Accéder au contenu principal

Les Hérétiques de Dune saga l'autre

Tiens, ça faisait longtemps que je ne m'étais pas fendu d'une bafouille au sujet de Dune.

L'occasion du jour, c'est que j'ai enfin mis la main sur le documentaire sorti l'an passé concernant le Dune de Jodorowsky, le "greatest movie never made".



Cela fait très longtemps que, comme bien d'autres amateurs de l'œuvre de Frank Herbert, je suis fasciné par ce projet maudit, ce film dont la préproduction aura été complètement séminale et qui aura laissé une empreinte indéniable sur le cinéma mondial, ainsi que sur la bande dessinée. Mais le temps passant, de plus en plus d'éléments avaient transpiré, et même si le projet reste fascinant, j'étais de plus en plus dubitatif, voire critique.

Ce sont en partie ces éléments qui m'avaient conduit à écrire ce précédent billet recadrant un point qui me semblait essentiel : le mysticisme dans Dune était un vernis recouvrant un univers hautement matérialiste sur le fond. Sans rentrer dans le détail, disons que l'obsession mystique des personnages de Dune a souvent conduit à interpréter toute l'oeuvre comme mystique par essence, et il me semble que c'est un contresens pur et simple.

Confier Dune à Jodo, c'était forcément se vautrer dans ce contresens.

Alors attention, je ne dis pas que ça aurait été un mal en soi, juste que son Dune aurait été avant tout le reflet de Jodo plus que celui d'Herbert. Une version, une interpretatio jodoica. D'ailleurs, dans le documentaire, Jodo lui-même reconnaît n'avoir lu le livre qu'après avoir lancé la préproduction de son film, et être entré dedans nanti de toutes sortes de préconceptions nées de son premier contact avec l'œuvre : un résumé oral enthousiaste fait par l'un de ses amis.


Petit Harkonnen entre amis

Si Dune est beaucoup moins mystique qu'il n'y paraît, Alejandro Jodorowsky n'a rien d'un rationaliste ni d'un matérialiste : il est porteur de tout un apparatus initiatique et ésotérique (les mauvaises langues parleront plutôt d'un bric-à-brac) qui transpire dans toute son œuvre. Pour une part, Jodo est un bateleur de grand talent qui jongle avec les symboles, et il est très difficile de déterminer quand ces symboles structurent ses récits et quand ils se contentent de les parasiter purement et simplement, ne fonctionnant plus qu'à la manière d'un attirail combinatoire et conventionnel.

Jodo sur Dune, on pouvait se douter qu'il en aurait fait autre chose. Et les restes de son Dune qui ont été recyclés dans ses BD (essentiellement l'Incal et les Métabarons) ne pouvaient que conforter dans cette idée.

Avec ce gros documentaire, on a enfin accès à une vision en profondeur de ce qu'aurait été le film, avec des interviews de la plupart des intervenants (mais pas du regretté Moebius, hélas, qui pourtant s'était exprimé sur le sujet à plusieurs reprises, et de façon fort intéressante). Mieux encore, le doc est agrémenté de plusieurs scènes animées à partir du storyboard de Moebius ou des peintures de Chris Foss. Le résultat donne une bonne idée de ce qu'aurait pu être le film finalisé, et des écueils qu'il restait à surmonter au niveau effets spéciaux. Quand plusieurs intervenants disent que les technologies pour ça n'ont existé que plusieurs années, voire plusieurs décennies plus tard, on ne peut que leur donner raison : rien que le plan séquence d'ouverture ne me semble faisable qu'avec des cadors de l'image de synthèse (ou alors des experts du raccord de montage invisible, qui iraient se pendre après).


Le final, dans lequel Paul devient un messie apportant l'illumination à ses compagnons, puis à la galaxie toute entière. Dans le livre et ses suites, ce qu'il apporte, c'est le Jihad et la mort. Le salut est d'une autre nature, et il ne viendra que bien plus tard, une fois digéré l'encombrant héritage du "messie". Le propos d'Herbert n'est pas symbolique ou mystique : il démonte un mécanisme social, l'interaction entre politique et religion. Ce qui est très loin des préoccupations de Jodo, qui cherchait semble-t-il à créer une œuvre totale destinée à imprégner la psyché du public, un peu comme Grant Morrison qui dit avoir construit son Final Crisis comme un sigil magique.

