Bon, on se remet un petit coup de Bateleur ? Là, c'est le moment où je commençais à relier plusieurs fils de ce que j'avais déjà fait (et à exploiter le personnage du Baron, créé pour une nouvelle où le Bateleur n'apparaissait pas encore et destinée à une anthologie… où elle n'a finalement pas été retenue) (je vous la posterai à l'occasion). Après celle-ci, il n'en reste plus qu'une, qui se termine quasi sur un cliffhanger. Je n'ai jamais bouclé le cycle. Entretemps, j'étais passé à autre chose, et je publiais de plus en plus de BD. Les illustrations proviennent d'ailleurs d'un projet d'adaptation en BD qui ne s'est finalement pas concrétisé non plus.
L’angle du centre culturel était invisible.
Une dizaine de camions bouchaient la vue, prenaient la place et encombraient le passage. Le Bateleur se résigna : il devrait changer ses habitudes tant que son poste habituel serait transformé en parking pour rénovateurs. Il contemplait l’endroit, assis sur la margelle de la fontaine animée, déçu de ce que la nuit tombante n’avait pas dispersé les véhicules comme il s’y attendait.
Un homme à l’air fatigué vint s’asseoir à côté de lui. Il regarda un instant l’affiche géante annonçant les prochaines expositions, puis haussa les épaules et se tourna vers lui. Le Bateleur lui adressa la parole sans daigner le regarder.
- Frank m’a parlé de votre petit problème… Inutile de dire qu’il est trop tard pour espérer renverser la situation.
L’homme eut une moue de désappointement. Le Bateleur sembla la remarquer, bien qu’il semblait plutôt absorbé par la contemplation d’une camionnette, et il poursuivit.
- Frank a dû me décrire comme un genre de magicien rompu à ces situations, mais je dois vous avouer humblement que c’est inexact.
- Alors pourquoi m’a-t-il conseillé de voir avec vous ?
- Parce qu’il sait que de toute façon, j’ai une approche de ces problèmes qui est beaucoup plus pratique que la sienne. Il connaît beaucoup plus de choses dans ce domaine, mais son savoir se cantonne à sa bibliothèque. Sorti de là, il sèche.
L’homme le regarda plus attentivement.
- Et vous ? Que me conseillez-vous, sur le plan… pratique ?
Le Bateleur haussa les épaules.
- Il vous faudra apprendre à vivre avec, et surtout apprendre à dominer vos instincts. C’est de là que viendront les difficultés.
- Vous pourrez m’aider ?
- Vous comprenez, j’espère, que je n’ai pas d’expérience directe en la matière. Mes avis se feront sur un plan général et ne vaudront alors pas mieux que ceux de Frank. Je vais essayer de vous trouver un vrai spécialiste. Vous avez une carte de téléphone ?
L’homme lui tendit un rectangle de plastique. Le Bateleur se leva, laissant son sac aux pieds de l’homme, et partit en quête d’une cabine. Quand il revint un quart d’heure plus tard, c’était avec une bonne nouvelle.
- Ça vous dirait de vous faire un vernissage, ce soir, ou vous aviez quelque chose de prévu ?
- Que voulez-vous dire ?
- Celui que nous cherchons est à Paris en ce moment, expliqua le jongleur. Nous pouvons aller le voir de suite.
- C’est un ami à vous ?
- Non, répondit le Bateleur. Je ne crois pas que l’on puisse dire ça. Mais je pense qu’il est le plus à même de vous aider.
- Allons-y, alors. Si vous pensez qu’il ne me dira pas un truc du genre “le jongleur surestime grandement ma compétence dans ce domaine…”.
- Ne craignez rien. Je l’ai même plutôt sous-estimé la première fois que j’ai eu affaire à lui et je ne répéterai plus cette erreur.
L’homme se leva, épousseta son pantalon et jeta au Bateleur un regard interrogatif.
- Par là, lui répondit ce dernier en indiquant la direction du Marais.
Ils traversèrent le boulevard, s’enfoncèrent dans les petites rues encore vivantes à cette heure pourtant avancée, puis débouchèrent sur Saint Antoine qu’ils remontèrent jusqu’à la Bastille.
