On ne reviendra pas ici, ou peu, sur Howard P. Lovecraft lui-même. Le personnage est connu, à force, et au besoin il existe toutes sortes de biographies sur le sujet, explorant les qualités du bonhomme et ses terribles défauts. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la notion de « mythe de Cthulhu ». Et il y a plein de choses à en dire.
Déjà parce que « Cthulhu ».
Mais aussi parce que « Mythe ».
Cthulhu, c’est l’entité tentaculaire apparue dans une nouvelle de 1926, l’Appel de Cthulhu, qui détruira le monde si elle se réveille. Et il se trouve qu’une conjonction astrale propice mais pas pour tout le monde la tire de son sommeil. On serait dans l’apocalyptique pur soufre si sa prison n’était aquatique. Mais, dans l’œuvre de Lovecraft, Cthulhu, si iconique soit-il, n’occupe qu’une place assez mineure. S’il tient la vedette dans ce texte, son nom apparaît rarement ailleurs. La clé majeure du monde lovecraftien, c’est le bulbeux Yog Sothoth, gardien des dimensions, et peut-être réduction de l’univers lui-même.
Mais Lovecraft, ce n’est pas que l’individu Howard Phillips mort en 1937 à Providence. De son vivant même, c’était déjà une communauté. Écrivant essentiellement dans le pulp Weird Tales, il s’était fait des amis de ses lecteurs et des autres auteurs de la revue.
Ce groupe, d’autant plus informel que ses trois membres les plus importants, Lovecraft, Clark Ashton Smith et Robert E. Howard ne se rencontrèrent jamais physiquement, développa non pas un univers, mais une sorte d’ambiance, un jeu de références croisées, à partir de ce qui avait été mis en place au fil des nouvelles : les livres maudits comme le sinistre Nécronomicon, et cette idée de puissances plus ou moins occultes qui font peu de cas de l’humanité. Peu à peu, les auteurs s’empruntèrent leurs créations les uns aux autres, donnant à l’ensemble, si ce n’est une cohérence, au moins une forme d’unité, au point que certains lecteurs en viennent à croire à la réalité de certaines de ces références omniprésentes. C’est ainsi que James Blish s’inquiéta dans une lettre d’avoir découvert dans les pages du Los Angeles Times une petite annonce proposant à la vente un exemplaire défraichi du Nécronomicon. Cela amusa Lovecraft, qui professait que « tout conte fantastique doit être construit avec le sérieux d’un bon canular. »
Ce qu’on a appelé bien plus tard le Mythe de Cthulhu n’est pas construit à l’époque d’une façon particulièrement systématisée. Chaque auteur de la joyeuse bande y ajoute ses propres créatures, comme les Chiens de Tindalos de Frank Belknap Long, ou recycle des entités plus anciennes, comme le Roi en Jaune de Chambers.
Ainsi donc, le Mythe de Cthulhu n’est pas une création de Lovecraft, même si ses éléments les plus importants le sont. Le nom, et sa pérennité, on les doit à l’un des membres du groupe, pas forcément le plus éminent à la base, le jeune August Derleth. À la mort d’HPL, il s’en fait l’exécuteur testamentaire, et déploie un travail infatigable, avec sa maison d’édition Arkham House, pour éditer l’œuvre en volume. C’est lui qui crée l’expression « mythe de Cthulhu » pour désigner la partie des textes qui développait l’aspect le plus mythologique. Il ne néglige pas pour autant le travail des autres membres du groupe, qu’il compile, en en soulignant le caractère collectif.
Par ailleurs, il entreprend de systématiser ce qui n’était jusqu’alors qu’une construction floue. Si les textes à l’origine du mythe sous entendent une cosmogonie et une eschatologie, ils ne rentrent pas dans le détail. Derleth, qui ne partage pas le matérialisme radical et quasi nihiliste de Lovecraft, va introduire des clans, des hiérarchies, des conflits, en deux mot : le bien et le mal.
Loin de moi l’idée de vouloir jouer les puristes du mythe : il est impossible de l’être avec aucun mythe quel qu’il soit, c’est dans leur nature. Toute mythologie est multiforme par essence, même celles qui nous semblent le mieux bordées. Un mythe, au temps de sa longue élaboration, est collectif est vivant. Même la mythologie grecque, que nous avons reçu par des textes que l’on voudrait canoniques, s’est construite sur plusieurs siècles et plus, plusieurs cités, plusieurs dialectes et connaît bien des variantes, donc certaines ont été perdues. Celles qui restent sont parfois contradictoires, d’ailleurs. Et c’est pire si nous essayons de reconstituer les mythes nordiques, ou celtes, ou mayas. La différence avec le mythe de Cthulhu, c’est que nous disposons de tout le dossier depuis le départ. Nous sommes encore, peut-être, dans la phase de construction de la chose.
