Accéder au contenu principal

Les Enfants de Dune Saga l'Autre

Troisième partie de mes explorations dunesques.
Malgré tous les tripatouillages révisionnistes des continuateurs, Dune sera resté comme un monument de la SF, tout comme le Seigneur des Anneaux est un monument de la Fantasy. Un de ces cycles qui a atteint le rang de classique. Il n'y en a pas tant que ça, quand on y regarde de plus près. C'est aussi, comme le Seigneur des Anneaux d'ailleurs, un des plus imités. En créant Dune, Herbert avait créé tout un langage, tout un jargon, toute une culture, mais cette culture a largement débordé des pages de son œuvre pour resurgir, à son corps défendant, dans les pages de celles des autres.

C'est une astuce courante : nombreux sont les auteurs de SF qui utilisent ce principe du jargon comme outil d'immersion dans leur univers. C'est d'ailleurs le principe du techno-babble et de ses dérivés dont je vous causais ici même pas plus tard que dernièrement. Moins nombreux sont ceux qui l'ont poussé aussi loin que Frank Herbert. Et très rares sont ceux qui l'ont fait d'une façon aussi cohérente et efficace. Le jargon, chez Philip K. Dick, est un décor et il est le même d'un roman à l'autre, devenant une clé d'accès rapide à des livres à l'univers interchangeable, instable, qui n'est de toute façon pas leur sujet puisque le sujet de Dick n'est pas son univers, mais la façon dont il s'effondre, craque aux entournures, laisse passer des bouffées d'autre chose. Le jargon, chez d'autres auteurs, devient vite tentaculaire, pesant, et d'ailleurs moteur d'exclusion : en dehors des fans, il a un aspect rébarbatif qui peut dissuader le néophyte d'accéder à l'œuvre. Souvent, pourtant, la référence à Herbert est évidente, mais elle est poussée, caricaturée. Et toujours, elle oublie qu'en dessous de son jargon, Herbert avait suggéré tout un langage non verbal, bien plus important, incarné par les sœurs du Bene Gesserit, force souterraine de l'histoire. Les sœurs savent lire les forces souterraines qui agitent les hommes dans leur ton de voix, leurs attitudes, leurs gestes inconscients.



Herbert fut aussi l'un des pionniers du gros cycle-univers de SF en pavés colossaux. Mais là encore, les auteurs de gros cycles qui décrivent par le menu le moindre boulon n'ont pas pris la mesure du paradoxe que constitue l'écriture de Dune. Herbert se complait à décrire les états d'âmes et les mouvements émotionnels de ses personnages. Il les lance dans des dialogues très denses… Et ne décrit quasiment jamais leur environnement, ou alors de façon très schématiques. Il triche systématiquement avec le décor. Comment, alors, la plupart des illustrateurs, chefs costumiers et autres décorateurs qui ont eu à travailler sur Dune ou tout au moins à s'en inspirer sont-ils tombés sur ces univers visuels baroques, touffus et connotés ?

Là est, peut-être, la plus grande force de Frank Herbert. La plus grande illustration de son propos, d'ailleurs. Dune est une série qui s'appuie énormément sur un codage subtil de l'information. La plupart des personnages font figure de paranoïaques à l'affût du moindre signe, de la plus petite indication que laisserait échapper leur interlocuteur ou leur adversaire, de la moindre ouverture permettant, sans passer par la verbalisation, voire en la court-circuitant, de plonger dans ses processus mentaux. La chose est d'autant plus paradoxale que, étant écrivain, Herbert passe forcément par le verbe pour l'exprimer. Mais son verbe, s'il exprime énormément, ne le fait pas forcément de façon explicite : l'implicite, chez lui, est le miroir du livre, sa continuation, son ombre. Herbert coupe des chapitres entiers quand il estime que les événements qu'ils rapportent sont plus efficaces laissés en hors-champ. Son écriture n'est pas factuelle ni comportementaliste, elle est psychologique à un degré que nos scénaristes télé et ciné français, obsédés par la "psychologie" sommaire de leurs personnages, ne sauraient atteindre ni même comprendre. Herbert jouera avec des notions similaires dans Dosadi, un roman dans lequel les conditions sociales et environnementales extrêmes régnant sur une planète en font le cadre idéal pour une expérience d'endurcissement de l'esprit. Ceux qui ont vécu sur Dosadi sont psychotiques au dernier degré, mais des psychotiques suprêmement adaptés à l'interaction sociale fine. Mais de la planète elle-même, on n'apprendra ni ne verra grand-chose. Ce sont ses habitants, l'important.

Bref, chez Herbert, le décor importe peu. Il est, comme il se doit peut-être, renvoyé à l'arrière-plan.




