Avec la fin des Moutons, je m'aperçois que certains textes publiés en anthologies deviennent indisponibles. J'aimais bien celui-ci, que j'ai sérieusement galéré à écrire à l'époque. Le sujet, c'est notre vision de l'héroïsme à l'aune de l'histoire de Cúchulainn, le "chien du forgeron". J'avais par ailleurs parlé du personnage ici, à l'occasion du roman que Camille Leboulanger avait consacré au personnage. C'est une lecture hautement recommandable.

Cúchulainn, modèle de héros ?
Guerrier mythique ayant vécu, selon la légende, aux premiers temps de l’Empire Romain et du Christianisme, mais aux franges du monde connu de l’époque, Cúchulainn a, à nos yeux, quelque chose de profondément exotique. En effet, le « Chien du forgeron » ne semble ni lancé dans une quête initiatique, ni porteur des valeurs que nous associons désormais à l’héroïsme. Et pourtant, sa nature de grand héros épique demeure indiscutable, ou en tout cas indiscutée. Le problème tient-il aux manières violentes du champion d’Ulster, ou à nos catégories de pensées modernes ?
Notre notion du « héros épique » prend sa source, bien entendu, dans les épopées des temps les plus anciens. Les modèles du genre que sont Achille, Ulysse, Gilgamesh, Hercule, puis les Chevaliers de la Table Ronde et leurs descendants ont forgé dans notre imaginaire des gabarits que nous finissons par plaquer sur des personnages du monde réel. Napoléon, Jeanne d’Arc, les défenseurs d’Alamo ou de Camerone, voire les champions olympiques peuvent faire l’objet d’un traitement épique dans les médias ou les manuels d’histoire, finissant parfois d’ailleurs à se substituer à ce qu’ils étaient de leur vivant. Tout puissant qui veut se tailler une place dans l’histoire apprend donc à se mettre en scène en employant ces codes ancestraux, des statues équestres sabre au clair en passant par les tableaux monumentaux de batailles, qu’elles soient militaires ou industrielles.
Le héros est celui qui surmonte des circonstances écrasantes et potentiellement mortelles, qui triomphe de l’adversité ou, au contraire, tombe glorieusement sans néanmoins déchoir. C’est celui qui réveille le courage des désespérés et leur permet de se relever. Et quand on l’insère dans un récit, le héros est celui qui affronte les épreuves pour en sortir grandi et plus sage.
Voyage avec ou sans retour
Notre vision du héros épique de fiction est désormais tributaire d’une structure quasiment ubiquitaire : le « voyage du héros ». Ce cadre défini par Joseph Campbell, puis précisé par Chris Vogler, est devenu avec le temps une forme de cliché narratif qui structure les sagas littéraires et cinématographiques dès qu’il s’agit de faire du magique et de l’épique. Ce « monomythe » bien improprement nommé (il ne concerne que des événements d’une certaine catégorie, et balaye les mythes eschatologiques, d’invention, d’explication du monde, etc.) repose sur des invariants remarqués par Campbell dans un certain nombre de légendes et épopées des temps anciens.
Son développement est très simple : un jeune homme sans histoire se retrouve arraché à son quotidien censément banal pour être jeté sur le chemin de l’aventure. Réticent au départ, il est amené par les circonstances, généralement dramatiques, à franchir un point de non-retour. Il trouve alors un mentor qui lui éclaire le chemin, le perd, affronte son « ombre », un double malfaisant, passe par une mort réelle ou symbolique, avant de revenir en majesté, purifié, d’abattre l’ombre et de retourner sur ses pas, apaisé. Les épreuves ont fait de lui un guerrier, un sorcier, un sage ou un roi, ou parfois tout cela en même temps.
Ce cycle a un sens symbolique précis, celui de l’apprentissage de ses pouvoirs et de ses responsabilités par le héros. Peu à peu, en s’affranchissant des ombres et de ses erreurs, il finit avant tout par devenir un homme, un modèle, un mentor à son tour ou un père.
Mais ce modèle fonctionne-t-il pour un héros qui détruit ses chances de faire souche ? Qui meurt de ses erreurs ? Qui fait dès le départ le choix d’aller au bout de son destin, quoi qu’il en coûte ? Vaste question. L’omniprésence de ce modèle depuis des décennies (et plus encore depuis que George Lucas et Gary Kurtz ont dévoilé les secrets de fabrication de Star Wars), finit par en diluer la portée et l’intérêt, et son application à des personnages auquel il n’est pas et ne sera jamais adapté finit même par en faire une nuisance, un cadre trop restrictif qui stérilise la création. Nous avons besoin de héros épiques échappant à ce carcan. Mais puisque Campbell pensait avoir découvert les « invariants » des mythes de ce genre, existe-t-il au moins dans les profondeurs de la culture mondiale des personnages de ce genre ?
