Accéder au contenu principal

Lettres de voyage

Tiens, ça faisait bien longtemps que je n'avais pas fouillé mes archives pour exhumer de vieux articles. Celui-ci a été publié il y a une petite dizaine d'années dans une revue sur les jeux. Je ne sais plus à quelle occasion on m'avait commandé ce papier, en accompagnement de quel dossier. Ce qui est amusant, c'est qu'on y retrouve quelques unes de mes fixettes. Bref… Au moins, comme ça, il ne dormira plus dans un recoin de disque dur.


À des époques où partir n’était pas à la portée de n’importe qui, où revenir était moins fréquent et où savoir écrire pour raconter ses aventures n’était à la portée que d’une élite, le récit de voyage était la seule ouverture disponible sur le monde. De nos jours, l’aviation, la télévision et la presse ont fini par porter un coup dur à ce genre si particulier. Petit voyage en arrière…

Dès l’origine de la littérature, elle a parlé de voyages : l’Épopée de Gilgamesh et l’Odyssée d’Homère en sont des exemples illustres. Si le voyage vers l’Est de Gilgamesh roi d’Uruk relève d’une géographie mythique, son expédition vers la Forêt des Cèdres relève des routes commerciales connues des Mésopotamiens à l’époque. Quant au long retour d’Ulysse, on ne reviendra pas sur les nombreuses interprétations qu’il a suscitées, mais qui affectent toutes aux étapes de son voyage des lieux réels du pourtour méditerranéen (voir plus loin, si l’on accepte la théorie selon laquelle l’Odyssée est la carte codée de la route de l’étain, qui allait jusqu’en Écosse). Pour le roi d’Ithaque comme pour celui d’Uruk, le voyage consistait à s’éloigner de son quotidien, et était initiatique.

Le récit utilitaire

Les géographes grecs et les généraux romains nous ont livré des récits déjà plus réalistes. Quand César décrit les Gaules, la Germanie et la Bretagne, c’est avant tout pour poser le décor de ses expéditions militaires. Mais il prend le temps de raconter ce qu’il a vu et entendu, et de détailler les coutumes des gens qui y vivent, nous livrant des documents exceptionnels sur le monde de son temps.

C’est le Moyen Âge qui voit le vrai développement des récits de voyage. La technologie et le commerce ayant évolué, de plus en plus d’hommes se lancent à l’aventure, allant là où personne (personne de leur peuple, en tout cas) n’était jamais allé. Les Vikings ont laissé des récits de leur découverte du Groenland (et des terres au-delà), de leurs expéditions sur la Volga et de leurs rencontres avec des peuples très différents d’eux. Les voyageurs arabes ont écrit des comptes-rendus de leurs explorations. Si Ibn Battuta se cantonne surtout au monde musulman de son temps, il pousse quand même jusqu’en Chine. Quant à Ibn Fadlan, le récit de son exil dans les steppes du Nord contient le seul témoignage de première main que nous possédons concernant les rites funéraires Vikings.

Deux occidentaux ont laissé une marque durable dans ce domaine :

Le Balte Athanase Nikitine était un marchand que les circonstances conduisirent jusqu’en Inde. Alors qu’il ignore s’il pourrait un jour revoir sa ville natale, il prend néanmoins en note toutes les informations qui pourraient être utiles à ceux qui le suivraient : tarifs, coutumes, goûts des populations. Son Voyage par-delà les Trois Mers est un document exceptionnel sur l’Inde de son temps.

Mais la star du genre reste sans conteste le Vénitien Marco Polo, dont le Devisement du Monde, ou Livre des Merveilles, est un classique encore largement lu de nos jours. Parti avec son père et son oncle à la conquête de nouveaux marchés en Asie (il s’agissait d’ouvrir de nouvelles routes des épices, les intermédiaires arabes et turcs devenant de moins en moins fiables et de plus en plus chers) il en revint la tête pleine d’images et d’histoires, qu’il dicta quelques années plus tard à un certain Rusta, un écrivain spécialisé dans les romans de chevalerie. Le fait que Polo n’ait pas vu tout ce qu’il décrivait (il se borne souvent à rapporter des choses entendues de la bouche d’autres voyageurs), que Rusta ait voulu en rajouter dans le merveilleux et qu’il ait translitéré en Français des noms de lieux donnés par un Vénitien qui les avait entendu prononcer dans des langues qu’il ne maîtrisait pas forcément fait de cet ouvrage une source assez peu fiable, mais d’une lecture fort agréable.