La galerie d’art était violemment illuminée. On exposait les nouvelles œuvres d’un peintre salvadorien que le Bateleur connaissait par ailleurs comme étant très bien documenté sur ce qui concernait les morts vivants de tout poil. Il s’arrêta devant la vitrine pour examiner quelques toiles à dominante ocre, faites de collages brumeux donnant au sujet un air hanté.
Puis il s’approcha du portier.
- Messieurs, la galerie n’est pas ouverte au public. Revenez demain.
Le Bateleur fixa intensément le portier. Celui-ci fronça le sourcil, puis porta la main à son ventre, comme pris de nausées.
- Nous avons une invitation, vous savez…
Adossé au mur, les yeux révulsés, le portier lui fit péniblement signe d’entrer. Ni le Bateleur, ni son compagnon ne se firent prier.
La galerie était bondée. Il y avait là tout ce que Paris peut compter d’amateurs d’art, principalement du genre qui enferme les tableaux dans un coffre du Lyonnais. Au contraire, le personnage que cherchait le Bateleur était un vrai connaisseur, goûtant en expert les formes les plus raffinées de la peinture depuis bien longtemps déjà.
Il était là, une flûte de kir à la main, devisant aimablement avec une créature en robe du soir au décolleté vertigineux qui avait l’air deux fois plus jeune que lui. Le Bateleur s’approcha.
- Baron, très cher ami ! Si je m’attendais à vous trouver…
L’homme entre deux âges lui jeta un regard méprisant.
- Dites-moi ce qui vous amène ici, jongleur, et disparaissez. Je n’ai pas l’intention de vous supporter ce soir.
Le Bateleur se redressa, contempla un instant le Baron, le jaugeant du regard, puis lui montra son compagnon qui n’avait plus l’air tellement dans son assiette.
- Voilà, en deux mots. Cet homme est… Comment dire… Passé de votre bord. Comme il ne vit pas ça très bien, je pensais vous le confier. Vous êtes le plus qualifié pour le former, à mon sens. Vous le civiliserez, lui apprendrez les usages, lui éviterez les mauvaises surprises…
Pas de réponse. Le Baron plissa le nez d’un air méprisant en examinant le compagnon du Bateleur, puis il fit mine de tourner le dos.
- Baron ! Il a vraiment besoin de vous !
Le Baron planta un regard glacial dans les yeux du Bateleur qui le soutint sans broncher.
-Je préfère ne plus avoir affaire à vous, jongleur. Timeo Danaos et tout ce genre de choses…
- Je venais de bonne foi, Baron.
- Vous, de bonne foi ? À d’autres ! Je ne suis pas un badaud auquel on peut faire croire n’importe quoi, moi. Vous semez le trouble où que vous alliez, quoi que vous fassiez… Allez vous-en, laissez-moi en paix.
Les deux hommes échangèrent un dernier regard chargé de tension, puis le Bateleur entraîna son protégé vers la sortie.
- Venez, lui fit-il. Ça ne sert à rien de le mettre en colère.
Ils ressortirent, bousculant au passage le portier hébété.
Une fois dans la rue, fendant la foule sortant des bars branchés, le Bateleur entraîna son compagnon vers les petites rues sombres. Celui-ci se laissait faire, absent et titubant.
- Essayez de tenir. Je vais essayer de vous trouver un endroit où loger.
- J’ai un chez-moi, éructa l’homme…
- Plus maintenant. Votre logement actuel n’est sans doute pas approprié à vos nouveaux besoins, pas plus qu’à vos nouvelles faiblesses. Vous avez quoi, comme rideaux ?
- Que ?
- Bon. Où avez-vous dormi, aujourd’hui ?
- Dans… Dans un parking à Montparnasse…
- Là où je serais incapable de venir vous aider en cas de problème !
L’homme pantelait, soutenu par le Bateleur. Il s’écarta soudain et s’adossa à un mur.
- Et votre endroit, lâcha-t-il avec une grimace, il sera meilleur ?
- Je le pense.
L’homme sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le front.
- C’est quoi, votre endroit ?
- Une boîte de nuit un peu spéciale dont le patron me doit un service.
- Une boîte de nuit ?
- Déserte le jour, et en sous-sol, précisa le Bateleur. Et de nuit, vous y passerez inaperçu. Quoi qu’il en soit, si vous devez discuter la moindre de mes initiatives, nous n’arriverons à rien. Il faudra m’obéir en tout pour vous en sortir.