Comment se créent de tels récits, d’ailleurs ? Dans le cadre des héros antiques, l’existence d’un grand cycle d’apprentissage suppose un mythe assez bouclé, unitaire, et même s’il s’est construit et décanté avec le temps, les aventures s’en trouvent retaillées pour s’insérer dans la séquence au point d’en faire un bloc. Les tablettes les plus anciennes mentionnant Gilgamesh, par exemple, nous présentent des contes clairement séparés les uns des autres. L’épopée concernant le héros, telle que nous la connaissons, est la création d’un scribe plus tardif rassemblant ces sources et gommant leurs aspérités pour leur donner à chacune un sens dans une perspective unique.
D’autres héros n’ont pas bénéficié de ce travail de compilation, souvent pour des raisons historiques sans rapport avec eux-mêmes.
Le chien du forgeron
Le grand héros guerrier irlandais demeure Cúchulainn et ce sont plusieurs dizaines de récits qui lui sont consacrés dans les sources médiévales, souvent contradictoires, à la chronologie extrêmement floue. Combattant dans l’âme, on le rapproche souvent d’Achille, avec qui il partage un grand nombre de traits, notamment le fait de ne pas être réductible à un cycle de type « voyage du héros ».
Car plus qu’un guerrier aux mélancolies plus démesurées encore que ses joies, plus qu’un massacreur d’ennemis que sa colère plonge dans des contorsions terrifiantes, Cúchulainn est, comme Achille, un héros de tragédie. Sa nature de guerrier absolu en fait un être voué à la gloire, mais également à être fauché en pleine jeunesse, et qui assume ce destin en toute connaissance de cause.
La nature même du destin dans ces deux cas séparés par le temps et l’espace, mais pas forcément par le mode de vie et de pensée, est néanmoins subtilement différente.
Les héros mythiques d’Irlande ont ceci de particulier qu’ils se trouvent toujours soumis à des gès. Ces malédictions ou ces tabous, selon, les enserrent dans un filet d’obligations sacrées dont ils ne peuvent jamais totalement se dépêtrer, et qu’ils ne peuvent violer sans payer un prix démesuré. La nature du héros se révèle lorsque, mis face à la contradiction entre deux prescriptions, il choisit en connaissance de cause laquelle il défend et laquelle il rompt. Cúchulainn se retrouve ainsi amené à consommer de la viande de chien, ce qui lui était interdit, notamment parce que le chien est son « animal totem » pour ne pas déroger aux lois de l’hospitalité, qu’il tient pour plus sacrées encore que toutes les obligations rituelles. La violation devient donc paradoxalement un moyen de montrer la grandeur morale du héros (dans un système de moralité qui n’est bien évidemment pas le nôtre). Cette tension traverse toute la littérature épique irlandaise et lui donne un caractère tragique différent de la soumission au destin aveugle qu’on trouve par exemple en Grèce. La tragédie nait ici de choix dont chaque terme entrainera le héros vers sa chute ou une perte irréparable. Notons au passage qu’il est amené en cours de route à tuer son meilleur ami de ses propres mains, se différenciant ainsi d’Achille.
Mais autour de cette ligne forte, qu’on peut résumer en « Cúchulainn fait délibérément le choix des armes et de la mort, et paye ce choix toute sa vie » vont se greffer des centaines d’épisodes parfois signifiants, et parfois plus propre à brouiller son image.
Rappelons que le cycle d’Ulster est un produit des traditions orales du haut moyen-âge, quand les bardes étaient encore dépositaires d’une mémoire sacrée et avaient, dit-on, rang égal à celui des druides dans la hiérarchie sociale. L’invention, la fioriture, la métaphore surprenante ou la péripétie née d’un instant de divine inspiration ont toujours constitué l’ordinaire et l’attendu de ces castes de poètes sacralisés. Le récit conserve ainsi une vie et une fluidité qu’il perd lorsqu’on le couche par écrit.
Forcément, chaque poète ajoutant sa brique à la légende, les « naissances miraculeuses », par exemple, gonflent démesurément, le héros prouvant son élection par des exploits dès le berceau. Le cas n’est pas isolé : Jésus ou Bouddha ont eux aussi bénéficié de telles attentions, qui patinent de bondieuserie des passages de la vie des personnages que les sources plus anciennes passent sous silence ou n’évoquent que rapidement.
Dans le cas de Cúchulainn, deux récits son enfance font néanmoins partie intégrante du cycle : le choix de prendre les armes est constitutif de sa personnalité. L’anecdote du chien du forgeron est tout aussi importante, puisqu’elle lui donne son nom, et c’est à ce titre qu’elle est intégrée à la narration dans l’épopée de La razzia des vaches de Cooley. Tout jeune encore, Sétanta est pris à partie par l’énorme et terrifiant chien de garde du forgeron Culann parce qu’il arrive trop tard, après la nuit tombée, quand le molosse patrouille en dévorant tous ceux qui approchent la maison. L’enfant abat l’animal, qui terrifie pourtant la fine fleur des guerriers du royaume. Obligé de le remplacer le temps que le forgeron élève un autre gardien, Sétanta prend le nom de « chien de Culann », Cúchulainn, sous lequel il entre dans la légende.
Temps suspendus
Cette légende tourne autour d’un point essentiel : dans les textes les plus importants le concernant, Cúchulainn est voué à mourir jeune. Mais jeune à quel âge ?
