Accéder au contenu principal

Combinazione

Oeuvrer dans un genre défini, la fantasy, le polar ou la SF, par exemple, c'est travailler avec certains codes. Chacun de nous, même non-lecteur, a une image très claire, sans doute trop d'ailleurs, de ce que sont ces trois genres (et il y en a d'autres, hein, comme la romance, le roman régional, le roman historique, mais parlons de ce que je connais le mieux, voulez-vous?) et c'est justement en grande partie à cause de ces codes.

C'est le même principe qui fait que vous ne confondez généralement pas le rap, la musique baroque, la polka et l'électro-blues guatémaltèque qui a fait la joie des hipsters pendant 6 ou 8 mois. Notons qu'à la question "c'est quoi le Jazz", Charles Mingus répondait "je ne sais pas et je m'en fous".

Mais quels sont-ils, ces codes de genres ? À quoi reconnaît-on la fantasy ou la SF ?


On connaît la boutade de Spinrad : "la science-fiction c'est tout ce qui est publié sous l'étiquette science-fiction." Lisez Spinrad, vous verrez que si ses bouquins ont souvent une tonalité commune, faite de mauvais esprit punk pour une très large part, ils ne se ressemblent pas toujours dans la forme. Le code spinradien de base, c'est le démontage de l'icône, c'est le grattage du vernis, c'est justement le retournement des codes. Y compris lorsqu'il travaille dans d'autres genres, comme le polar (lisez son thriller En direct, la prise d'otage d'une station de télé locale et la façon dont ça bouillonne dans les studios, entre syndrome de Stockholm et roublardise médiatique). On pourrait dire qu'un bouquin de Spinrad, c'est du Spinrad avant d'être de la SF, du polar ou quoi que ce soit d'autre. Et c'est vrai pour tout auteur avec une voix assez affirmée.

La science-fiction, pour ça, c'est un cas d'école. À l'origine, elle se cantonnait à l'anticipation plus ou moins acrobatique, et au space opera. Elle a depuis éclaté en des douzaines de sous-genres, et certains auteurs taquins ont exploré d'autres sciences que la physique fondamentale pour faire de la sociologie-fiction, de l'ethnographie-fiction, de l'archéologie-fiction, de la linguistique-fiction, qui ne sont jamais étiquetées de la sorte, mais je suis sûr que certains bouquins vous popent dans la tête quand je le présente comme ça.

Et, à l'inverse, au temps des pulps la distinction entre fantastique, SF et fantasy n'était pas toujours très claire, ni pour les lecteurs, ni même pour les auteurs. C'était aussi un peu le cas chez nous du temps du merveilleux scientifique.

De la SF sans robots ni stardestroyers, ça reste de la SF. Mais pourquoi et comment ? On y reviendra j'espère.

 


Un des motifs qui font "genre", ce sont les personnages iconisés. En général, vous savez immédiatement quand vous êtes dans une histoire de cow-boy, de super-héros ou d'aventurier de l'espace. Le détective en imper et chapeau mou est tellement entré dans notre imaginaire que des auteurs trichent pour l'intégrer dans leurs récits, même lorsqu'il est anachronique. C'est Rorschach dans Watchmen ou Tem dans Les futurs mystères de Paris. Notons que ces deux oeuvres se situent au confluent de plusieurs genres et en mixent les codes, ce n'est peut-être pas une coïncidence. Mais j'aurais tout aussi bien pu citer le cycle du Boudayin, et d'ailleurs je le fais, qui lui aussi insiste au passage sur une dimension méta.

 

La démarche inverse, c'est de partir dans l'autre sens, de déconstruire les codes en les retournant ou en refusant d'y recourir explicitement.Faire de la fantasy sans magiciens, sans quête explicitement définie, sans voyage du héros, par exemple. Et voir si cela reste identifiable comme de la fantasy. À la pointe de l'épée vient immédiatement à l'esprit, mais il y a plein d'autres exemples. Et j'ai lu des gens très sérieux signaler que, d'un certain point de vue, même Le rivage des Syrtes ou Le désert des Tartares pourraient être considérés comme une forme de fantasy, ou bien se situent dans une case un peu adjacente.

Ou faire de la fantasy en recourant explicitement aux codes de la SF, comme dans Star Wars ou Dune (oui, je trolle, je sais que c'est plus compliqué que ça mais vous voyez très bien ce que je veux dire). Blade Runner, c'est autant de la SF que du polar, et ça convoque énormément, surtout en film, d'imagerie associée au roman noir des années 40-50. Major Fatal, c'est complètement foutraque, mais c'est clairement de la SF. Mais pas que. Les codes d'Alien sont avant tout ceux du film d'horreur, et l'oeuvre emprunte, consciemment ou non, à des récits du temps des pulps, comme "Les caveaux de Yoh-Vombis", se situant aussi à l'interface de genres en constitutions.

