Oui, Apocalypses !, c'est aujourd'hui. Ruez-vous sur votre librairie comme une foule paniquée jouant des coudes pour accéder à un abri antiatomique trop exigu, ou comme une horde de zombies tambourinant aux portes du centre commercial. Normalement, si tout va bien et que le Monsieur qui met les cartons dans les camions ne s'est pas merdé (je préfère préciser : Hachette m'avait torpillé la sortie de Tengu-Do 2 comme ça, mais justement, là, ce n'est pas Hachette qui nous distribue, donc ça devrait bien se passer), Apocalypses une brève histoire de la fin des temps sort aujourd'hui dans toutes les bonnes librairies.
Je ne résiste dès lors pas au plaisir de vous en rebalancer un extrait :
Avec ses multiples têtes, la bête de l’apocalypse se prête bien à des interprétations multiformes. C’est une hydre, comme le grand dragon terrassé par saint Michel. Mais dans ces cas-là, toute la question c’est de savoir qui est Michel et qui est le dragon. Pour certains, le dragon rouge c’est, on l’a vu, l’ogre soviétique. Pour d’autres, et c’est symétrique, c’est le grand capital, et l’apocalypse s’imagine sous la forme du « grand soir » où le dernier patron est pendu avec les tripes du dernier curé, à moins que ce ne soit l’inverse. La révolution des uns est le cauchemar des autres.
En guise de Cavaliers de l’Apocalypse, la guerre du Vietnam est une belle Guerre, les événements du Biafra la Famine et la pollution omniprésente la nouvelle incarnation de la Pestilence. C’est l’époque des grands blocs, mais aussi l’aube de l’ère des grandes multinationales, qui s’émancipent peu à peu des États-nations.
Graduellement émerge une nouvelle figure du mal : l’expert-comptable, au complet gris, au front large, aux lunettes à monture épaisse, la calculette à la main, aux arrêts d’autant plus irrévocables qu’ils sont fondés sur la plus impartiale des bases : les chiffres. « Que celui qui a l’intelligence calcule le nombre de la bête, car s’est un nombre d’homme ». Le comptable profère la sentence dans les périodes de crise, et le DRH formé à la même école brandit le couperet et l’abat sans répit. Si le yogi était la figure tutélaire du tournant des années 1970, c’est le commissaire, selon la typologie d’Arthur Koestler, qui prend la main dix ans plus tard. Ce sont les cauchemars prophétiques de Franz Kafka qui prennent corps.
Le comptable sans visage est l’incarnation occidentale du commissaire (politique ou au plan) des pays de l’Est, dénué d’émotions et d’empathie, pensant par graphiques et projections. Ses coups de tampon méthodiques sont la marque de la bête inscrite au front des masses.
Ce personnage déjà effacé et grisâtre, infiniment nuisible, se désincarnera graduellement, toujours un peu plus, au point de n’avoir même plus besoin d’une apparence humaine. Le comptable est un être finalement supplanté par son fils spirituel, son outil de prédilection, l’ordinateur. Bientôt, l’ordinateur nourri de données par des mains anonymes prend les décisions avec encore moins d’états d’âme. Devenu tout-puissant, il achève le processus de déresponsabilisation par émiettement décrit par Hannah Arendt : la banalité du mal.
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