- Vous m’aviez dit que vous ne pouviez rien pour moi…
- Le spécialiste, c’est le Baron. S’il ne veut pas vous aider, alors je reste encore votre meilleure chance d’y arriver.
- C’est mal parti je le sens, fit l’homme en s’appuyant à nouveau au mur.
- La première chose est d’apprendre à dominer votre faim. Sinon vous ne serez qu’une brute ne fonctionnant que par instinct. Il faut contrôler ça.
L’homme lança au Bateleur un regard mauvais. Puis pris d’un spasme s’appuya de plus belle à son mur. Le Bateleur le prit par l’épaule et le força à se redresser.
Il n’y avait plus personne à cette heure. Les derniers fêtards étaient rentrés chez eux. L’air se faisait plus frais et le Bateleur s’inquiéta de voir transpirer son compagnon à grosses gouttes.
- Apprenez à vous contrôler, tout est là, dans le contrôle. Vous avez fait du yoga, de l’aïki-do ou quelque chose dans le genre ?
L’homme secoua négativement la tête.
- Respirez à fond, alors, reprit le Bateleur. Ce sera déjà ça. Relaxez-vous. Nous sommes presque arrivés.
Mais l’attention de son compagnon avait été attirée par quelque chose d’autre. Une jeune femme remontait la rue en sens inverse, serrant contre elle son sac à main. Le Bateleur s’en aperçut et projeta son compagnon dans une entrée d’immeuble.
- Dominez-vous, bon sang ! C’est justement ce genre de chose que je tiens à éviter !
L’homme le fixa, fronça les sourcils et lança un ordre rauque en sifflant entre ses dents.
- Lâchez-moi !
Le Bateleur serra un peu plus fort les mains autour des poignets de son compagnon.
- Ne jouez pas à ça avec moi, fit-il. Même le Baron ne s’y risquerait pas, et il a plus de pratique que vous.
L’homme se cabra alors violemment, obligeant le jongleur à enfin le lâcher. Puis il se rua sur la femme qui eut à peine le temps de se retourner.
Déjà, il la plaquait au sol, l’empêchant de se débattre, et il enfouit son visage au creux de sa gorge.
- Et merde, fit le Bateleur en sortant une baïonnette de son sac.
À grands pas, il s’approcha de l’homme, l’attrapa par le cou et lui planta la lame dans le cœur.
La femme roula sur le côté, se releva péniblement et le regarda faire, épouvantée. Le Bateleur lui fit impérieusement signe de partir. Elle ramassa son sac, recula de quelques pas, puis tourna le dos et s’enfuit en courant. L’homme se releva à son tour et s’adossa à un réverbère tout en tentant d’arracher la baïonnette.
- Es… Espèce de salaud… Je vous faisais confiance, moi.
- Moi aussi. Je pensais que vous valiez mieux que ça, lui répondît le Bateleur.
Ils s’observèrent un bref instant. L’homme tira une fois encore sur le manche de la baïonnette et réussit à l’extirper. Une tâche écarlate s’étala sur sa chemise.
Le silence fut rompu par le tintement de la lame frappant le trottoir.
- Vous deviez apprendre à vous contrôler. C’est aussi simple que ça. Frapper comme ça, en pleine rue…
L’homme retomba à genoux en lui lançant un regard haineux.
- Vous devrez m’obéir si vous voulez vous en sortir.
- Et vous me planterez au moindre écart ? Je préfère me débrouiller seul.
Avant que le Bateleur n’ait pu faire un geste, l’homme s’était fondu dans les ombres de la nuit. Le jongleur ramassa sa baïonnette et tenta de le suivre, mais il était trop tard.
Alors il rangea sa lame et retourna vers Beaubourg. Là aussi, le parvis était quasiment désert. Mais il entendit pourtant une voix qui le hélait, venant du quartier de l’Horloge.
- Oh, c’est toi Kevin ?
- C’est moi, lui répondit l’autre jongleur en ramenant sur lui les pans de son blouson de cuir pour se protéger du froid de la nuit. T’as pas l’air dans ton assiette, toi.
- Oh, tu sais ce que c’est, on essaie de rendre service et on n’arrive qu’à se faire des ennemis.
