
sortit en Union Soviétique un étrange film d’Andrei Tarkovski,
Solaris. Adapté du roman de l’auteur polonais Stanislas Lem
(Solaris, 1961), il racontait la confrontation de
scientifiques terriens, sur une station orbitale lointaine, face à
un monde-esprit gigantesque, avec lequel la communication s’avère
plus que difficile. Vécu comme une réponse des communistes à 2001,
Solaris part du même postulat, le risque que court l’homme
de découvrir dans l’espace des choses qui lui seront par nature
éternellement incompréhensibles. Mais il en prend le contre-pied
sur le fond : si le monolithe de 2001 admet une lecture
mystique et pourrait être même l’instrument de Dieu, l’esprit
océanique de Solaris est une entité purement matérielle ;
elle est tout simplement trop colossale et trop déconnectée de nos
réalités quotidiennes pour que nous puissions trouver un terrain
d’entente avec elle.
Comme
2001, Solaris s’inscrit dans un mouvement de
l’humanité vers le ciel. Le personnage de Chris Kelvin (Donatas
Banionis) décore sa maison de gravures représentant des
montgolfières, il y en a sur tous les murs, partout, sans que le
regard puisse y échapper. Cette rondeur du ballon renvoie à celle
de la station et à celle du monde de Solaris, mais aussi aux sphères
et cercles omniprésents dans 2001. Ces montgolfières
insèrent le voyage de Kelvin dans une séquence, une tradition dont
il n’est que le continuateur, de la même façon que le vol du
professeur Floyd est présenté comme le résultat d’une chaîne
d’évolution technologique commencée à l’aube de l’humanité.
L'affiche tchèque
Ce
dialogue initié par Tarkovski en réponse à 2001, il
semblerait que Kubrick l’ait accepté et y ait répondu à son
tour. Dans son Shining (1980), il insère une scène qui fait
directement écho à un passage de Solaris. Se déplaçant
dans un couloir d’un étage qu’il sait désert, le petit Danny
Torrance (Danny Loyd), croise la trajectoire d’un ballon qui ne
peut matériellement avoir été lancé par personne. La séquence
renvoie directement à celle où Kelvin, arpentant les couloirs de sa
station, est troublé par des rires d’enfants totalement incongrus
en pareil cadre.
Mais la
comparaison entre 2001 et Solaris ne va pas sans
paradoxes. 2001 pose une tension continuelle, un effort de
dépassement de sa condition par l’homme, s’éloignant toujours
un peu plus de ses racines animales pour atteindre un niveau
surhumain, nietzschéen (et ce n’est pas pour rien que la musique
emblématique accompagnant l’élévation de l’homme est Also
sprach Zarathustra, de Richard Strauss), l’amenant à un stade
divin après qu’il se soit dépouillé de tous ses artifices, y
compris son rapport à l’espace et au temps. Solaris, film
reflétant censément une perspective communiste et positiviste,
oppose un modernisme, représenté par la station métallique dans
laquelle les hommes deviennent graduellement fous, à une
authenticité, la maison de campagne, où ils peuvent peu ou prou
tenter de guérir leurs blessures. Ce qui réconcilie les deux, ce
qui crée le lien, ce qui les inscrit dans une série, ce sont les
gravures de montgolfières au mur. Mais Solaris pose quand
même une solution de continuité entre ces deux mondes, quand 2001
affirme leur unicité profonde et décrit une marche inexorable de
l’histoire, et en ce sens est peut-être nettement plus marxiste.
Les reflets des lumières sur le casque de Bowman renvoient
d’ailleurs à ceux de la visière de Gagarine, dans les
documentaires concernant son entraînement, que les services
soviétiques de propagande avaient abondamment fait circuler durant
les années 1960. Comme quoi, vues de l’espace, les frontières
terrestres semblent triviales.
Et la version italienne
Il
était étrange de voir Steven Soderbergh s’attaquer à un remake
de Solaris à l’aube des années 2000. En effet, le cinéaste
restait plus connu pour des polars distanciés que pour de grandes
fresques spatiales. N’eût été sa réputation de styliste aimant
à s’emparer de genres visuels très divers (par exemple
l’expressionnisme allemand dans son Kafka de 1991), on
aurait pu craindre une meringue boursouflée du genre du Mission
to Mars (2000) de Brian de Palma. Mais Soderbergh s’attaquant à
Solaris, c’était la quasi-assurance d’obtenir un
commentaire visuel d’un genre et d’œuvres précédentes.
Certes,
la communication officielle parlait d’une nouvelle adaptation du
roman de Stanislas Lem, et non pas d’un remake du film de
Tarkovski. Mais les studios hollywoodiens et leurs attachées de
presse sont ainsi faits qu’il leur faut essayer de vendre comme un
blockbuster tout film de science-fiction à effets spéciaux,
quel que soit son traitement. Mais plus qu’un remake**,
en effet, cette version de Solaris se veut une continuation du
dialogue entamé trois décennies plus tôt. La version de 1972 était
une réponse ? Celle de 2002 sera un reflet. C’est même le sujet
du film : les apparitions qui hantent la station spatiale sont les
reflets des souvenirs de ses occupants, et eux-mêmes finissent par
se perdre dans le palais des glaces qu’est devenu leur propre
esprit. Cette primauté du reflet est appuyée par la manière qu’a
Soderbergh de filmer toutes les surfaces lisses, qui se retrouvent à
démultiplier toutes les lumières. Jusqu’au casque de Chris
Kelvin, joué par George Clooney, qui accroche l’éclat des voyants
et des ouvertures sur l’extérieur exactement comme le faisait
celui de David Bowman (Keir Dullea).
Remake
d’une réponse, reflet d’une adaptation, cette version est
jusqu’au bout cohérente dans son discours. C’est un palais des
glaces. Et elle pose de façon lancinante la question du retour :
quand le voyage spatial a transformé le voyageur, qu’est-ce donc
qui revient sur Terre ?
*Rappelons
s’il est nécessaire que le film est l’adaptation très libre de
La Sentinelle (The Sentinel, 1951), écrite par Arthur
C. Clarke, décidément parrain de toute une vision de la conquête
de l’espace. L’écrivain participa d’ailleurs largement à
l’élaboration du film.
**De
toute façon, le film de Tarkovski lui-même était un remake d’un
film en noir et blanc réalisé en 1968 par Boris Niremburg pour la
télévision soviétique, beaucoup moins ambitieux visuellement.
Mais le budget n’était visiblement pas le même non plus : du
coup, en 1968, l’écoutille du vaisseau ressemble incroyablement à
une vieille porte de studio.
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