Accéder au contenu principal

Mânes des lointains ancêtres

 Je viens de me finir un énorme paveton bien dense et qui secoue un peu, Mais où sont passés les Indo-européens ?, de Jean-Paul Demoule, célèbre préhistorien et archéologue dont j'avais précédemment lu son bouquin d'introduction au Néolithique, Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire.


L'espèce d'énigme que constituent les Indo-européens, ancêtres supposés, au moins sur le plan linguistique, de la plupart des peuples d'Europe mais aussi d'Iran et d'une partie de l'Inde, aux alentours de l'âge du Bronze. J'avais été confronté au concept au collège, grâce à une prof de Latin qui avait évoqué la chose en passant pour expliquer quelques curiosités du latin. Si je savais que les langues romanes dérivaient du parler des Romains, apprendre que celui-ci était apparenté à bien d'autres choses, y compris le hindi, m'avait stupéfié.

Par la suite, j'avais pas mal lu sur le sujet, avant tomber dans une pleine marmite de Dumézil, qui croisait cette question avec ma passion pour la mythologie.

Et, peu ou prou, j'avais accepté la doxa sur le sujet, avec ses flottements et imprécisions inévitables : de l'est étaient venu, il y a environ 4000 ans, des envahisseurs à cheval porteurs d'une langue et d'une culture, qui a fait souche et s'est dispersée en de nombreux rameaux. Plein de choses restaient floues, l'époque étant encore préhistorique sous nos latitudes, mais le récit était séduisant. On savait qu'il avait été détourné par des affreux (les "Aryens", dans le langage des Nazis, était à peu près un synonyme pour Indos-européens) mais tout cela était censé être derrière nous et le débat apaisé (j'ai découvert par la suite que pas tout à fait et que ça restait un cheval de bataille des officines intellectuelles de factions politiques peu recommandables).

Bien sûr, il laissait un certain nombre de problèmes irrésolus et peut-être insoluble, comme celui du substrat plus ancien ayant influencé les différences entre langues-filles, ou la caractérisation non équivoque de la culture archéologique correspondant à ce peuple originel. De même, l'idée de vagues successives posait d'autres soucis.


En gros c'était censé ressembler à ça


Je m'étais frotté de mon côté à des interprétations assez duméziliennes de mythes et dieux qui me passionnaient, et avais accumulé des tas notes sur le sujet (il m'est arrivé d'en lâcher des fragments ici) avant de me heurter à des murs. On peut rapprocher Odin, Athéna et Lug, par exemple, et leur trouver des symboliques communes très fortes, mais les placer sur une sorte d'arbre généalogique solide se heurte à bien des difficultés.

Vers la même époque, j'étais tombé sur le bouquin de l'archéologue Colin Renfrew, L'énigme indo-européenne qui, avec des arguments très solides, démontait le récit classique, corrélant le tout à l'adoption de l'agriculture en Europe à partir de l'Anatolie centrale, avec les chocs démographiques que cela supposait.

Si certaines choses étaient moins convaincantes (ses explications sur les Celtes, la difficulté d'intégrer certains rameaux orientaux à ce système), cela rappelait certains gros biais méthodologiques des origines de l'archéologie, dont les scientifiques modernes ont parfois du mal à se départir.

Gros pavé dans la marre, qui mettait à jour les failles de l'ancien modèle. Celui-ci restait séduisant. Mais, quand je causais de Dumézil, j'étais amené à la suite de ça à mettre en garde contre ses conclusions ultimes, sérieusement fragilisées (même si son appareil symbolique et son érudition restent impressionnants). En tout cas, c'était très stimulant.

Demoule, qui a un côté rentre-dedans marqué (par écrit, en tout cas. en live, je l'ai croisé brièvement y a dix ans, et c'est un homme charmant), a des idées très arrêtées sur le sujet. De façon méthodique et méticuleuse, il va faire la généalogie non pas des peuples, mais des idées les concernant, en commençant par la première caractérisation au 18e siècle des rapports existant entre le sanskrit, le grec et le latin. Car globalement, tout est parti de là.

Et il prend un malin plaisir à dégager certaines arrières-pensées gentiment racistes, voire antisémites, de certains chercheurs des périodes suivantes, et de mettre en lumière à chaque époque les présupposés et les failles de méthodologie.

C'est un jeu de massacre. J'ai dit par ailleurs, il y a quelques années, que je suis pas fan des bouquins de controverse historique, mais force est de reconnaître que celui-ci est redoutablement solide (les deux trois trucs factuels qui me chiffonnent sont franchement véniels). Il démonte aussi au passage la version de Renfrew. Surtout, il cible avec une certaine hargne un certain nombre de raisonnements qui lui semblent circulaires, liés à l'interdisciplinarité nécessaire dans ce genre de domaine. Les linguistes se fondent sur les archéologues, qui demandent des confirmations aux généticiens, qui vont poser leurs catégories en demandant aux linguistes, etc. et inversement.