Que Jodo ait été en train de trahir Herbert, ce n'est peut-être pas en soi un problème. Je ne reproche pas à Stanley Kubrick de trahir Stephen King quand il l'adapte (sans doute parce que j'adore le cinéma de Kubrick, alors que les bouquins de King me tombent des mains). Je ne reproche pas à Ridley Scott d'avoir trahi Philip K. Dick dans Blade Runner, primo, parce que je laisse ça à Manœuvre, deuzio parce que s'il s'en éloigne sur la forme, Scott est complètement fidèle sur le fond (putain, il était bon, Scott, à l'époque. Dommage qu'ils l'aient remplacé en cours de route par un répliquant défectueux). à l'inverse, ça m'agace quand les Wacho ou Zack Snyder trahissent Alan Moore, justement parce qu'ils essaient d'être fidèles sur la forme au point d'en négliger et d'en méconnaître totalement le fond. Et que si Moebius a été un des grands génies de la bande dessinée, sur son versant dessin, c'est Moore qui en est le grand génie côté scénar.

Alors Jodorowsky sur Dune ?  Ça aurait été une trahison claire et nette sur le fond, et probablement un peu aussi sur la forme. Mais le cinéma de Jodo est à l'image de ses BD : aussi incroyablement fascinant qu'agaçant. L'indiscutable talent y voisine presque toujours avec l'escroquerie patente. La puissance visionnaire y avance main dans la main avec des chapelets de clichés. La maestria s'y accompagne parfois de quelque chose dont on ignore s'il s'agit de je-m-en-foutisme radical ou de volonté assumée de dépasser les manières de faire classiques, admises et traditionnelles. La réalité doit à chaque fois se trouver quelque part entre les deux termes de la question.



 Ce combat s'est retrouvé quasi tel quel dans l'Incal


Ça fait trente ans que je lis du Jodo, et quinze que j'en regarde sur écran. Le bonhomme, que j'ai eu deux ou trois occasions de croiser en festival ou en libraire, m'a toujours semblé affable et sympathique, loin  de l'espèce de gourou exalté que laissent deviner les interviews. Les Métabarons est une série dans laquelle bien des choses m'agacent terriblement, et que je relis pourtant avec régularité. Ça veut probablement dire quelque chose : ce que je trouve mauvais en soi, je ne le relis pas, ou alors très longtemps après si quelqu'un tente de me convaincre d'une erreur de jugement de ma part. Jodo, et malgré tout ce qui m'horrifie chez lui, livre un travail d'une vraie force, et peut-être même d'une vraie pertinence.

Un intervenant du docu dit que, peut-être, c'est aussi bien que ce film n'ait pas existé, parce que sur son cadavre ont prospéré bien des choses, dont notamment le premier Alien. Ce côté fantomatique participe d'ailleurs d'une image idéalisée, sans doute trop belle, évacuant les inévitables problèmes de réalisation, d'acteurs ou d'effets. Pour beaucoup, ce film avorté fascine par son mystère, et peut-être ce documentaire en dévoile-t-il un peu trop : le film finalisé aurait-il été aussi fascinant ? Peut-être. Avec Jodo, on ne sait jamais…


Les quatre précédents articles de la série sont , , et .

Commentaires

JayWicky a dit…
En simplifiant, on peut conclure que Dune fut à l'Incal ce que les Charlton Comics furent à Watchmen, et que c'est aussi bien comme ça.

Quand Jodo souhaite à la fin du film que quelqu'un prenne son storyboard pour en faire un dessin animé, j'ai un peu envie de dire : pourquoi pas un dessin animé de l'Incal, plutôt ? (D'ailleurs, on connait des tentatives intéressantes...)

Pour finir, rappelons un exemple souvent oublié parmi les dizaines de réalisateurs, scénaristes et artistes divers influencés par ce film qui ne s'est jamais fait. Oui, vous l'avez tous reconnu sur cette photo en noir et blanc, entre Jodo et Moeb : c'est bien lui, notre ami La Crampe, qui s'est reconverti une quinzaine d'années plus tard dans les histoires de donjons S&M pulpoïdes.

