Accéder au contenu principal

Mark MCMLXXXIV

 Je suis en train de me lire, entre autres choses, Identification des Schémas, de William Gibson, l'auteur de Neuromancien (Neuromancien ressort d'ailleurs ces temps-ci dans une nouvelle traduction de Laurent Queyssi). C'est un bouquin tout à fait fascinant parce qu'il constitue une sorte de mise en abyme du style Gibson.

Gibson, je suis loin d'avoir tout lu. Mais dans la trilogie débutée avec Neuromancien, il se livre à un effet  assez baroque jouant sur l'accumulation des marques. Il y a un effet placement produit perpétuel, qui génère à la lecture quelque chose de foisonnant. Bien sûr, la plupart des marques sont imaginaires, comme les optiques Ono-Sendai remplaçant les yeux de certains pirates des réseaux. Cet effet se retrouve dans l'univers visuel de Blade Runner, délibérément encombré pour le coup d'enseignes réelles, genre Atari et Coca Cola, mais l'idée est la même, elle génère une réalité tangible, et cela devient une marque du cyberpunk (on retrouve des astuces du même genre dans l'excellent Câblé, de Walter Jon Williams). Notons qu'au moment où sort Blade Runner, Gibson est en train de travailler sur Neuromancien, qui ne sortira que deux ans plus tard, en 1984, et il sort de la projection blessé de voir à l'écran le genre de monde qu'il est lui-même en train d'accoucher de son côté. Il y a à l'œuvre un air du temps : notre réel est de plus en plus encombré de logos dans tous les sens, et Ridley Scott comme William Gibson l'ont senti et anticipé.

Dans Neuromancien, j'y avais trouvé un côté un peu poseur, qu'on retrouve aussi chez des gens comme Bret Easton Ellis, qui joue énormément sur ces énumérations de marques, avec une fascination visible. Chez Ellis, elle sert aussi à poser le vide intérieur des personnages superficiels qu'il aime à mettre en scène, ce qui n'est pas du tout la démarche de Gibson. Chuck Pahlaniuk, par la suite, va en jouer également et on se souvient d'un jeu là-dessus dans Fight Club, que j'ai toujours vu comme une sorte de commentaire et de critique du monde décrit par Ellis, avec pour partie des outils narratifs similaires. On est dans un Zeitgeist des années 80-90, ferment et ancêtre du nôtre.

Identification des Schémas, premier tome d'une trilogie (dont j'envisage, du coup de me procurer la suite), écrit en 2004, joue aussi sur de tels effets. Mais il les retourne. Le monde qu'il décrit est quasi contemporain de son écriture, et les marques citées existent : il y a des Starbucks, un des personnages a un Mac Cube, etc. La protagoniste, Casey, souffre d'une sorte de réaction allergique face à l'accumulation des logos. Il y a chez elle quelque chose relevant du spectre autistique. Elle est clairement inadaptée à son univers et à l'écriture gibsonnienne, mais son hypersensibilité finit par devenir une force : elle travaille pour des entreprises de marketing pour repérer les tendances. Elle sait ce qui marche, parce qu'elle le déteste d'emblée. L'effet est extrêmement grinçant, et diablement efficace. C'est très malin de la part de Gibson, qui y trouve à détourner ses propres tics d'écriture. Et franchement, le récit reste incroyablement actuel, tournant entre autres autour du "Film", un projet artistique diffusé sans explication sur le net, déchaînant le délire interprétatif d'une communauté de fans (ça me fait penser qu'il faut que j'en parle à Alt236, ça peut l'intéresser, dans le principe). Et à l'arrivée, c'est un bouquin là-dessus, sur l'accumulation de signifiants parfois chargés et parfois vides, et sur les efforts de décryptage qui vont avec. L'apophénie*. L'identification des significations dans des schémas parfois vide de sens par eux-mêmes. J'y vois, d'une certaine façon, une introspection de Gibson.

Mais peut-être est-ce une surinterprétation de ma part…



*J'en cause un peu dans Apocalypses!, à propos de l'obsession de la recherche des signes apocalyptiques, dont la forme post-moderne est la théorie du complot.