Et, à l'arrivée, Demoule laisse une espèce de champ de ruines. Ou tout du moins un vaste chantier. S'il a abattu les arbres généalogiques des langues et des peuples, il évoque des réseaux ramifiés qui rendent bien mieux compte de certaines choses. Ce chantier, il ne l'explorera sans doute pas plus avant lui-même, c'est un boulot pour une nouvelle génération de chercheurs, mais il propose des axes fascinants.

S'il a été sous le feu des critiques, et c'est le jeu, son intention étant polémique dès le départ, ce bouquin est passionnant, il oblige de toute façon à remettre en question plein de choses qui nous semblaient acquises, et en histoire c'est toujours salutaire.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Matin et brouillard

On sent qu'on s'enfonce dans l'automne. C'est la troisième matinée en quelques jours où le fleuve est couvert d'une brume épaisse qui rend invisible le rideau d'arbres de l'autre côté, et fantomatique tout ce qui est tapi sur les quais : voiture, bancs, panneaux. Tout a un contraste bizarre, même la surface de l'eau, entre gris foncé et blanc laiteux, alors qu'elle est marronnasse depuis les inondations en aval, le mois dernier. Une grosse barge vient de passer, j'entends encore vaguement dans le lointain son énorme moteur diesel. Son sillage est magnifique, dans cette lumière étrange, des lignes d'ondulations obliques venant s'écraser, puis rebondir sur le bord, les creux bien sombre, les crêtes presque lumineuses. Elles rebondissent, se croisent avec celles qui arrivent, et le jeu de l'interférence commence. Certaines disparaissent d'un coup, d'autres se démultiplient en vaguelettes plus petites, mais conservant leur orienta

En passant par l'Halloween avec mes gros sabots

 Marrant de voir que, si Halloween n'a pas forcément pris sous nos latitudes dans sa forme canonique, avec des hordes d'enfants quêtant les bonbons (j'en croise chaque année, mais en groupes clairsemés et restreints), on voit par contre fleurir dans les semaines qui précèdent les Top 5, 10 ou 50 de films d'horreur, les marathons des mêmes et ainsi de suite. Ce qui est marrant c'est de voir dans le lot des trucs comme The Purge/American Nightmare , qui ne sont pas basés sur le surnaturel, mais dont le côté carnavalesque colle bien à la saison. Je suis pas preneur de la série, pas plus que des Saw , parce que ça m'emmerde un peu, tout comme à force les histoires de serial killers en série. Je suis retombé y a quelques semaines sur le Hannibal de Ridley Scott et si j'aime le casting, si plastiquement y a de très belles choses, c'est un film qui m'ennuie passablement et que je trouve vain. Alors que j'aime bien la série avec Mads Mikkelsen, le film

Deux-ception

 C'est complètement bizarre. Je rêve de façon récurrente d'un festival de BD qui a lieu dans une ville qui n'existe pas. L'endroit où je signe est dans un chapiteau, sur les hauteurs de la ville (un peu comme la Bulle New York à Angoulème) mais entre cet endroit et la gare routière en contrebas par laquelle j'arrive, il y a un éperon rocheux avec des restes de forteresse médiévale, ça redescend ensuite en pente assez raide, pas toujours construite, jusqu'à une cuvette où il y a les restaus, bars et hôtels où j'ai mes habitudes. L'hôtel de luxe est vraiment foutu comme ça sauf que la rue sur la droite est en très forte pente Hormis l'avenue sur laquelle donne l'hôtel de luxe (où je vais boire des coups dans jamais y loger, même en rêve je suis un loser), tout le reste du quartier c'est de la ruelle. La géographie des lieues est persistante d'un rêve à l'autre, je sais naviguer dans ce quartier. Là, cette nuit, la particularité c'ét

Sorties

Hop, vite fait, mes prochaines sorties et dédicaces : Ce week-end, le 9 novembre, je suis comme tous les ans au Campus Miskatonic de Verdun, pour y signer toute mon imposante production lovecraftienne et sans doute d'autres bouquins en prime.   Dimanche 1er décembre, je serai au Salon des Ouvrages sur la BD à la Halle des blancs manteaux à Paris, avec mes vieux complices des éditions La Cafetière. Je participerai également à un Congrès sur Lovecraft et les sciences, 5 et 6 décembre à Poitiers.

Le super-saiyan irlandais

Il y a déjà eu, je crois, des commentateurs pour rapprocher le début de la saga Dragonball d'un célèbre roman chinois, le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) source principale de la légende du roi des singes (ou du singe de pierre) (faudrait que les traducteurs du chinois se mettent d'accord, un de ces quatre). D'ailleurs, le héros des premiers Dragonball , Son Goku, tire son nom du singe présent dans le roman (en Jap, bien sûr, sinon c'est Sun Wu Kong) (et là, y aurait un parallèle à faire avec le « Roi Kong », mais c'est pas le propos du jour), et Toriyama, l'auteur du manga, ne s'est jamais caché de la référence (qu'il avait peut-être été piocher chez Tezuka, auteur en son temps d'une Légende de Songoku ).    Le roi des singes, encore en toute innocence. Mais l'histoire est connue : rapidement, le côté initiatique des aventures du jeune Son Goku disparaît, après l'apparition du premier dr

