J'exhume à nouveau un vieil article, celui-ci était destiné au petit livret de bonus accompagnant le tirage de tête de Celui qui écrivait dans les ténèbres, mon album consacré à H.P. Lovecraft. Ça recoupe pas mal de trucs que j'ai pu dire dans d'autres articles, publiés dans des anthologies ou des revues, mais aussi lors de tables rondes en festival ou en colloque (encore cet hiver à Poitiers). J'ai pas l'impression que ce texte ait été retenu pour le livret et du coup je crois qu'il est resté inédit. Ou alors c'est que je l'avais prévu pour un autre support, mais dans ce cas, je ne me souviens plus duquel. Tant pis, ça date d'il y a sept ou huit ans...
L’œuvre d’H.P. Lovecraft a inspiré depuis longtemps des auteurs de bandes dessinées. D’ailleurs, l’existence de nombreuses passerelles entre l’univers des pulps (où a officié Lovecraft) et celui des comic books n’est plus à démontrer, ces derniers empruntant une large part de leurs thèmes aux revues populaires des années 1920 et 30.
Mais la bande dessinée est un médium fondamentalement visuel. Et les créatures lovecraftiennes sont réputées pour leur caractère « indicible », non directement représentable. Ce qui est paradoxal, tant certaines d’entre elles, comme Cthulhu, font l’objet de milliers d’illustrations et sont déclinées en statuettes et même en peluches.
Le paradoxe n’est qu’apparent. Si certaines créatures du « Mythe de Cthulhu », c’est à dire de la dernière partie de la carrière de Lovecraft, sont décrites avec un grand luxe de détails, comme Cthulhu lui-même, les « anciens » antarctiques, les manipulateurs de « Dans l’abîme du temps », il n’en va pas de même d’autres entités pour lesquelles nous n’avons parfois qu’un nom, comme Shub Niggurath, ou une description insistant sur le caractère mouvant, immatériel et chaotique comme avec Yog Sothot (pierre angulaire de l’univers lovecraftien) ou Azathoth. Puis il y a des présences immanentes et définies justement par leur caractère non représentable, comme la « Couleur tombée du ciel », et là, l’imagination du lecteur fait tout le travail.
Autre problème graphique intéressant, les architectures « non euclidiennes » qui rendent fou. Là encore, chacun se fait son image mentale, forcément imprécise et d’autant plus inquiétante. Car si « non euclidien », pour un mathématicien, peut représenter des choses parfaitement banales (la géométrie des surfaces courbes, par exemple), l’auteur évoque des angles et surfaces pervers par essence, renvoyant par exemple à la tour indescriptible mentionnée dans Un nommé Jeudi, de Chesterton.
Dès lors, il est intéressant de regarder comment les auteurs de BD et illustrateurs se sont frottés à ces problèmes.
Sans surprise, les monstres « évidents » se taillent la part du lion. Et dès qu’un auteur veut faire « lovecraftien », le code visuel classique consiste à mettre des tentacules partout. Un expert en la matière est Mike Mignola, dont le Hellboy exploite très régulièrement des motifs de menaces de ce genre. En ce qui concerne les architectures, Mignola donne plutôt dans la référence au cinéma gothique, ou parfois aux bas-reliefs précolombiens.
Mais il est intéressant de voir comment l’auteur argentin Alberto Breccia a traité le « Mythe ». Ce grand maître du noir et blanc multiplie les techniques, et ses adaptations des nouvelles de Lovecraft sont très différentes les unes des autres. L’apparition de Cthulhu y est traitée d’une façon presque abstraite, par exemple, quand les « profonds » du « Cauchemar d’Innsmouth » bénéficient d’un traitement assez naturaliste au lavis qui en souligne l’aspect étrange et grotesque. Très souvent, sa technique jouera sur les flous, la brume, la dissolution du trait quand son disciple, Horacio Lalia, adoptera une technique à la plume dont la grande précision nuit peut-être, paradoxalement, à la force d’évocation.