L’affaire est compliquée par le traitement de la chronologie dans les mythes. La chose est connue depuis qu’on a remarqué le problème de Télémaque : s’il s’est passé deux fois neuf ans depuis le départ de son père, il est plus qu’en âge de porter les armes et de faire honneur à son sang en boutant les prétendants hors du palais familial. Or, le récit le maintient dans une forme de minorité et de faiblesse qui semble artificielle. Les deux fois neuf ans du cycle troyen (neuf ans pour la guerre, neuf ans pour le retour différé d’Ulysse) sont à rapprocher de la répétition des dates en « 4 » de la Bible : les quarante jours du déluge et du Carême, les quatre-cents ans d’esclavage en Égypte, les quarante ans de traversée du désert et deux fois quarante ans des règnes successifs de David et Salomon sont à chaque fois à prendre comme un symbole de durée longue, accomplie et parfaite : plus qu’un chiffre rond, c’est un chiffre carré, solide, une pierre dans la construction du mythe. Ramenées au monde réel, ces durées deviennent vite absurdes.
Il en va de même pour la chronologie de la geste de Cúchulainn. Si l’on en croit la prophétie, il meurt fauché en pleine jeunesse, une poignée d’années après la bataille pour les vaches de Cooley menée à dix-sept ans, l’âge où l’on n’est normalement pas si sérieux. Mais dans l’intervalle, les règles de la tragédie l’ont amené à vaincre et tuer son propre fils en combat loyal. Là encore, un croisement de gès empêche la reconnaissance mutuelle, et quand elle survient enfin, il est trop tard. Le grand héros a publiquement abattu un gamin, dont on se demande à quel âge son père l’a engendré.
Notons que la mésaventure inverse est arrivée à Ulysse, tué par son autre fils, Télégonos, qu’il n’a pas reconnu. Dans certaines de ses versions, l’épopée arthurienne se termine également avec Arthur et son fils bâtard Mordred qui s’entretuent gaillardement. Dans les deux cas, cette mort met fin à l’âge des héros.
Quel âge a donc Cúchulainn lorsqu’il tombe glorieusement ? Nous n’en saurons rien. Il est jeune, mais en des temps où l’on porte les armes à treize ans, et où l’on mène des batailles mémorables à dix-sept, et où l’on peut espérer être grand-père à trente-cinq, « jeune » est quelque chose de tout relatif. Notons simplement que la dernière bataille de Cúchulainn n’est pas du tout traitée comme celle du germanique Beowulf, dont le baroud d’honneur est le fait d’un vieillard partant expier ses erreurs.
Cœur brave et tripes à l’air
Puisque nous en sommes à parler de la mort des héros, celle de Cúchulainn mérite qu’on s’y attarde. Rattrapé par la descendance de guerriers qu’il a précédemment abattus, ce qui pose là aussi un problème de chronologie, et affaibli par des violations de gès, il mène son dernier combat seul contre tous, avec pour seuls compagnons ses chevaux. Blessé au ventre, ses entrailles commençant à dégouliner, il obtient de ses adversaires le droit de boire un peu d’eau. Puis il se redresse péniblement avant de lâcher un « je veux mourir debout » qui montre à la fois sa détermination et sa prise de conscience de la fin toute proche. Notons qu’un autre héros celte, incarné par Mel Gibson, baisse le rideau à ce moment-là en gueulant avant d’expirer. Pas Cúchulainn : le champion d’Ulster avise un menhir tout proche et s’y attache avec sa longue ceinture de cuir, qui lui permet de maintenir au passage la tripaille qui déborde. Il prend ensuite une épée dans une main et sa fidèle lance dans l’autre et crache à ses ennemis : « maintenant, venez ». Et même mort, il parvient encore à couper la main d’un de ses bourreaux venu prélever sa tête. Bien évidemment, il est ensuite vengé par son propre peuple, à l’occasion d’un de ces massacres cathartiques dont la littérature épique est friande.
Rien dans tout cela ne colle vraiment au schéma classique du voyage du héros. Les mentors sont discrets, à part la sorcière Scáthach, avec qui les rapports sont pour le moins compliqués. L’ombre en tant que telle est absente. Brutal et colérique, prisonnier de dettes d’honneur parfois incompréhensibles pour nous, il n’a rien à nos yeux d’un héros positif. Pourtant, tout comme Achille dans le monde méditerranéen, Cúchulainn semble avoir été en Irlande un idéal de guerrier, dont on chantait les exploits sans en méconnaitre les défauts. Le revival celtique du 19e siècle a tenté d’en faire un héros romantique, au risque de l’anachronisme (une mésaventure semblable était précédemment arrivée à Hamlet). Chaque époque cristallise sa propre vision de l’héroïsme en cooptant les figures héroïques des époques précédentes, quitte à les retailler à ses propres cotes. Ça n’a pas encore été le cas de Cúchulainn. S’écartant peut-être trop de nos standards actuels, combattant pour des causes qui nous semblent curieuses (empêcher le vol d’un taureau), peut-être est-il trop exotique pour nos cultures populaires souvent très formatées. Cela le rend d’autant plus intéressant.
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