Pourtant, c’est sur sa foi du récit de Polo Christophe Colomb se lance dans la traversée de l’Atlantique. Les navigateurs de cette époque ont souvent laissé des traces écrites : Colomb lui-même, avec une longue justification de son action dans les « Indes Occidentales », ou ce compagnon de Magellan, Antonio Pigafetta, chroniqueur du premier tour du monde. Le récit de voyage devient un instrument de connaissance, le moyen d’appréhender un monde qui devient subitement gigantesque et inconnu.

Exotique et toc

Le Siècle des Lumières apporte un autre développement à ce genre de récits. Voltaire lance son Candide dans des voyages lointains pour illustrer son discours philosophique. Le public de l’époque veut de l’exotisme. On ne lit plus de récits se déroulant dans des contrées lointaines pour mieux les connaître, mais pour se dépayser.

L’exotisme, Chateaubriand s’y vautre complaisamment quand il nous décrit un Mississipi et des Indiens d’opérettes, qu’il était pourtant censés avoir vus de ses yeux. On mettra ça sur le compte de la licence poétique…

Jules Verne préfère un exotisme souvent plus documentaire. Nemo et les conquérants de la Lune ont beau avoir occulté l’essentiel du reste de son œuvre, il n’en reste pas moins que la plupart des Voyages Extraordinaires sont consacrés à la découverte de l’Afrique, à des voyages en Sibérie et à des aventures dans des îles perdues de ce qu’on n’appelait déjà plus les Mers du Sud.

Mais n’en déplaise à ceux qui ont commémoré récemment l’œuvre de Verne, c’est à un ancien officier de l’Armée des Indes qu’on doit les plus impressionnants récits de voyage du XIXème siècle. En effet, le capitaine Burton reste LE grand explorateur de son temps, et un observateur méticuleux. Des sources du Nil à La Mecque, en passant par les bordels de Karachi, ce diable d’homme polyglotte et pragmatique nous aura laissé des rapports circonstanciés et épais de ses voyages dans des endroits que peu d’occidentaux pouvaient alors se vanter d’avoir fréquentés, et il a l’avantage sur nombre de ses contemporains de ne pas se laisser aller à des tirades sur la sainte mission civilisatrice de l’Europe.

Joseph Conrad était capitaine lui aussi, mais de la marine marchande, avant de passer à l’écriture. Il connaît le grand large, mais aussi les limites du romantisme. Ses marins, comme le capitaine Marlowe, souvent narrateur des histoires de Conrad, sont des gens assez terre-à-terre (paradoxalement). Et les personnages comme Kurtz ou Lord Jim qui se laissent entraîner par leurs tourments, s’ils vont loin, n’en reviennent que rarement.

J’ai peur de l’avion

De nos jours, l’avion et des magazines de type Géo ont réduit passablement le recours à la littérature de voyage. Le voyage lui-même ne compte plus, l’exotisme de la destination a généralement été défloré depuis longtemps. C’est le règne des Kerouak sur la route, de voyages plus intérieurs, ou bien celui des confrontations : confrontation d’Amélie Nothomb au management à la japonaise, dans Stupeur et Tremblement, ou confrontation de l’occidental avec les limites de son mode de pensée, dans un Anglais sous les Tropiques, de William Boyd. Il est devenu tellement facile de se payer un week-end à Barcelone ou une semaine aux Maldives, de changer d’air dans la journée, que l’exotisme littéraire, le lectorat le recherche plutôt dans le roman historique, ou dans la science-fiction. Quand on prépare un voyage, c’est avec une revue spécialisée ou un Guide du Routard, plus dans les récits de Marco Polo ou du capitaine Burton…


Commentaires

Tonton Rag a dit…
Marco Polo, vénitien? Ne serait-il pas plutôt originaire de l'île de Korcula (le c se prononçant comme le "tch" de "Nikolavitch"), appartenant à la république de Croatie? Mais il est vrai que Korcula était occupé par les vénitiens depuis l'an 1000 (voir tous les récits du père de Nikolavitch, Nikola, dans lesquels les Vénitiens sont très justement les méchants envahisseurs)...
Tonton Rag a dit…
Tu évoques, dans la fin de l'article, le capitaine Burton. Sais-tu s'il existe une adaptation en bandes dessinées de ses aventures?
Alex Nikolavitch a dit…
Alors, dans le cadre de cet article, il n'était pas question de rentrer dans le détail des origines de Polo dans l'espace qui m'était imparti. Mais bien entendu, je n'en pensais pas moins.