Commentaires

artemus dada a dit…
Au sujet de l'utilisation des marques, j'ai pu remarquer que Jean-Patrick Manchette en était, lui aussi, un utilisateur assez friand.

Méfions-nous des attentats théoristes !
Alex Nikolavitch a dit…
HAHAHA ! ouais, c'est vrai que c'est un effet de style assez courant dans le roman noir, à une époque (et Ian Fleming jouait déjà à ça, avec le Walter PPK, le compresseur Amherst Villiers de la Bentley de Bond, etc) et Gibson le réactive à fond.

Posts les plus consultés de ce blog

Pourtant, que la montagne est belle

 Très vite fait, je signale en passant que je devrais passer demain, lundi, dans le Book Club de France Culture avec Christophe Thill. On y causera de l'édition du manuscrit des Montagnes Hallucinées chez les Saints Pères.   (Edit : ça demeure conditionnel, je suis là en remplacement de David Camus, au cas où son état ne lui permettrait pas d'assurer l'émission) Toujours fascinant de voir ce genre d'objet, surtout quand on connaît les pattes de mouches de Lovecraft (qui détestait cordialement taper à la machine). Mais, très souvent dans ce genre de cas, ce sont les ratures et les repentirs qui sont parlants : ils nous donnent accès aux processus de pensée d'un auteur. Bref, faut que je révise un peu. Fun fact, le texte a été publié à l'époque grâce à l'entregent de Julius Schwartz, qui était agent littéraire et qui a représenté les intérêts de Lovecraft pendant quelques mois. Ce même Julius Schwart qui, vingt ans plus tard, présidait en temps qu'éditeur

Back to back

 Et je sors d'une nouvelle panne de réseau, plus de 15 jours cette fois-ci. Il y a un moment où ça finit par torpiller le travail, l'écriture d'articles demandant à vérifier des référence, certaines traductions où il faut vérifier des citations, etc. Dans ce cas, plutôt que de glander, j'en profite pour avancer sur des projets moins dépendants de ma connexion, comme Mitan n°3, pour écrire une nouvelle à la volée, ou pour mettre de l'ordre dans de vieux trucs. Là, par exemple, j'ai ressorti tout plein de vieux scénarios de BD inédits. Certains demandaient à être complétés, c'est comme ça que j'ai fait un choix radical et terminé un script sur François Villon que je me traîne depuis des années parce que je ne parvenais pas à débusquer un élément précis dans la documentation, et du coup je l'ai bouclé en quelques jours. D'autres demandaient un coup de dépoussiérage, mais sont terminés depuis un bail et n'ont jamais trouvé de dessinateur ou d

Nietzsche et les surhommes de papier

« Il y aura toujours des monstres. Mais je n'ai pas besoin d'en devenir un pour les combattre. » (Batman) Le premier des super-héros est, et reste, Superman. La coïncidence (intentionnelle ou non, c'est un autre débat) de nom en a fait dans l'esprit de beaucoup un avatar du Surhomme décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra . C'est devenu un lieu commun de faire de Superman l'incarnation de l' Übermensch , et c'est par là même un moyen facile de dénigrer le super-héros, de le renvoyer à une forme de l'imaginaire maladive et entachée par la mystique des Nazis, quand bien même Goebbels y voyait un Juif dont le S sur la poitrine signifiait le Dollar. Le super-héros devient, dans cette logique, un genre de fasciste en collants, un fantasme, une incarnation de la « volonté de puissance ».   Le surhomme comme héritier de l'Hercule de foire.   Ce n'est pas forcément toujours faux, mais c'est tout à fait réducteu

Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai

 Retravailler un essai vieux de dix ans, c'est un exercice pas simple. Ça m'était déjà arrivé pour la réédition de Mythe & super-héros , et là c'est reparti pour un tour, sur un autre bouquin. Alors, ça fait toujours plaisir d'être réédité, mais ça implique aussi d'éplucher sa propre prose et avec le recul, ben... Bon, c'est l'occasion de juger des progrès qu'on a fait dans certains domaines. Bref, j'ai fait une repasse de réécriture de pas mal de passages. Ça, c'est pas si compliqué, c'est grosso modo ce que je fais une fois que j'ai bouclé un premier jet. J'ai aussi viré des trucs qui ne me semblaient plus aussi pertinents qu'à l'époque. Après, le sujet a pas mal évolué en dix ans. Solution simple : rajouter un chapitre correspondant à la période. En plus, elle se prête à pas mal d'analyses nouvelles. C'est toujours intéressant. La moitié du chapitre a été simple à écrire, l'autre a pris plus de temps parce q

Edward Alexander Crowley, dit Aleister Crowley, dit Maître Thérion, dit Lord Boleskine, dit La Bête 666, dit Chioa Khan

" Le client a généralement tort, mais les statistiques démontrent qu'il n'est pas rentable d'aller le lui dire. " (Aleister Crowley, 1875-1947) S'il y a un exemple qui démontre le côté contre productif du bachotage religieux dans l'éducation des enfants, c'est bien Aleister Crowley. Bible en main, son père était un de ces protestants fanatiques que seul le monde anglo-saxon semble pouvoir produire, qui tentait d'endoctriner son entourage. Il est d'ailleurs à noter que papa Crowley ne commença à prêcher qu'après avoir pris sa retraite, alors qu'il avait fait une magnifique et lucrative carrière de brasseur. Comme quoi il n'y a rien de pire que les gens qui font leur retour à Dieu sur le tard, après une vie vouée à l'extension du péché. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la greffe n'a pas pris. Même en laissant de côté l'autobiographie de Crowley, largement sujette à caution (comme toute autobiographie,

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

L'Empereur-Dieu de Dune saga l'autre

Hop, suite et fin des redifs à propos de Dune. Si jamais je me fends d'un "les hérétiques", ce sera de l'inédit. Le précédent épisode de notre grande série sur la série de Frank Herbert avait évoqué l'aspect manipulatoire de la narration dans  Dune , cette façon d'arriver à créer dans l'esprit du lecteur des motifs qui ne sont pas dans le texte initial. La manipulation est patente dans le domaine du mysticisme. Demandez à dix lecteurs de  Dune  si  Dune  est une série mystique, au moins neuf vous répondront "oui" sans ambage, considérant que ça va de soi. Il y a même des bonnes sœurs. C'est à s'y tromper, forcément. Et, un fois encore, le vieil Herbert (on oubliera charitablement le jeune Herbert et son sbire Kevin J. en personne) les aura roulés dans la farine. Dune  est une série dont l'aspect mystique est une illusion habile, un savant effet de manche. Certains personnages de la série sont mystiques. Certaines

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H

"TV screen makes you feel small - no life at all" (Iggy Pop et Goran Bregovic)

Pour en revenir aux sujets d'actu, faut vraiment que j'arrête d'essayer de mettre les infos quand j'allume la télé. La, hier, pendant que la tambouille cuisait, j'avais le choix entre le direct des gens place de la République sur I-télé et le direct des gens place de la République sur BFM-TV. C'est à dire un plan large de la foule, avec de temps en temps un insert, et des gens qui commentent en voix-off pour dire des platitudes. Le bandeau défilant en bas de l'écran était plus intéressant, quoi. Au moins, il donnait l'heure. Heureusement qu'il y a Euronews, du coup, pour savoir un peu ce qui se passe dans le monde, parce que c'est pas la peine d'avoir plusieurs chaînes au nom du pluralisme de l'info si c'est pour que le résultat fleure bon l'ORTF à papy. Alors après, j'ai eu du bol, hein, je suis pas tombé sur le concert de Johnny. Parce qu'après les cloches de Notre-Dame et les Marseillaises l'an passé, et cette a

"Il est en conférence"

Ah, tiens, je vois que la médiathèque d'Antibes a mis en ligne ma conférence du mois de novembre dernier sur "Les villes rêvées des comics". Bon, il en manque les cinq ou six premières minutes, visiblement. Rien de bien grave, ceci dit, je m'y bornais à noter que la ville en tant que telle comme sujet de fiction commence avec le roman populaire du type Les Mystères de Paris .