- Il y a des connards qui ne comprennent rien.
- Dis-moi, Kevin, ce n’est pas toi qui me faisais la gueule, dernièrement ?
- Ouais, c’est vrai. Mais te voir dans cet état me donne à penser que tu dois être quand même un peu humain, dans le fond. On se jette une bibine, dis ?
- Si c’est toi qui l’offres, Kevin.
L’angle du centre culturel était invisible.
Une dizaine de camions bouchaient la vue, prenaient la place et encombraient le passage. Le Bateleur se résigna : il devrait changer ses habitudes tant que son poste habituel serait transformé en parking pour rénovateurs. Il contemplait l’endroit, assis sur la margelle de la fontaine animée, déçu de ce que la nuit tombante n’avait pas dispersé les véhicules comme il s’y attendait.
Un homme à l’air fatigué vint s’asseoir à côté de lui. Il regarda un instant l’affiche géante annonçant les prochaines expositions, puis haussa les épaules et se tourna vers lui. Le Bateleur lui adressa la parole sans daigner le regarder.
- Frank m’a parlé de votre petit problème… Inutile de dire qu’il est trop tard pour espérer renverser la situation.
L’homme eut une moue de désappointement. Le Bateleur sembla la remarquer, bien qu’il semblait plutôt absorbé par la contemplation d’une camionnette, et il poursuivit.
- Frank a dû me décrire comme un genre de magicien rompu à ces situations, mais je dois vous avouer humblement que c’est inexact.
- Alors pourquoi m’a-t-il conseillé de voir avec vous ?
- Parce qu’il sait que de toute façon, j’ai une approche de ces problèmes qui est beaucoup plus pratique que la sienne. Il connaît beaucoup plus de choses dans ce domaine, mais son savoir se cantonne à sa bibliothèque. Sorti de là, il sèche.
L’homme le regarda plus attentivement.
- Et vous ? Que me conseillez-vous, sur le plan… pratique ?
Le Bateleur haussa les épaules.
- Il vous faudra apprendre à vivre avec, et surtout apprendre à dominer vos instincts. C’est de là que viendront les difficultés.
- Vous pourrez m’aider ?
- Vous comprenez, j’espère, que je n’ai pas d’expérience directe en la matière. Mes avis se feront sur un plan général et ne vaudront alors pas mieux que ceux de Frank. Je vais essayer de vous trouver un vrai spécialiste. Vous avez une carte de téléphone ?
L’homme lui tendit un rectangle de plastique. Le Bateleur se leva, laissant son sac aux pieds de l’homme, et partit en quête d’une cabine. Quand il revint un quart d’heure plus tard, c’était avec une bonne nouvelle.
- Ça vous dirait de vous faire un vernissage, ce soir, ou vous aviez quelque chose de prévu ?
- Que voulez-vous dire ?
- Celui que nous cherchons est à Paris en ce moment, expliqua le jongleur. Nous pouvons aller le voir de suite.
- C’est un ami à vous ?
- Non, répondit le Bateleur. Je ne crois pas que l’on puisse dire ça. Mais je pense qu’il est le plus à même de vous aider.
- Allons-y, alors. Si vous pensez qu’il ne me dira pas un truc du genre “le jongleur surestime grandement ma compétence dans ce domaine…”.
- Ne craignez rien. Je l’ai même plutôt sous-estimé la première fois que j’ai eu affaire à lui et je ne répéterai plus cette erreur.
L’homme se leva, épousseta son pantalon et jeta au Bateleur un regard interrogatif.
- Par là, lui répondit ce dernier en indiquant la direction du Marais.
Ils traversèrent le boulevard, s’enfoncèrent dans les petites rues encore vivantes à cette heure pourtant avancée, puis débouchèrent sur Saint Antoine qu’ils remontèrent jusqu’à la Bastille.
La galerie d’art était violemment illuminée. On exposait les nouvelles œuvres d’un peintre salvadorien que le Bateleur connaissait par ailleurs comme étant très bien documenté sur ce qui concernait les morts vivants de tout poil. Il s’arrêta devant la vitrine pour examiner quelques toiles à dominante ocre, faites de collages brumeux donnant au sujet un air hanté.
Puis il s’approcha du portier.
- Messieurs, la galerie n’est pas ouverte au public. Revenez demain.