Bouillie

 C'est suivant mon état de fatigue que je me souviens plus ou moins bien de mes rêves. Là, je suis sur deux gros boulots (un de rédactionnel, un d'édition), plusieurs petits (de traduction, de révision de vieux boulots), plusieurs ponctuels (des ateliers passionnants) avec plusieurs événements qui soufflent le chaud et le froid, je jongle entre plein de trucs. Pas la première fois que ça m'arrive, rien d'inquiétant à ce stade, j'avance sur tout en parallèle, selon le principe qu'une collègue a qualifié de "procrastination structurée". Si je cale sur un truc, j'avance sur le suivant, jusqu'à caler, à passer à celui d'après et ainsi de suite jusqu'à avoir fait le tour.  Le signal d'alerte principal, quand je tire trop sur la queue du mickey, c'est quand je lâche tout pour faire un truc sur lequel je procrastinais vraiment depuis des mois, genre faire de la plomberie ou de l'enduit, ou me remettre à écrire de façon compulsive a

Qu'elle était verte ma vallée

 Un truc intéressant, quand on anime (ou co-anime) des ateliers de prospective dans un cadre institutionnel, c'est qu'on a l'occasion de causer avec des gens de profils très différents, travaillant dans des cadres parfois opposés. L'un des gros sujets évoqués, ce sont les conséquences du changement climatique au niveau environnemental et humain. Et les adaptations nécessaires. Oui, Mad Max est une possibilité d'adaptation Pas la plus positive, ceci dit   Là, tout dernièrement, j'ai croisé dans ce cadre des gens du monde associatif, du travail social et du travail sur l'environnement. Lors d'un travail préliminaire, on a essayé de situer chacun sur un gradient de pessimisme quant à l'avenir. Les gens du monde associatif et les travailleurs sociaux étaient étonnamment optimistes. Ils voient quotidiennement toutes sortes de bonnes volontés, un intérêt croissant et de mieux en mieux informé sur ces questions. Ils ont conscience de l'énorme travail qu

Le Golgotha de la traduction

 Faire de la traduction, c'est faire des choix parfois douloureux, parfois cornéliens, parfois rigolos. Traduire des noms de personnages, ça obéit parfois à une logique, parfois c'est juste de la "localisation", et parfois ça énerve le public. On se souvient des volées de bois vert reçues pour le "Limier martien", traduction pourtant maligne du "Martian Manhunter" de chez DC, et des grogneries tournant autour des Baggins/Sacquet/Bessac suivant les versions, avec des arguments de chaque côté. Et puis y a le Golgoth. En fait je sais pas si c'est un Antirak ou un Golgoth, là Mais on s'en fout, c'est même pas la question Le Golgoth, c'est un robot méchant dans Goldorak . En fait, ce sont "les" Golgoths, ils sont produits en série et se font défoncer à peu près une fois par épisode par le prince de l'espace accouru pour défendre notre terre en danger (à dire de façon rythmée avec l'accent Pied-Noir, les vrais savent). L

Quand la Planète a ri, puis pleuré

Je me relis Planetary , qui ressort dernièrement en Urban Nomad, d'ailleurs, toutes les quelques années. C'est un comics que j'apprécie beaucoup, pour plein de raisons, depuis la sortie des premiers épisodes à la toute fin des années 90. Les circonstances récentes, le décès prématuré du dessinateur John Cassaday (il avait mon âge, bordel !) m'ont poussé à, une fois encore, me refaire l'intégrale en quelques soirées.     Planetary , pour ceux du fond qui ne suivent pas, c'est quoi ? Un comics d'une trentaine d'épisodes (en comptant les numéros spéciaux) écrit par Warren Ellis (on passera sur ses frasques, à celui-ci, en notant néanmoins qu'il semble avoir fait amende honorable) et dessiné par John Cassaday, donc. Au départ, cela raconte les aventures d'une équipe s'occupant d'archéologie du paranormal, de déterrer les secrets du monde, comme les squelettes de monstres géants, les vaisseaux aliens ou interdimensionnels échoués sur terre, l

Le slip en peau de bête

On sait bien qu’en vrai, le barbare de bande dessinées n’a jamais existé, que ceux qui sont entrés dans l’histoire à la fin de l’Antiquité Tardive étaient romanisés jusqu’aux oreilles, et que la notion de barbare, quoiqu’il en soit, n’a rien à voir avec la brutalité ou les fourrures, mais avec le fait de parler une langue étrangère. Pour les grecs, le barbare, c’est celui qui s’exprime par borborygmes.  Et chez eux, d’ailleurs, le barbare d’anthologie, c’est le Perse. Et n’en déplaise à Frank Miller et Zack Snyder, ce qui les choque le plus, c’est le port du pantalon pour aller combattre, comme nous le rappelle Hérodote : « Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course, les premiers aussi à ne pas trembler d’effroi à la vue du costume mède ». Et quand on fait le tour des autres peuplades antiques, dès qu’on s’éloigne de la Méditerranée, les barbares se baladent souvent en falzar. Gaulois, germains, huns, tous portent des braies. Ou alo