(Je me souviens, quand j'étais enfant, des pages indiquant quels films se jouaient sur Paris, et les mecs s'emmerdaient pas, il y avait des catégories comme "science-fiction, horreur" et "western, aventure, karaté" si je me souviens bien. Je parlais de cases adjacentes, là on est plus dans des diagrammes de Venn.

Une métaphore que j'emploie beaucoup trop, c'est celle de la boîte à outils conceptuelle. Des motifs et des structures de récits tellement entrées dans les moeurs que chacun pioche selon ses besoins. en théorie, chaque genre a sa propre boîte, mais avec le temps des outils se retrouvent indifféremment dans l'une ou l'autre. Et parfois, on n'en a rien à foutre et on met tout dans la même caisse et on se démerde.

Le père Eco disait que ce qui faisait une histoire de James Bond, ce n'était pas la présence de tous les éléments iconiques du personnage (en tout cas au cinéma, vu que Fleming s'est amusé très tôt à détourner ses propres codes, alors qu'il détournait au départ les codes de romans d'espionnage précédents), mais la présence de suffisamment d'entre eux pour atteindre... il ne dit pas une masse critique, mais c'est à ça que ça revient. Si assez d'éléments sont présents, il y a une forme de "bonditude" que, d'ailleurs, les gens qui parodient le personnage savent souvent restituer.

Jean-Marc Lainé (qui a lu Eco) tirait la même conclusion pour le super-héros. Un super-héros n'a pas besoin d'avoir une cape, un masque, un costume collant, des pouvoirs, une identité secrète, un repaire, une némesis, une origine définie, un talon d'Achille pour être identifié comme tel. Deux ou trois de ces éléments, n'importe lesquels, suffisent généralement.

Ces éléments, ce sont ceux qu'on retrouve dans les boîtes à outils conceptuelles que j'évoquais plus haut. Tentacules, village isolés, consanguinité ou métissages étranges, universitaires au bord de la folie, secrets antédiluviens, manuscrits moisis et incomplets, chaque élément pris isolément ne suffit pas à se revendiquer de Lovecraft, mais la masse critique est vite atteinte.

Avec l'utilisation des codes couleurs de Superman

pour rhabiller un dieu nordique, Thor invente le mix de deuxième niveau

 

D'aucuns voient dans le mélange des genres une dimensions forcément méta ou, pour employer un gros mot, post-moderne. Ce n'est pas forcément le cas, tout dépend de la conscientisation des auteurs au moment où ils le font. Je ne pense pas que Siegel et Shuster avaient l'impression de créer un genre lorsqu'ils bricolaient Superman avec tout ce qu'ils aiment et trouvent cool ou iconique. Même la cape n'arrive que tardivement dans le processus, et c'est pour répondre à une contrainte graphique (lorsque la cape de Batman semble déjà plus là pour faire "genre").

Ils se sont contentés de piocher dans des boites à outils disparates.

Le mélange des genre n'est pas post-moderne en soi puisqu'il est à l'origine même des genres lors de leur constitution. On est à chaque fois sur des jeux de combinatoire plus ou moins inconscients, plus ou moins basés sur une imagerie devenue évidente en soi, disposant d'une existence propre : le cow-boy du monde réel n'a pas grand-chose à voir avec celui décliné dans plus d'un siècle de westerns. Faire un cow-boy de science-fiction, c'est donc jouer sur des couches successives de signification iconique.

Chaque auteur peut s'amuser à rebattre les cartes, tout en se situant dans un continuum flou, qui sera plutôt celui de la SF, plutôt celui du polar, et qui sera reconnaissable comme tel grâce à des signaux parfois faibles ou parfois évidents.

Trop théoriser en cases étanches, c'est oublier la manière dont on fait les saucisses. Ma métaphore vaut ce qu'elle vaut, mais elle résume bien ce que j'avais à dire.

J'ai sans doute mis beaucoup trop de temps à ne pas répondre à ma question initiale, et je l'ai fait un peu en vrac. Pardon aux familles, tout ça, et prenez soin de vous et du monde qui vous entoure.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bonneteau sémantique

Bon, même si j'ai pas vraiment d'éditeur en ce moment, pour les raisons que vous savez (si vous êtes éditeur et que je vous ai pas encore embêté en vous envoyant mes trucs, manifestez-vous), je continue à écrire.   Avec le temps, j'en ai déjà causé, je suis devenu de plus en plus "jardinier", en ce sens que quand je commence à écrire, je n'ai plus qu'un plan très succinct, indiquant juste la direction du récit et ses grosses balises et je me laisse porter par les situations et les personnages. Bon, une des raisons, c'est que quand je faisais des plans détaillés, j'en foutais la moitié au panier en cours de route. Une autre, c'est que je me fais plus confiance, à force. Là où j'ai changé mon fusil d'épaule, c'est que le truc sur lequel je bosse en ce moment est un roman d'anticipation (développant l'univers posé dans quelques unes de mes nouvelles, on retrouve d'ailleurs un personnage) et pas de fantasy. Mon plan se rédui...