Posts les plus consultés de ce blog

Bonneteau sémantique

Bon, même si j'ai pas vraiment d'éditeur en ce moment, pour les raisons que vous savez (si vous êtes éditeur et que je vous ai pas encore embêté en vous envoyant mes trucs, manifestez-vous), je continue à écrire.   Avec le temps, j'en ai déjà causé, je suis devenu de plus en plus "jardinier", en ce sens que quand je commence à écrire, je n'ai plus qu'un plan très succinct, indiquant juste la direction du récit et ses grosses balises et je me laisse porter par les situations et les personnages. Bon, une des raisons, c'est que quand je faisais des plans détaillés, j'en foutais la moitié au panier en cours de route. Une autre, c'est que je me fais plus confiance, à force. Là où j'ai changé mon fusil d'épaule, c'est que le truc sur lequel je bosse en ce moment est un roman d'anticipation (développant l'univers posé dans quelques unes de mes nouvelles, on retrouve d'ailleurs un personnage) et pas de fantasy. Mon plan se rédui...

Return of the space cow-boy

 À l'occasion de ma pause post-prandiale, je m'étais remis la scène d'ouverture d' Il était une fois dans l'ouest , parce que ça fait du bien des fois de revenir aux fondamentaux. Et puis, alors que je tentais de me remettre au boulot, j'ai tilté que le nouvel épisode d' Alien Earth venait de sortir. Bon, j'en causerai pas plus avant aujourd'hui, because que j'attends la fin de la série pour me faire un avis définitif (j'aime bien  Noah Hawley à la base, y a des choses que j'apprécie là-dedans et d'autre dont... j'attends de voir comment elles vont évoluer), mais j'ai eu un petit tilt. Ça représentait en apparence une sorte de grand écart conceptuel et esthétique, Charles Bronson et son harmonica d'un côté, Timothy Olyphant peroxydé téléchargeant des données biologiques de l'autre, sauf que... non, en fait. Ben oui, le western et le récit spatial (bon, même si on est pas dans le spatial avec Alien Earth , mais avec la...

C Jérôme

 Ah, on me souffle dans l'oreillette que c'est la Saint Jérôme, en l'hommage au patron des traducteurs, et plus précisément des traducteurs qui se fâchent avec tout le monde, parce qu'il était très doué dans ce second domaine, le gaillard.   Jéjé par Léonard   Bon, après, et à sa décharge, c'est une époque où le dogme est pas totalement fixé et où tout le monde s'engueule en s'envoyant des accusations d'hérésie à la figure. À cette occasion, le Jéjé se montre plus polémique que traducteur et doit se défendre parce qu'il a aussi traduit des types convaincus ensuite d'hérésie. De nos jours, son grand oeuvre c'est la traduction latine de la Bible. Ce n'est pas la première du genre, mais c'est la plus précise de l'époque. Il s'est fondé notamment sur une version d'Origène (un des hérétiques qui lui vaudront des problèmes) qui mettait en colonnes six versions du texte, deux en hébreu et quatre en grec et fait des recherches de ...

Causes, toujours

 Dans la mesure où j'ai un peu de boulot, mais que ce n'est pas du tout intense comme ça a pu l'être cette année, j'en profite pour tomber dans des trous du lapin de documentation, qui vont de la ville engloutie de Kitej (pour une idée de roman avec laquelle je joue depuis l'an passé mais que je ne mettrai pas en oeuvre avant de l'avoir bien fait mûrir) à des considérations sur les influences platoniciennes sur le christianisme et le gnosticisme primitifs (pour me tenir à jour sur des sujets qui m'intéressent de façon personnelle) à des trucs de physiques fondamentale pour essayer des comprendre des choses sans doute trop pointues pour moi.     Là, ce soir, c'étaient des conversations entre physiciens et un truc m'a fait vriller. L'un d'entre eux expliquait que la causalité est une notion trop mal définie pour être encore pertinente en physique. Selon lui, soit on la repense, soit on la vire. Il cite un de ses collègues britanniques qui disai...

Fils de...

Une petite note sur une de ces questions de mythologie qui me travaillent parfois. Je ne sais pas si je vais éclairer le sujet ou encore plus l'embrouiller, vous me direz. Mon sujet du jour, c'est Loki.  Loki, c'est canoniquement (si l'on peut dire vu la complexité des sources) le fils de Laufey. Et, mine de rien, c'est un truc à creuser. Chez Marvel, Laufey est représenté comme un Jotun, un géant. Et, dans la mythologie nordique, le père de Loki est bien un géant. Sauf que... Sauf que le père de Loki, en vrai, c'est un certain Farbauti, en effet géant de son état. Un Jotun, un des terribles géants du gel. Et, dans la poésie scaldique la plus ancienne, le dieu de la malice est généralement appelé fils de Farbauti. Laufey, c'est sa mère. Et, dans des textes un peu plus tardifs comme les Eddas, il est plus souvent appelé fils de Laufey. Alors, pourquoi ? En vrai, je n'en sais rien. Cette notule n'est qu'un moyen de réfléchir à haute voix, ou plutôt...

