Je vois passer beaucoup de trucs sur les dérives du "bien être". Et ça faisait longtemps que j'avais envie de me fendre d'une homélie sur le sujet, mais ce sera une homélie du samedi parce que demain je serai en dédicace. Parce que c'est bien d'interroger ces notions-là, qui sont en général méticuleusement taillées pour qu'on ne se pose pas la question.
Comment est-ce taillé pour ? Rien que par le terme lui-même : on ne peut pas reprocher à quiconque de vouloir aller bien. Le problème, c'est l'injonction à aller bien que recouvre la notion de "bien être". Le mal être, c'est un truc qu'on a tous vécus, et qui ne va pas en s'arrangeant avec les craintes que nous inspirent le présent et l'avenir, les pressions croissantes exercées à divers niveaux par la société.
Chacun cherche son équilibre propre, ce n'est pas nouveau ni inquiétant.
La sagesse, c'est parvenir à cet équilibre, d'une certaine façon. C'est trouver un moyen de naviguer entre nos objectifs personnels, les avatars de la vie, nos propres limites, sans y laisser mentalement et physiquement des plumes et, au contraire, en parvenant à progresser. Plus facile à dire qu'à faire. La vie n'est pas livrée avec un mode d'emploi.
Justement, ce mode d'emploi, plein de bonnes âmes s'ingénient à vous le fournir. Le problème, c'est que souvent...
- il est daté, et le monde change
- complètement fumeux, mais enfumer les gens est devenu un sport olympique en notre époque de grands communicants qui ont compris de travers la méthode Coué
- parfois complètement nocif,
- parfois les trois à la fois. L'époque est aux grandes synthèses et au remix. Une pincée de bouddhisme édulcorée, une autre de soufisme mal compris, et tant qu'à faire des mots ronflants genre "quantique".
Tiens, un mot qui revient souvent, dans ces domaines, c'est "holistique". Ça, c'est combo. Le mot est assez technique pour pouvoir servir de fourre-tout, et il appelle au bon sens parce qu'une démarche holistique, c'est essayer de prendre un problème dans sa globalité, en tenant compte du contexte. Sur le principe, c'est admirable. Raison de plus, à chaque fois, pour être très prudent et essayer de déterminer les points aveugles d'une démarche se voulant holistique. Le diable est dans les détails.
Un exemple ; je ne vais pas revenir ici en profondeur sur les aspects politiques et sociaux attachés au marché du bien être. D'autres que moi ont déjà exploré ça. Mais... (paye ta prétérition) Mais y a déjà un détail. J'ai dit "marché du bien être". C'est devenu un énorme business (et sous certaines formes, ça l'a toujours été). C'est un gros rayon en librairie, un secteur très porteur dans l'édition. La vie n'est pas fournie avec un manuel, donc il en sort dix par semaine.
Mieux encore, faire reposer sur tout un chacun l'injonction à aller bien, en faisant reposer sur chacun son propre malheur ou son propre bonheur, c'est à la fois turbo-libéral ("there is no society", disait la sorcière de Downing Street) et souvent aux limites du fascisant (la définition du bien être est généralement extrêmement normative, avec des marqueurs de type culte du corps et de la volonté, saupoudrés de pensée magique). La "meilleure version de soi-même" qu'on est censés rechercher par le développement personnel, c'est une notion globalisante et stéréotypée. Avant de vous enseigner comment devenir cette version, on vous la définit de façon très précise. À vous de vous démerder pour vous y conformer, je ne veux voir qu'une seule tête.
Là, d'un coup, vu comme ça, c'est curieusement vachement moins holistique. Y a même de sacrés angles morts. Par contre, c'est facilement totalitaire, au sens que ça s'insinue dans tous les aspects de la vie, avec une notion qui revient souvent.
J'ai déjà parlé ici et là, dans ces colonnes, des difficultés que j'ai avec la notion de "pureté", un absolu inatteignable qui finit par devenir beaucoup plus toxique, socialement et personnellement, que les souillures et toxines auxquelles elle prétend s'opposer. Dès qu'on pose des absolus, le raisonnement s'effondre. C'est un peu comme les infinis en physique. L'absolu est une maladie de la pensée.
Un truc intéressant sur l'émergence des absolus dans la pensée. Richard Feynman opposait la conception grecque de la science et la conception babylonienne. Les Grecs ont été les premiers à raisonner en termes de principes généraux abstraits, dont on pouvait tirer des lois absolues, lorsque plus à l'est on se bornait à créer des catalogues casuistiques à visée pratique, même pour le calcul ou la géométrie. Pourtant, l'absolu est né un peu plus à l'est encore, en Iran (soutien, au passage, à celles et ceux qui se battent là-bas contre une horde d'absolutistes tarés et rétrogrades).