L'aspect baroque, visuellement touffu et détaillé de l'univers d'Herbert ne passe pas, ou très peu, par la description. Mais par une accumulation d'éléments contextuels agissant à un niveau quasiment subliminal. Dune, c'est un univers féodal, un univers avec des phénomènes de cour, dans lequel tous les rapports entre grandes maisons sont codifiés, jusqu'aux modalités de l'assassinat politique. C'est un univers qui s'affiche comme martial, mais où les femmes détiennent une portion énorme du pouvoir réel. C'est un univers qui est entré en décadence, probablement depuis longtemps, dans lequel des êtres frustres et laissés de côté par les puissants finissent par secouer les barreaux de la cage et à faire s'écrouler sous leur propre poids des pans entiers d'une société sur-stratifiée. Cette densité des rapports, cet affichage passéiste et féodal, c'est cela qui génère, dans l'esprit des lecteurs, cette sensation de densité visuelle, d'une manière qui n'est pas sans évoquer la synesthésie.



C'est sans doute là que se trouve la grande spécificité de Dune. Et le piège tendu à tous ceux que Dune a inspiré (et je m'inclus directement dans le lot, un de mes premiers albums était un hommage appuyé à l'univers d'Herbert). Les pillards de Dune répercutent non pas Dune, mais leur perception de Dune, manipulée par Herbert lui-même à l'aide de balises sémiotiques vicelardes et roublardes. Et c'est ce qui rend parfaitement vaine la volonté de compléter, de boucher d'éventuel "trous" de cet univers, dont la force était que l'essentiel se trouve dans la tête des lecteurs et pas forcément dans les livres eux-mêmes.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Une chronique de merde

J'ai eu une épiphanie. Genre, un bouleversement mental. Depuis toujours, je connais le mot "drokk" employé dans Judge Dredd. En tout cas depuis que je lis Judge Dredd, donc on se situe milieu des années 80, ou début de la deuxième moitié. C'est l'interjection classique de la série (employée aussi à l'occasion dans Dan Dare) et, dans une interview de je ne sais plus quel auteur anglais, lue il y a longtemps, il revenait là-dessus en disant "oui, c'était pour remplacer fuck parce qu'on pouvait pas mettre des gros mots et tout le monde comprenait". Notons que dans Battlestar Galactica, ils disent "frak" et ça revient au même.   Sauf  que non, les deux mots ne sont pas exactement équivalents. Le diable est dans les détails, hein ? Frak/fuck, ça tient. C'est évident. Par contre, Drokk il a une étymologie en anglais. Et ce n'est pas fuck. Il y a en vieux norrois, la langue des vikings, un mot, "droek" qui signifie grosso...

Ïa, ïa, spam !

Bon, vous connaissez tous les spams d'arnaque nigériane où la veuve d'un ministre sollicite votre aide pour sortir du pognon d'un pays d'Afrique en échange d'une partie du pactole, pour pouvoir vous escroquer en grand. C'est un classique, tellement éculé que ça a fini par se tasser, je reçois surtout ces temps-ci des trucs pour des assurances auto sans malus ou les nouveaux kits de sécurité pour le cas de panne sur autoroute et des machins du genre, c'est dire si ces trucs sont ciblés. Y a aussi de temps en temps des mails d'Ukrainiennes et de Biélorusses qui cherchent l'amour et tout ça, et qu'on devine poster leur texte bancal d'un cybercafé de Conakry. Ça se raréfie, ceci dit, les démembrements de fermes à bots ayant porté un peu de fruit.   Mais là, j'en ai eu un beau. Et la structure du truc montre qu'il a été généré par IA. On me sollicite pour un club de lecture. Très bien, on me sollicite aussi pour des médiathèques des salons...

Faire son trou

 Pour diverses raisons, je me suis revu récemment Le Trou Noir, film de SF produit par Disney à un moment où la boîte va pas très bien et essaie plein de trucs. Cette période donnera également Tron , Taram , Le Dragon du lac de feu ... Tous plein de films sortant du canon habituel de la maison et qui vont se planter, mais sont restés gravés dans la tête de ceux qui les ont vus.     Le vaisseau pète la classe   Le Trou Noir , il part avec de très lourds handicaps. Il sort après des années de development hell. Lancé dans la foulée de 2001 et pour surfer sur la vague des films catastrophe, il finit par sortir la même année qu' Alien et Star Trek 1 . Si ce truc était sorti en même temps que La bataille de la planète des singes , il aurait pu sérieusement cartonner.   Maximilian Schell aussi en Nemo de l'espace  Parce qu'il a plein de qualités, hein, un super casting (même si la moitié des acteurs n'ont pas l'air de croire une seconde à leurs répliques (film...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin, ...