Le Bateleur fixa intensément le portier. Celui-ci fronça le sourcil, puis porta la main à son ventre, comme pris de nausées.
- Nous avons une invitation, vous savez…
Adossé au mur, les yeux révulsés, le portier lui fit péniblement signe d’entrer. Ni le Bateleur, ni son compagnon ne se firent prier.
La galerie était bondée. Il y avait là tout ce que Paris peut compter d’amateurs d’art, principalement du genre qui enferme les tableaux dans un coffre du Lyonnais. Au contraire, le personnage que cherchait le Bateleur était un vrai connaisseur, goûtant en expert les formes les plus raffinées de la peinture depuis bien longtemps déjà.
Il était là, une flûte de kir à la main, devisant aimablement avec une créature en robe du soir au décolleté vertigineux qui avait l’air deux fois plus jeune que lui. Le Bateleur s’approcha.
- Baron, très cher ami ! Si je m’attendais à vous trouver…
L’homme entre deux âges lui jeta un regard méprisant.
- Dites-moi ce qui vous amène ici, jongleur, et disparaissez. Je n’ai pas l’intention de vous supporter ce soir.
Le Bateleur se redressa, contempla un instant le Baron, le jaugeant du regard, puis lui montra son compagnon qui n’avait plus l’air tellement dans son assiette.
- Voilà, en deux mots. Cet homme est… Comment dire… Passé de votre bord. Comme il ne vit pas ça très bien, je pensais vous le confier. Vous êtes le plus qualifié pour le former, à mon sens. Vous le civiliserez, lui apprendrez les usages, lui éviterez les mauvaises surprises…
Pas de réponse. Le Baron plissa le nez d’un air méprisant en examinant le compagnon du Bateleur, puis il fit mine de tourner le dos.
- Baron ! Il a vraiment besoin de vous !
Le Baron planta un regard glacial dans les yeux du Bateleur qui le soutint sans broncher.
-Je préfère ne plus avoir affaire à vous, jongleur. Timeo Danaos et tout ce genre de choses…
- Je venais de bonne foi, Baron.
- Vous, de bonne foi ? À d’autres ! Je ne suis pas un badaud auquel on peut faire croire n’importe quoi, moi. Vous semez le trouble où que vous alliez, quoi que vous fassiez… Allez vous-en, laissez-moi en paix.
Les deux hommes échangèrent un dernier regard chargé de tension, puis le Bateleur entraîna son protégé vers la sortie.
- Venez, lui fit-il. Ça ne sert à rien de le mettre en colère.
Ils ressortirent, bousculant au passage le portier hébété.
Une fois dans la rue, fendant la foule sortant des bars branchés, le Bateleur entraîna son compagnon vers les petites rues sombres. Celui-ci se laissait faire, absent et titubant.
- Essayez de tenir. Je vais essayer de vous trouver un endroit où loger.
- J’ai un chez-moi, éructa l’homme…
- Plus maintenant. Votre logement actuel n’est sans doute pas approprié à vos nouveaux besoins, pas plus qu’à vos nouvelles faiblesses. Vous avez quoi, comme rideaux ?
- Que ?
- Bon. Où avez-vous dormi, aujourd’hui ?
- Dans… Dans un parking à Montparnasse…
- Là où je serais incapable de venir vous aider en cas de problème !
L’homme pantelait, soutenu par le Bateleur. Il s’écarta soudain et s’adossa à un mur.
- Et votre endroit, lâcha-t-il avec une grimace, il sera meilleur ?
- Je le pense.
L’homme sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le front.
- C’est quoi, votre endroit ?
- Une boîte de nuit un peu spéciale dont le patron me doit un service.
- Une boîte de nuit ?
- Déserte le jour, et en sous-sol, précisa le Bateleur. Et de nuit, vous y passerez inaperçu. Quoi qu’il en soit, si vous devez discuter la moindre de mes initiatives, nous n’arriverons à rien. Il faudra m’obéir en tout pour vous en sortir.
- Vous m’aviez dit que vous ne pouviez rien pour moi…
- Le spécialiste, c’est le Baron. S’il ne veut pas vous aider, alors je reste encore votre meilleure chance d’y arriver.
- C’est mal parti je le sens, fit l’homme en s’appuyant à nouveau au mur.