La version de Derleth n’est que ça : une version parmi d’autres. Il n’aura pas été le seul continuateur du mythe, et depuis 1937, ce sont des centaines d’auteurs qui y ont contribué, participant de son expansion et de ses contradictions. Il devient difficile de savoir qui a fait quoi, qui a apporté quoi. Chacun y met sa patte, son ton, fait son tri, et s’amuse, ce qui aurait comblé d’aise, je pense, Lovecraft lui-même, qui encourageait cette attitude chez ses petits camarades. Mieux encore, le mythe a influence d’autres œuvres qui s’en inspirent, même si elles ne s’en revendiquent pas forcément de façon directe, et en vient à connecter des pas de culture qui sinon seraient disjoints.
Est-ce que des morceaux se sont perdus en route ? Fort probablement, et c’est la dure loi du genre. Est-ce que le mythe n’est envisagé souvent que dans sa vision la plus superficielle ? Assurément ! Mettez trois tentacules quelque part, l’éclairage indicible qui va bien et un hurlement guttural sous une lune gibbeuse, et les garçons crieront au Cthulhu. Faut-il se réserver un droit d’inventaire, quand son créateur ne faisait pas mystère de son racisme ? C’est même une nécessité.
Mais derrière les aspects les plus voyant, le cœur du mythe est son pessimisme fondamental, cette idée selon laquelle l’homme n’est qu’une poussière de peu d’importance, seul dans un univers trop grand, peut-être hostile, et surtout profondément indifférent à nous. Une telle notion reste difficile à accepter encore aujourd’hui. Elle est pourtant d’un modernisme absolu, d’une actualité brûlante, et c’est d’autant plus paradoxal que par bien des côtés, Lovecraft se voulait passéiste.
Dans sa ville engloutie de Rlyeh, Cthulhu rêve et attend depuis des millénaires sans nombre. Les étranges éons que nous vivons désormais sont, peut-être, la métaphore de son réveil, à moins que ce ne soit l’inverse.
Déjà parce que « Cthulhu ».
Mais aussi parce que « Mythe ».
Cthulhu, c’est l’entité tentaculaire apparue dans une nouvelle de 1926, l’Appel de Cthulhu, qui détruira le monde si elle se réveille. Et il se trouve qu’une conjonction astrale propice mais pas pour tout le monde la tire de son sommeil. On serait dans l’apocalyptique pur soufre si sa prison n’était aquatique. Mais, dans l’œuvre de Lovecraft, Cthulhu, si iconique soit-il, n’occupe qu’une place assez mineure. S’il tient la vedette dans ce texte, son nom apparaît rarement ailleurs. La clé majeure du monde lovecraftien, c’est le bulbeux Yog Sothoth, gardien des dimensions, et peut-être réduction de l’univers lui-même.
Mais Lovecraft, ce n’est pas que l’individu Howard Phillips mort en 1937 à Providence. De son vivant même, c’était déjà une communauté. Écrivant essentiellement dans le pulp Weird Tales, il s’était fait des amis de ses lecteurs et des autres auteurs de la revue.
Ce groupe, d’autant plus informel que ses trois membres les plus importants, Lovecraft, Clark Ashton Smith et Robert E. Howard ne se rencontrèrent jamais physiquement, développa non pas un univers, mais une sorte d’ambiance, un jeu de références croisées, à partir de ce qui avait été mis en place au fil des nouvelles : les livres maudits comme le sinistre Nécronomicon, et cette idée de puissances plus ou moins occultes qui font peu de cas de l’humanité. Peu à peu, les auteurs s’empruntèrent leurs créations les uns aux autres, donnant à l’ensemble, si ce n’est une cohérence, au moins une forme d’unité, au point que certains lecteurs en viennent à croire à la réalité de certaines de ces références omniprésentes. C’est ainsi que James Blish s’inquiéta dans une lettre d’avoir découvert dans les pages du Los Angeles Times une petite annonce proposant à la vente un exemplaire défraichi du Nécronomicon. Cela amusa Lovecraft, qui professait que « tout conte fantastique doit être construit avec le sérieux d’un bon canular. »
Ce qu’on a appelé bien plus tard le Mythe de Cthulhu n’est pas construit à l’époque d’une façon particulièrement systématisée. Chaque auteur de la joyeuse bande y ajoute ses propres créatures, comme les Chiens de Tindalos de Frank Belknap Long, ou recycle des entités plus anciennes, comme le Roi en Jaune de Chambers.