Visions d'ailleurs

 Une petite note ne passant pour signaler la sortie d' Alan Moore : Visions , chez les copains de Komics Initiative, un recueil de petites choses inédites par chez nous du Wookiee de Northampton. Couve du toujours excellent Laurent Lefeuvre Pourquoi j'en cause ? Ben déjà parce que Alan Moore, raison qui se suffit à elle-même, je crois, mais surtout, ce recueil contient l'essai Writing for Comics , dont j'assure la traduction, qui n'est absolument pas un manuel à l'usage du scénariste de BD voulant appliquer les recettes du maître tel une ménagère achetant un bouquin de Paul Bocuse parce qu'elle doit recevoir à Noël, mais une sorte d'ovni philosophique, mi méditation désabusée sur ce qu'est ou devrait être la bande dessinée en tant que médium, mi exhortation à refuser les facilités de l'écriture, et à dépoussiérer les méthodes. Ce n'est absolument pas une méthode clé en main, donc. D'autant que Moore déteste cordialement les méthodes clé e...

Edward Alexander Crowley, dit Aleister Crowley, dit Maître Thérion, dit Lord Boleskine, dit La Bête 666, dit Chioa Khan

" Le client a généralement tort, mais les statistiques démontrent qu'il n'est pas rentable d'aller le lui dire. " (Aleister Crowley, 1875-1947) S'il y a un exemple qui démontre le côté contre productif du bachotage religieux dans l'éducation des enfants, c'est bien Aleister Crowley. Bible en main, son père était un de ces protestants fanatiques que seul le monde anglo-saxon semble pouvoir produire, qui tentait d'endoctriner son entourage. Il est d'ailleurs à noter que papa Crowley ne commença à prêcher qu'après avoir pris sa retraite, alors qu'il avait fait une magnifique et lucrative carrière de brasseur. Comme quoi il n'y a rien de pire que les gens qui font leur retour à Dieu sur le tard, après une vie vouée à l'extension du péché. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la greffe n'a pas pris. Même en laissant de côté l'autobiographie de Crowley, largement sujette à caution (comme toute autobiographie, ...

Qu'ils sont vilains !

En théorie de la narration existe un concept important qui est celui d'antagoniste. L'antagoniste est un des moteurs essentiels de l'histoire, il est à la fois le mur qui bloque le héros dans sa progression, et l'aiguillon qui l'oblige à avancer. L'antagoniste peut être externe, c'est l'adversaire, le cas le plus évident, mais il peut aussi être interne : c'est le manque de confiance en lui-même de Dumbo qui est son pire ennemi, et pas forcément les moqueurs du cirque, et le plus grand ennemi de Tony Stark, tous les lecteurs de comics le savent, ce n'est pas le Mandarin, c'est lui même. Après, l'ennemi est à la fois un ennemi extérieur et intérieur tout en même temps, mais ça c'est l'histoire de Superior Spider-man et c'est de la triche.  Tout est une question de ne pas miser sur le mauvais cheval Mais revoyons l'action au ralenti. L'antagoniste a toujours existé, dans tous les récits du monde. Comme le s...

Le mythe du surhomme, la peur du sursinge, l'oubli du crâne d'œuf de l'UMP

Ha ha ha ! Enfin reçu mon petit colis avec mes exemplaires de Mythe & super-héros , excellent ouvrage signé par moi qui sera mis en vente ce mois-ci dans toutes les bonnes librairies et peut-être même quelques autres. Au passage, c'est l'occasion d'écouter ici une intervention de mon estimable éditeur, André-François Ruaud, des Moutons Electriques . C'est pas souvent qu'on dit autant de trucs gentils sur moi comme ça, alors ça m'émeut. (Uriel, s'il te plait, avant de proférer des saloperies, là, essaie de respecter la magie du moment, quoi, merde). Par ailleurs, c'est aussi aujourd'hui que j'ai appris, sur un blog connu consacré aux arts séquentiels, qu'Edmond Tourriol avait peur de King Kong quand il était petit. Cette nouvelle me heurte au plus profond de mon être. Comment peut-on avoir peur de King Kong, qui était l'être le plus cool de l'univers ? Il faisait du catch avec des tyrannosaures, putain ! Des foutus T-Rex qu'...

King of the train station. Ou pas.

J'étais sur Paris pour traiter des paperasses chez un de mes éditeurs. En ressortant, je me suis aperçu que je n'avais pas mangé. Comme j'allais prendre mon train Gare Saint Lazare, je me suis dit "tiens, puisque tout le monde parle du nouveau Burger King qui a ouvert le mois dernier, je vais y prendre un truc, je verrai si c'est si bon qu'on dit". Alors techniquement, du temps d'avant la fermeture des anciens Burger King, j'avais déjà mangé des Whooper , et de fait, oui, c'était pas mal, mais ce lointain souvenir n'évoque pas non plus un orgasme gustatif. C'était pas mal, point. Mais je me disais que c'était l'occasion de retester. En vingt ans, le goût s'affine et évolue. ("le goût s'affine". Putain, on parle de burgers, là, quand même, pas de caviar. enfin bref, c'est le raisonnement que j'ai tenu en arrivant à la gare). Et donc, ayant un peu de temps devant moi avant mon train, je sors du métro,...