Quoi qu’il en soit, depuis le milieu des années 1960 et l’adaptation par le jeune Druillet de « La Cité sans nom », l’univers lovecraftien a inspiré des centaines d’auteurs qui lui ont ajouté chacun leur pierre avec plus ou moins de pertinence et de talent.
Quoi montrer, comment ? À chaque fois, ces questions se sont posées, et ce sont les réponses apportées qui assurent, ou pas, la pérennité de ces tentatives.
En illustration pure, les auteurs récents ont privilégié des techniques de peinture (y compris peinture numérique) faisant la part belle aux transparences et à des camaïeux, ou des rendus luisants évoquant parfois Giger. Nicolas Fructus alterne les techniques, et joue souvent sur des distorsions de perspective donnant un côté onirique et hallucinatoire aux décors, et permettant d’évoquer les aspects « non euclidiens » de ces univers.
À titre personnel, j’ai été amené à me confronter à ces problématiques quand j’ai écrit l’album Howard P. Lovecraft, Celui qui écrivait dans les ténèbres, qui se voulait avant tout une biographie réaliste du « reclus de Providence », visant d’ailleurs à démontrer qu’il n’avait rien d’un reclus. Le premier problème, très prosaïque, ne concernait pas la représentation des monstres, mais celle de l’auteur lui-même : la biographie d’un écrivain, dans les faits, c’est l’histoire de quelqu’un qui passe le plus clair de son temps installé à sa table de travail pour écrire, il n’existe pas grand-chose de plus prosaïque que ça, si l’on peut dire. À rendre en bande dessinée, ce n’est pas forcément palpitant. Au risque de distorsions et d’effets de loupes, forcément, puisque le récit va dès lors se consacrer à raconter tout le reste, les moments où l’écrivain… n’écrit pas.
Citer un auteur dont on réalise la biographie illustrée est aussi un choix qui doit mûrement se peser. Dans le cas de Lovecraft, il y a là encore, aussi, un risque d’effet de loupe : citer surtout ses récits fantastiques, c’est négliger le plus gros de sa production écrite, à savoir ses correspondances.
Mais bien entendu, citer « L’appel de Cthulhu », L’affaire Charles Dexter Ward ou Les montagnes hallucinées dans une bande dessinée, cela implique une représentation graphique, même si ce n’est que sur quelques cases.
Et là, il faut se confronter aux descriptions données dans les textes, mais aussi travailler sur l’ambiance des récits, surtout quand on veut la corréler à l’ambiance de la vie de l’auteur, notamment à ses voyages dans l’arrière-pays de Nouvelle-Angleterre qui ont pu inspirer des textes comme « L’Abomination de Dunwich ».
Se pose également le problème d’éviter les clichés ultra rebattus. Pour illustrer l’apparition de Cthulhu, Gervasio et Carlos Aon, les dessinateurs (qui ont été, incidemment, les élèves d’Horacio Lalia), ainsi que la coloriste Lara Lee sont repartis des descriptions, tout en sachant s’en écarter par moment. Se fondant notamment sur certaines mentions, la coloriste a donné au monstre un aspect blafard et maladif très original.
Pour l’architecture de la cité des anciens, le choix d’une double page d’un gouffre sculpté en plan zénithal, à l’espace envahi par l’écho et donc les onomatopées du « tekeli-li ».
Les textes relevant des « contrées du rêve » dont traités de façon plus directe, dans un style flirtant avec le merveilleux pour souligner la façon dont ils contrastent avec la veine plus horrifique de l’auteur.
Chaque récit dont on donne l’illustration se retrouve donc traité différemment, au cas par cas. C’est la manière qui nous a semblé la plus rationnelle, et la plus propre à tenter de rendre hommage à l’œuvre.
L’univers de Lovecraft est suffisamment multiforme, de toute façon, pour supporter des interprétations graphiques divergentes. Elle leur survivra.
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