Ainsi donc, le Mythe de Cthulhu n’est pas une création de Lovecraft, même si ses éléments les plus importants le sont. Le nom, et sa pérennité, on les doit à l’un des membres du groupe, pas forcément le plus éminent à la base, le jeune August Derleth. À la mort d’HPL, il s’en fait l’exécuteur testamentaire, et déploie un travail infatigable, avec sa maison d’édition Arkham House, pour éditer l’œuvre en volume. C’est lui qui crée l’expression « mythe de Cthulhu » pour désigner la partie des textes qui développait l’aspect le plus mythologique. Il ne néglige pas pour autant le travail des autres membres du groupe, qu’il compile, en en soulignant le caractère collectif.
Par ailleurs, il entreprend de systématiser ce qui n’était jusqu’alors qu’une construction floue. Si les textes à l’origine du mythe sous entendent une cosmogonie et une eschatologie, ils ne rentrent pas dans le détail. Derleth, qui ne partage pas le matérialisme radical et quasi nihiliste de Lovecraft, va introduire des clans, des hiérarchies, des conflits, en deux mot : le bien et le mal.
Loin de moi l’idée de vouloir jouer les puristes du mythe : il est impossible de l’être avec aucun mythe quel qu’il soit, c’est dans leur nature. Toute mythologie est multiforme par essence, même celles qui nous semblent le mieux bordées. Un mythe, au temps de sa longue élaboration, est collectif est vivant. Même la mythologie grecque, que nous avons reçu par des textes que l’on voudrait canoniques, s’est construite sur plusieurs siècles et plus, plusieurs cités, plusieurs dialectes et connaît bien des variantes, donc certaines ont été perdues. Celles qui restent sont parfois contradictoires, d’ailleurs. Et c’est pire si nous essayons de reconstituer les mythes nordiques, ou celtes, ou mayas. La différence avec le mythe de Cthulhu, c’est que nous disposons de tout le dossier depuis le départ. Nous sommes encore, peut-être, dans la phase de construction de la chose.
La version de Derleth n’est que ça : une version parmi d’autres. Il n’aura pas été le seul continuateur du mythe, et depuis 1937, ce sont des centaines d’auteurs qui y ont contribué, participant de son expansion et de ses contradictions. Il devient difficile de savoir qui a fait quoi, qui a apporté quoi. Chacun y met sa patte, son ton, fait son tri, et s’amuse, ce qui aurait comblé d’aise, je pense, Lovecraft lui-même, qui encourageait cette attitude chez ses petits camarades. Mieux encore, le mythe a influence d’autres œuvres qui s’en inspirent, même si elles ne s’en revendiquent pas forcément de façon directe, et en vient à connecter des pas de culture qui sinon seraient disjoints.
Est-ce que des morceaux se sont perdus en route ? Fort probablement, et c’est la dure loi du genre. Est-ce que le mythe n’est envisagé souvent que dans sa vision la plus superficielle ? Assurément ! Mettez trois tentacules quelque part, l’éclairage indicible qui va bien et un hurlement guttural sous une lune gibbeuse, et les garçons crieront au Cthulhu. Faut-il se réserver un droit d’inventaire, quand son créateur ne faisait pas mystère de son racisme ? C’est même une nécessité.
Mais derrière les aspects les plus voyant, le cœur du mythe est son pessimisme fondamental, cette idée selon laquelle l’homme n’est qu’une poussière de peu d’importance, seul dans un univers trop grand, peut-être hostile, et surtout profondément indifférent à nous. Une telle notion reste difficile à accepter encore aujourd’hui. Elle est pourtant d’un modernisme absolu, d’une actualité brûlante, et c’est d’autant plus paradoxal que par bien des côtés, Lovecraft se voulait passéiste.
Dans sa ville engloutie de Rlyeh, Cthulhu rêve et attend depuis des millénaires sans nombre. Les étranges éons que nous vivons désormais sont, peut-être, la métaphore de son réveil, à moins que ce ne soit l’inverse.
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