Rebooteux

 Bon, on a profité de l'été pour se faire des sorties cinés avec la tribu Lavitch. Et comme il y a un tropisme comics par ici, ça a été Superman et Fantastic Four.     Pas grand-chose à dire sur le FF , qui est dans la moyenne des films Marvel en termes de scénar, mais bénéficie d'une belle direction artistique et d'un ton qui, pour le coup, colle assez avec ce qu'on était en droit d'attendre d'un film sur le quatuor le plus emblématique des comics, et qu'aucun des films précédents qui leur étaient consacrés n'arrivait à approcher (à part peut-être un peu le Corman, mais on reconnaîtra que c'est un cas particulier). Pas le film de l'année, mais un moment fun et coloré. On notera que prendre une actrice qui s'appelle Kirby pour faire le personnage le plus stanleesque de la bande ne manque pas d'ironie, mais elle fait bien le job, donc...  Fun et coloré, ce sont aussi des mots qui viennent à l'esprit en voyant le Superman , James Gunn ...

Sur la route encore

 Longtemps que je n'avais pas rêvé d'un voyage linguistique. Ça m'arrive de temps en temps, je ne sais pas pourquoi. Là j'étais en Norvège, je me retrouve à devoir aller dans le nord du pays pour accompagner un groupe, je prends un ferry puis une sorte de car pour y aller. Une fois sur place, on se fait une forteresse de bois surplombant un fjord, c'est féérique et grandiose. Pour le retour, pas de car. On me propose un camion qui redescend par la Suède, j'accepte le deal. Je me retrouve à voyager à l'arrière d'abord puis, après la douane, je passe devant avec le conducteur qui parle un français bancal et son collègue co-pilote qui cause un anglais foireux. Bon baragouine en suivant des routes tortueuses entre des pins gigantesques. Y a des étapes dans des trucs paumés où on s'arrête pour manger, un début de bagarre qu'on calme en payant une bouffe à tout le monde. Des paysages chouettes. Je suis jamais arrivé à destination, le réveil a sonné, ma...

Si tu ne viens pas à Cthulhu, Cthulhu viendra à toi !

Ça ne change pas, je vais encore passer du temps et noircir du papier à cause de Lovecraft. Il ne me lâchera jamais. Ou je ne le lâcherai pas, c'est comme une valse indicible.    Bref, dans les semaines à venir, il va encore y avoir du tentacule, c'est moi qui vous le dis. Jeudi 9  octobre à 18h30 je donnerai une conférence sur Lovecraft à la Bibliothèque Francophone Multimédia (non, je ne suis pas invité sur BFM, je me respecte, un peu, quand même) de Limoges. Si vous avez des bouquins à signer, amenez-les, c'est prévu.   Vendredi 21 et samedi 22 novembre je serai au Campus Miskatonic de Verdun comme tous les ans, et cette année, en partenariat avec Actu-SF il y aura une anthologie thématique, Pixels Hallucinés, à laquelle je participe. Par ailleurs, le samedi 3 octobre je serai à Marmande pour le petit salon des Ukronies du Val, dans un joli cadre et avec une organisation très sympathique. 

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...

Chronique des années de Peste, livre 15

 Normalement, on arrive à cette période de l'année où mes aventures absurdes en Charente alimentent la War Zone. Pas cette fois-ci, vu que le festival est reporté en juin. Et vu l'ambiance, pas sûr que j'y aille, ne serait-ce que pour soutenir le mouvement des collègues appelant au boycott du festival tant que certaines choses n'auront pas été revues au niveau du statut des auteurs, notamment au niveau des conditions de venue en festival. On échange donc avec les copains des messages gag nous donnant rendez-vous à tel ou tel bar d'Angoulème, et c'est quand même bien grinçant. On rit tellement jaune qu'on s'interroge sur l'état de notre foie, ou qu'on se croit dans les Simpsons. Alors qu'en vrai, nos gouvernants fonctionnent comme dans un épisode de South Park. Bref, tenez pas compte, je suis aigri et grognon, là, entre ces confinements qui devraient en être mais n'en sont pas, et ont tous les inconvénients des vrais sans en avoir l'ef...