- La première chose est d’apprendre à dominer votre faim. Sinon vous ne serez qu’une brute ne fonctionnant que par instinct. Il faut contrôler ça.
L’homme lança au Bateleur un regard mauvais. Puis pris d’un spasme s’appuya de plus belle à son mur. Le Bateleur le prit par l’épaule et le força à se redresser.
Il n’y avait plus personne à cette heure. Les derniers fêtards étaient rentrés chez eux. L’air se faisait plus frais et le Bateleur s’inquiéta de voir transpirer son compagnon à grosses gouttes.
- Apprenez à vous contrôler, tout est là, dans le contrôle. Vous avez fait du yoga, de l’aïki-do ou quelque chose dans le genre ?
L’homme secoua négativement la tête.
- Respirez à fond, alors, reprit le Bateleur. Ce sera déjà ça. Relaxez-vous. Nous sommes presque arrivés.
Mais l’attention de son compagnon avait été attirée par quelque chose d’autre. Une jeune femme remontait la rue en sens inverse, serrant contre elle son sac à main. Le Bateleur s’en aperçut et projeta son compagnon dans une entrée d’immeuble.
- Dominez-vous, bon sang ! C’est justement ce genre de chose que je tiens à éviter !
L’homme le fixa, fronça les sourcils et lança un ordre rauque en sifflant entre ses dents.
- Lâchez-moi !
Le Bateleur serra un peu plus fort les mains autour des poignets de son compagnon.
- Ne jouez pas à ça avec moi, fit-il. Même le Baron ne s’y risquerait pas, et il a plus de pratique que vous.
L’homme se cabra alors violemment, obligeant le jongleur à enfin le lâcher. Puis il se rua sur la femme qui eut à peine le temps de se retourner.
Déjà, il la plaquait au sol, l’empêchant de se débattre, et il enfouit son visage au creux de sa gorge.
- Et merde, fit le Bateleur en sortant une baïonnette de son sac.
À grands pas, il s’approcha de l’homme, l’attrapa par le cou et lui planta la lame dans le cœur.
La femme roula sur le côté, se releva péniblement et le regarda faire, épouvantée. Le Bateleur lui fit impérieusement signe de partir. Elle ramassa son sac, recula de quelques pas, puis tourna le dos et s’enfuit en courant. L’homme se releva à son tour et s’adossa à un réverbère tout en tentant d’arracher la baïonnette.
- Es… Espèce de salaud… Je vous faisais confiance, moi.
- Moi aussi. Je pensais que vous valiez mieux que ça, lui répondît le Bateleur.
Ils s’observèrent un bref instant. L’homme tira une fois encore sur le manche de la baïonnette et réussit à l’extirper. Une tâche écarlate s’étala sur sa chemise.
Le silence fut rompu par le tintement de la lame frappant le trottoir.
- Vous deviez apprendre à vous contrôler. C’est aussi simple que ça. Frapper comme ça, en pleine rue…
L’homme retomba à genoux en lui lançant un regard haineux.
- Vous devrez m’obéir si vous voulez vous en sortir.
- Et vous me planterez au moindre écart ? Je préfère me débrouiller seul.
Avant que le Bateleur n’ait pu faire un geste, l’homme s’était fondu dans les ombres de la nuit. Le jongleur ramassa sa baïonnette et tenta de le suivre, mais il était trop tard.
Alors il rangea sa lame et retourna vers Beaubourg. Là aussi, le parvis était quasiment désert. Mais il entendit pourtant une voix qui le hélait, venant du quartier de l’Horloge.
- Oh, c’est toi Kevin ?
- C’est moi, lui répondit l’autre jongleur en ramenant sur lui les pans de son blouson de cuir pour se protéger du froid de la nuit. T’as pas l’air dans ton assiette, toi.
- Oh, tu sais ce que c’est, on essaie de rendre service et on n’arrive qu’à se faire des ennemis.
- Il y a des connards qui ne comprennent rien.
- Dis-moi, Kevin, ce n’est pas toi qui me faisais la gueule, dernièrement ?
- Ouais, c’est vrai. Mais te voir dans cet état me donne à penser que tu dois être quand même un peu humain, dans le fond. On se jette une bibine, dis ?
- Si c’est toi qui l’offres, Kevin.
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