Par ailleurs, oui, tu as remarqué, Burton fait partie de mes fixettes de longue date. Avant même de le faire chez Glénat, je l'avais proposé à un autre éditeur (vers 2008-2009, de mémoire) (mais la valse des responsables éditoriaux là-bas avait coulé le projet, avec la collection censée l'abriter).

Posts les plus consultés de ce blog

Le grand méchoui

 Bon, l'info est tombée officiellement en début de semaine : Les Moutons électriques, c'est fini. Ça aura été une belle aventure, mais les événements ont usé et ruiné peu à peu une belle maison dans laquelle j'avais quand même publié dix bouquins et un paquet d'articles et de notules ainsi qu'une nouvelle. J'ai un pincement au coeur en voyant disparaître cet éditeur et j'ai une pensée pour toute l'équipe.   Bref. Plein de gens me demandent si ça va. En fait, oui, ça va, je ne suis pas sous le choc ni rien, on savait depuis longtemps que ça n'allait pas, j'avais régulièrement des discussions avec eux à ce sujet, je ne suis pas tombé des nues devant le communiqué final. Qu'est-ce que ça veut dire concrètement ? Que les dix bouquins que j'évoquais plus haut vont quitter les rayonnages des libraires. Si vous êtes en retard sur Cosmonautes ! ou sur Le garçon avait grandi en un gast pay s, notamment, c'est maintenant qu'il faut aller le...

Writever janvier, part 1

 Tiens, ça faisait longtemps que j'avais pas participé au Writever. J'avais lâché l'affaire au moment où la connexion internet était devenue un enfer. Comme c'est un exercice marrant, et qui m'a bien aidé à des moments où j'avais des pannes d'écriture, c'est pas plus mal de m'y remettre. Le thème, "fucking tech!", à un moment où Musk est sur les rangs pour devenir maître du monde, c'est peut-être de saison. 1- Réaliste "Soyez réaliste, on ne peut pas avoir cette option, c'est trop de complications et de risques." C'est comme une âme en peine qu'il ressorti de la boutique PinApple. Ce n'était pas encore avec cette génération-là qu'il pourrait faire de l'irish coffee avec son smartphone. 2- Accessoire On a accessoirisé les machines, on passe aux utilisateurs. Les écouteurs et la montre turboconnectés? Ringard. Maintenant il y a le contrôleur dentaire, trois dents sur pivots qu'on titille de la langu...

Par là où tu as pêché

 Ma lecture du moment, hors comics et trucs pour le boulot (et y en a des palanquées, de ça), ça aura été The Fisherman , de John Langan, apparemment la grosse sensation de cet hiver. Un roman épais à la jolie couverture, dont le pitch est simple : c'est l'histoire d'un mec qui va à la pêche pour oublier ses soucis personnels. Bon, en vrai, c'est sa manière de gérer le deuil, et le vrai thème, il est là. Notre protagoniste a perdu sa femme d'un cancer et en reste inconsolable. La pêche, c'est son moyen de ventiler tout ça, sans pour autant régler le problème. Il écume les rivières de la région, les Catskills, une zone montagneuse dans l'arrière-pays de New York. Un beau jour, il embarque avec lui un collègue qui a perdu sa famille dans un accident de voiture et le vit encore plus mal. J'en dis pas plus pour l'instant. John Langan, l'auteur, est assez inconnu par chez nous. C'est son deuxième roman, il a par contre écrit une palanquée de nouve...

Executors

 Dans mon rêve de cette nuit, j'étais avec un groupe d'amis dans un café, quand un bus scolaire s'est rangé devant. En descend une espèce de proviseur aux faux airs de Trump, et une cohorte de mômes en uniforme scolaire à la con, type anglais ou japonais, ou école catho peut-être : blasers, jupes plissées, écussons. Le proviseur fait "allez-y, faites le ménage" et les mômes sortent des Uzi et des fusils à pompe. Ils défoncent tous ceux qui sont attablés en terrasse. On arrive à se planquer sous les tables avec mon groupe, et on s'enfuit par la porte de derrière sans demander notre reste. Pas question de jouer les héros face à ces écoliers au regard vide. On zigzague dans des ruelles, mais chaque fois qu'on retombe sur une avenue, des bus scolaires s'arrêtent et vomissent leur contenu de gamins en uniforme. L'accès à la gare du métro aérien est coupé. On voit des cadavres ensanglantés dévaler les marches. En haut, c'est la fusillade. Dans les ru...