La religion persane, au départ, semble avoir été un polythéisme classique très proche de celui qui avait cours en Inde voisine, jusqu'au nom des dieux qui était à peu près le même. Vint le temps de la réforme zoroastrienne qui a repensé tout le bazar.
le Zoroastrisme, c'est la première religion dualiste (le Taoïsme, qui est plus ou moins contemporain, pour ce qu'on en sait, est plus une philosophie qu'une religion. vous trouverez aussi plein de Taoïsme édulcoré dans vos manuels de développement personnel, vous en faites pas). Elle postule une lutte cosmique entre la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, dans leurs formes les plus pures. Le tout est associé à un carcan moral poussé.
De façon intéressante, il y a des êtres intermédiaires entre le dieu lumineux et l'homme. Ce sont des concepts incarnés, mi-anges mi allégories. Asha, par exemple, est la vérité, qui s'oppose au mensonge. Et le mensonge, c'est tout ce qui est contraire au dogme. Ça vous rappelle quelque chose ?
Mais celui qui me fait penser au bien être, c'est Vohu Manah, la "pensée droite". Là où, à Babylone, la notion la plus proche du bien était la conformité au rite et à la loi, la notion que la pensée elle-même, le secret du coeur de chacun, doive strictement se conformer au code rigide, c'est super inquiétant (le Taoïsme, dont je parlais tout à l'heure, repose plus sur des notions de direction, et son éthique est beaucoup plus fluide).
On voit des traces de cette irruption de l'absolue dans la pensée morale et religieuse dans le Livre biblique de Job, où au départ, le pauvre Job se demande s'il a raté quelque chose pour être accablé de malheurs (le motif du Juste Souffrant est un classique de la littérature mésopotamienne, et la pureté y est envisagée alors comme strictement rituelle). La résolution foireuse, basée sur un Deus ex Machina (bon, après, j'imagine que dans un texte religieux, c'est une astuce licite par principe) pose la supériorité du Divin, dont on ne doit pas douter, jamais.
Cette tension commence à se résoudre au début du Christianisme : dans l'évangile, Jésus dit que la pureté du coeur est plus importante que la pureté rituelle, et on peut lire certains versets comme une condamnation de mauvaises pensées, censément aussi graves que les actes correspondants. Le péché le plus grave, le "péché contre l'esprit", jamais défini, peut admettre entre autres cette lecture-là.
Je digresse ? Pas tout à fait. Cette vision du monde, elle a ruisselé pas mal, et a fini par s'intégrer, via l'exil à Babylone puis la prise de la ville par Cyrus, dans le Judaïsme et par suite dans le Christianisme et l'Islam (ainsi que tous leurs dérivés plus ou moins durables).
Et dans nos manuels de bien être et de développement personnel, la clé est toujours de penser de la bonne façon, dans le positif. Échouer à le faire, c'est péché.
C'est toujours intéressant de faire la généalogie d'une expression ou d'une idée. La version moderne n'est jamais complètement réductible à la version originale, mais ça éclaire pas mal, je trouve.
Bref, j'ai déjà été trop long.
Méfiez-vous donc du "bien être". Non qu'il ne faille essayer d'aller bien :on voit émerger des notions comme "care" et self care" et, anglicisme mis à part, ça me semble déjà plus sain, tant que des échappés d'école de commerce ou de phalanstères new age ne viennent pas cochonner le truc et en faire n'importe quoi. Prendre soin de soi et des autres, c'est déjà pas si mal par les temps qui courent.
Commentaires
Le problème, avec ce genre de reprise d'accusation qui ne te viens à l'esprit que parce que tu es abreuvé de cette propagande depuis ta naissance, c'est qu'elle a de, comment dire, de, de sacrés angles morts ! Mais où suis-je allé chercher cette expression ?
Je ne sais pas grand chose de l'Iran, mais je sais que la société que veut mettre en place le Bernard Lama, non, le Dalaï Lama, je crois, est absolument totalitaire et inégalitaire mais que curieusement, cela n'ai jamais dénoncé par le Monde ou France Info. Un angle parmi tant... un autre : on nous dénonce les bombardements russes sur les hôpitaux tout en étant complaisant avec les bombardements ukrainiens ou américains.
Méfie toi : comme tous le monde, tu ne peux être spécialiste de tout, mais certaines de tes dénonciations ne sont finalement que ta modeste contribution à la minute de haine que nous impose notre maître américain.
S'il te plaît, ne mélange pas ta voix avec la propagande de l'OTAN.