Causes, toujours

 Dans la mesure où j'ai un peu de boulot, mais que ce n'est pas du tout intense comme ça a pu l'être cette année, j'en profite pour tomber dans des trous du lapin de documentation, qui vont de la ville engloutie de Kitej (pour une idée de roman avec laquelle je joue depuis l'an passé mais que je ne mettrai pas en oeuvre avant de l'avoir bien fait mûrir) à des considérations sur les influences platoniciennes sur le christianisme et le gnosticisme primitifs (pour me tenir à jour sur des sujets qui m'intéressent de façon personnelle) à des trucs de physiques fondamentale pour essayer des comprendre des choses sans doute trop pointues pour moi.     Là, ce soir, c'étaient des conversations entre physiciens et un truc m'a fait vriller. L'un d'entre eux expliquait que la causalité est une notion trop mal définie pour être encore pertinente en physique. Selon lui, soit on la repense, soit on la vire. Il cite un de ses collègues britanniques qui disai...

Sur la route encore

 Longtemps que je n'avais pas rêvé d'un voyage linguistique. Ça m'arrive de temps en temps, je ne sais pas pourquoi. Là j'étais en Norvège, je me retrouve à devoir aller dans le nord du pays pour accompagner un groupe, je prends un ferry puis une sorte de car pour y aller. Une fois sur place, on se fait une forteresse de bois surplombant un fjord, c'est féérique et grandiose. Pour le retour, pas de car. On me propose un camion qui redescend par la Suède, j'accepte le deal. Je me retrouve à voyager à l'arrière d'abord puis, après la douane, je passe devant avec le conducteur qui parle un français bancal et son collègue co-pilote qui cause un anglais foireux. Bon baragouine en suivant des routes tortueuses entre des pins gigantesques. Y a des étapes dans des trucs paumés où on s'arrête pour manger, un début de bagarre qu'on calme en payant une bouffe à tout le monde. Des paysages chouettes. Je suis jamais arrivé à destination, le réveil a sonné, ma...

Rebooteux

 Bon, on a profité de l'été pour se faire des sorties cinés avec la tribu Lavitch. Et comme il y a un tropisme comics par ici, ça a été Superman et Fantastic Four.     Pas grand-chose à dire sur le FF , qui est dans la moyenne des films Marvel en termes de scénar, mais bénéficie d'une belle direction artistique et d'un ton qui, pour le coup, colle assez avec ce qu'on était en droit d'attendre d'un film sur le quatuor le plus emblématique des comics, et qu'aucun des films précédents qui leur étaient consacrés n'arrivait à approcher (à part peut-être un peu le Corman, mais on reconnaîtra que c'est un cas particulier). Pas le film de l'année, mais un moment fun et coloré. On notera que prendre une actrice qui s'appelle Kirby pour faire le personnage le plus stanleesque de la bande ne manque pas d'ironie, mais elle fait bien le job, donc...  Fun et coloré, ce sont aussi des mots qui viennent à l'esprit en voyant le Superman , James Gunn ...

Romulus et Rémus sont dans un vaisseau

 Comme il y a des domaines sur lesquels je suis toujours un poil à la bourre, j'ai enfin vu Alien : Romulus . J'avais eu l'intention d'y aller en salle, mais pour des problèmes d'emploi du temps, ça ne s'était pas fait. Et de toute façon, vous le savez si vous me lisez depuis longtemps, j'avais signé l'avis de décès de la licence Alien il y a déjà quelques années. Bon, hier soir, après avoir passé quelques heures en recherches perso sur des sujets obscurs (le proto-canon paulinien de Marcion, ça vous parle ? Probablement pas), je me suis calé devant la télé, et en fouillant dans les menus des plateformes, je suis tombé sur Romulus et je me suis dit : allez. Y a quinze jours, en faisant la même démarche, j'étais tombé sur le documentaire de Werner Herzog sur Bokassa. Pas exactement le même délire. Je ne m'attendais pas à grand-chose. J'avais vu passer des critiques pas très sympa. Ceci dit, les bandes annonces m'avaient fait envie : décor...

Boy-scouts go home !