Au ban de la société

 Tiens, je sais pas pourquoi (peut-être un trop plein de lectures faites pour le boulot, sur des textes ardus, avec prise de note) j'ai remis le nez dans les Justice Society of America de Geoff Johns, période Black Reign . J'avais sans doute besoin d'un fix de super-héros classique, avec plein de persos et de pouvoirs dans tous les sens, de gros enjeux, etc. Et pour ça, y a pas à dire JSA ça fait très bien le job. La JSA, c'est un peu la grand-mère des groupes super-héroïques, fondée dans les années 40, puis réactivée dans les années 60 avec les histoires JLA/JSA su multivers. C'étaient les vieux héros patrimoniaux, une époque un peu plus simple et innocente. Dans les années 80, on leur avait donné une descendance avec la série Infinity Inc . et dans les années 90, on les avait réintégrés au prix de bricolages divers à la continuité principale de DC Comics, via la série The Golden Age , de James Robinson et Paul Smith, qui interprétait la fin de cette époque en la...

À la Dune again

 Bon, je viens de finir Dune Prophecy, la série télé dans l'univers de Dune , conçue pour être raccord avec les films de Villeneuve. Et, forcément, je suis partagé. Comme toujours avec ce genre de projets, on peut y trouver autant de qualités que de défauts. La production value est chouette, ça essaie de coller à l'esthétique des films, le casting est plutôt bien, c'est pas mal mené, distillant du mystère retors et du plan dans le plan. De ce point de vue, mission accomplie. Après, c'est assez malin pour s'insérer dans la continuité des bouquins de Brian Herbert et Kevin J. En Personne sans les adapter directement, histoire de pouvoir inventorier les trucs moisis. Ça n'y arrive pas toujours, et ça rajoute des idées à la con (des scènes de bar, franchement, dans Dune , quelle faute de goût) et ça reste prisonnier de ce cadre. Mais ça essaie de gérer et de ce point de vue, c'est plutôt habile. Où est le problème ? me direz-vous ? Bon, on en a déjà causé, mais...

La fin du moooonde après la fin de l'année

Edit : Bon, c'est annulé vu la nouvelle qui vient de tomber.      Ah, tiens, voilà qu'on annonce pour l'année prochaine une autre réédition, après mon Cosmonautes : C'est une version un peu augmentée et au format poche de mon essai publié à l'occasion de la précédente fin du monde, pas celle de 2020 mais celle de 2012. Je vous tiens au courant dès que les choses se précisent. Et la couve est, comme de juste, de Melchior Ascaride.

Perte en ligne

 L'autre soir, je me suis revu Jurassic Park parce que le Club de l'Etoile organisait une projo avec des commentaires de Nicolas Allard qui sortait un chouette bouquin sur le sujet. Bon outil de promo, j'avais fait exactement la même avec mon L'ancelot y a quelques années. Jurassic Park , c'est un film que j'aime vraiment bien. Chouette casting, révolution dans les effets, les dinos sont cools, y a du fond derrière (voir la vidéo de Bolchegeek sur le sujet, c'est une masterclass), du coup je le revois de temps en temps, la dernière fois c'était avec ma petite dernière qui l'avait jamais vu, alors qu'on voulait se faire une soirée chouette. Elle avait aimé Indiana Jones , je lui ai vendu le truc comme ça : "c'est le mec qui a fait les Indiana Jones qui fait un nouveau film d'aventures, mais cette fois, en plus, y a des dinos. Comment peut-on faire plus cool que ça ?" Par contre, les suites, je les ai pas revues tant que ça. L...

La fille-araignée

Tiens, ça fait une paye que j'avais pas balancé une nouvelle inédite... Voilà un truc que j'ai écrit y a 6 mois de ça, suite à une espèce de cauchemar fiévreux. J'en ai conservé certaines ambiances, j'en ai bouché les trous, j'ai lié la sauce. Et donc, la voilà... (et à ce propos, dites-moi si ça vous dirait que je fasse des mini-éditions de certains de ces textes, je me tâte là-dessus) Elle m’est tombée dessus dans un couloir sombre de la maison abandonnée. Il s’agissait d’une vieille villa de maître, au milieu d’un parc retourné à l’état sauvage, jouxtant le canal. Nul n’y avait plus vécu depuis des décennies et elle m’avait tapé dans l’œil un jour que je promenais après le travail, un chantier que j’avais accepté pour le vieil épicier du coin. J’en avais pour quelques semaines et j’en avais profité pour visiter les alentours. Après avoir regardé autour de moi si personne ne m'observait, je m’étais glissé dans une section effondrée du mur d’enceinte, j’...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...