 Bon, je suis plus débordé que je ne l'aurais cru en cette période. Du coup, une autre rediff, un article datant d'il y a cinq ans. Au moment où Superman se retrouve à faire équipe avec Guy Gardner à l'écran, c'est peut-être le moment de ressorti celui-ci. Les super-héros sont des gentils propres sur eux affrontant des méchants ridicules, avec une dialectique générale qui est, selon le cas, celle du match de catch ou de la cour de récré. C’est en tout cas l’image qu’en a une large partie du grand public. Certains, notamment Superman, correspondent assez à ce cliché. D’autres héros s’avèrent moins lisses, et contre toute attente, ça ne date pas d’hier : aux origines des super-héros, dans les années 1930-40, on est même très loin de cette image de boy-scouts. Les héros de pulps, ancêtres directs des super-héros, boivent et courent la gueuse comme Conan, massacrent à tour de bras, comme le Shadow ou lavent le cerveau de leurs adversaires comme Doc Savage. Superman, tel que...

La pataphysique, science ultime

 Bon, c'est l'été. Un peu claqué pour trop mettre à jour ce blog, mais si j'en aurais un peu plus le temps que les mois précédents, mais là, justement, je souffle un peu (enfin presque, y a encore des petites urgences qui popent ici et là, mais j'y consacre pas plus de deux heures par jour, le reste c'est me remettre à écrire, bouger, faire mon ménage, etc.) Bref, je me suis dit que j'allais fouiller dans les étagères surchargées voir s'il y avait pas des trucs sympas que vous auriez peut-être loupés. Ici, un papier d'il y a déjà huit ans sur... la pataphysique.     Le geek, et plus encore son frère le nerd, a parfois une affinité avec la technologie, et assez souvent avec les sciences. Le personnage du nerd fort en science (alors que le « jock », son ennemi héréditaire, est fort en sport) est depuis longtemps un habitué de nos productions pop-culturelles préférées. Et, tout comme l’obsession du geek face à ses univers préféré, la démarche de la science ...

Fils de...

Une petite note sur une de ces questions de mythologie qui me travaillent parfois. Je ne sais pas si je vais éclairer le sujet ou encore plus l'embrouiller, vous me direz. Mon sujet du jour, c'est Loki.  Loki, c'est canoniquement (si l'on peut dire vu la complexité des sources) le fils de Laufey. Et, mine de rien, c'est un truc à creuser. Chez Marvel, Laufey est représenté comme un Jotun, un géant. Et, dans la mythologie nordique, le père de Loki est bien un géant. Sauf que... Sauf que le père de Loki, en vrai, c'est un certain Farbauti, en effet géant de son état. Un Jotun, un des terribles géants du gel. Et, dans la poésie scaldique la plus ancienne, le dieu de la malice est généralement appelé fils de Farbauti. Laufey, c'est sa mère. Et, dans des textes un peu plus tardifs comme les Eddas, il est plus souvent appelé fils de Laufey. Alors, pourquoi ? En vrai, je n'en sais rien. Cette notule n'est qu'un moyen de réfléchir à haute voix, ou plutôt...

Dans la vallée, oho, de l'IA

 J'en avais déjà parlé ici , le contenu généré par IA (ou pour mieux dire, par LLM) envahit tout. Je bloque à vue des dizaines de chaînes par semaine pour ne pas polluer mes recommandations, mais il en pope tous les jours, avec du contenu de très basse qualité, fabriqué à la chaîne pour causer histoire ou science ou cinéma avec des textes assez nuls et des images collées au petit bonheur la chance, pour lequel je ne veux pas utiliser de bande passante ni perdre mon temps.   Ça me permet de faire un tri, d'avoir des vidéos d'assez bonne qualité. J'y tiens, depuis des années c'est ce qui remplace la télé pour moi. Le problème, c'est que tout le monde ne voit pas le problème. Plein de gens consomment ça parce que ça leur suffit, visiblement. Je suis lancé dans cette réflexion en prenant un train de banlieue ce matin. Un vieux regardait une vidéo de ce genre sans écouteurs (ça aussi, ça m'agace) et du coup, comme il était à deux places de moi, j'ai pu en ...

En avant, marche !

Ça faisait longtemps, non, les homélies du dimanche ? Faut dire que j'ai enchaîné des gros trucs depuis septembre. Vous avez déjà vu un des résultats avec le bouquin sur Tolkien, mais d'autres choses vont arriver. Bref, je remettais le nez dans les vieux textes, parce que ça fait pas de mal, des fois, quand on est surmené et que j'écoute aussi les conférences du Collège de France sur l'exégèse biblique et tout ça. C'est le genre de trucs qui me requinquent quand je fais une pause. Et forcément, ça remet en route le ciboulot. Les rouages grincent au début, mais...  Vous vous rappelez peut-être de ma vieille réflexion sur  le Dieu qui "se promenait dans le jardin au souffle du jour" , il y a déjà... pfou, trop longtemps. un petit Edmund Dulac, parce que bon c'est toujours bien, Dulac   J'aime bien cette image de la Genèse, avec son petit côté presque bucolique et très incarné, les restes d'une vision moins abstraite et moins cosmique de Dieu, une...