Une des choses dont j'avais été très fier sur l'ancien Superpouvoir, c'était d'avoir pu interviewer un auteur que j'apprécie énormément, Tim Truman. Cette interview, qui date de 2007, a été perdue dans le crash du site, mais j'ai retrouvé le texte dans mes archives perso, en cherchant tout à fait autre chose. Alors pour pas que ça reste dans un placard, je vous la remet ici :
Alex
Nikolavitch, pour Superpouvoir.com : Salut Tim. Pour présenter rapidement Tim
Truman, disons que c'est un des dessinateurs historiques des indés des années
80, avec notamment Grimjack et Scout, avant de passer chez Vertigo, sur Jonah
Hex au début des 90's, et maintenant chez Dark Horse, avec du Star Wars (Aura
Sing, Outlander) et surtout Conan. Tim, tu as étudié à l'école de Joe Kubert.
En France, nous en entendons souvent parler, mais sans en savoir beaucoup plus.
Peux-tu nous dire comment ça fonctionne, et comment c'était ?
Tim Truman :
Je n'y suis pas resté très longtemps, mais quand j'y ai pris des cours, de 79 à
81, c'était un cursus de 3 ans spécialisé dans le dessin pour les comic books
et les comics strips, avec aussi des classes d'illustration et de publicité.
Joe venait d'ajouter un module d'animation. Nos profs étaient tous des vétérans
de l'industrie américaine des comics : Hy Eisman, le grand Bob Oksner, Dick
Giordano, Dick Ayers., John Belfi, et Joe Kubert lui-même. Ce fut une expérience
formidable. On m'a demandé de faire une petite présentation aux élèves, ce
printemps, et j'espère avoir le temps de le faire.
AN : En
tant qu'auteur, comment te définirais-tu ?
Tim Truman :
Les trois choses que j'essaie de marquer dans mes histoires sont
"personnages", "thème" et "crédibilité". Je veux
poser des personnages marquants qui sont transformés par les évènements de
l'histoire. J'essaie de garder à l'esprit une thématique qui soit un axe
central, un pivot autour duquel tourne toute l'histoire. Et je veux que les
personnages et les péripéties soient crédibles, même quand je fais dans le
fantastique délirant. Pour y arriver, je fais pas mal de recherches. J'étudie
des cultures réelles et je tente de les utiliser pour appuyer les éléments de
mon récit.
Parfois, il
me semble que je suis trop subtil dans les conclusions que je veux en
tirer dans l'histoire, mais je
crois que la subtilité peut être un élément clé pour construire une histoire
qui aille au-delà du simple récit d'aventures. Je n'aime pas dire aux lecteurs
quoi penser ou quoi croire. Idéalement, je veux que le lecteur participe, qu'il
fasse partie de l'histoire, observant les personnages et parvenant à leurs
propres conclusions sur les protagonistes et ce qu'ils subissent. Laisser
quelques questions intéressantes tourner dans la tête du lecteur est mieux que
de lui donner toutes les réponses.
La plupart de
mes histoires sont de l'aventure, bien sûr, mais en général, elles impliquent
des personnages issus du peuple. Des personnages "sortis du ruisseau", et peu de membres de
"l'élite". Quand j'écris des personnages qui pourraient faire partie
de l'élite, comme dans Hawkworld, ils passent généralement par des expériences
qui les font descendre dans la rue, et les obligent à voir le monde par les
yeux des gens "normaux".
Et puis je
suis très attiré par les anti-héros. J'aime les héros avec des failles, et je
n'aime pas les méchants totalement mauvais.
Ce qui est
amusant, c'est que même si j'aime dessiner et que je suis sans doute plus connu
comme dessinateur, j'ai plus confiance en mes capacités de scénaristes. Bien
sûr, quand je suis les deux en même temps, c'est probablement l'idéal pour moi.
Pourtant, j'apprends énormément quand j'écris pour d'autres dessinateurs. Par
exemple, quand je travaille avec eux sur Conan, que j'écris, c'est très
intéressant de voir comment des gens comme Richard Corben, Paul Lee et Gary
Nord interprètent mes scripts et mes synopsis. Ils peuvent trouver des points
de vue surprenant et rafraîchissants sur les personnages, et des compositions
auxquelles je n'aurais pas forcément pensé si j'avais dessiné ces histoires
moi-même.
AN : Après
l'école, tu es arrivé chez First Comics, pour y créer Grimjack avec John
Ostrander. Une partie du design avait déjà été faite par Lenin Delsol, mais le
résultat était très différent du personnage que nous connaissons. Quelle a été
l'étendu de ton apport ?
Tim Truman :
Suffisante pour que John Ostrander obtienne par contrat des droits égaux pour
nous deux sur le personnage, ce dont je le remercie. Quand John et moi avons
commencé à travailler ensemble, ça a donné lieu à une réelle fusion d'idée et
d'influences.
AN : C'est aussi chez First Comics que tu as
réalisé un graphic novel, Time Beavers, et là, tu étais aussi scénariste.
C'était ta première tentative en tant que tel ?
Tim Truman :
Avant que je ne passe professionnel, j'étais aussi intéressé par l'écriture que
par l'illustration. Mais il me semblait qu'il y avait plus d'écoles et
d'opportunités pour des dessinateurs, alors je me suis orienté comme ça. Une
des raisons pour lesquelles les comix underground et les BDs européennes
m'attiraient et me fascinaient, c'était que des dessinateurs comme Spain
Rodriguez, Robert Crumb, Jack
Jackson, George Metzger, Phillippe Druillet, Moebius, et Hugo Pratt écrivaient
et dessinaient leurs propres histoires. Hormis quelques notables exceptions
comme Eisner, Kubert, Kane, Toth et quelques autres, peu d'auteurs américains
mainstream le faisaient. Et j'étais donc déterminé à y arriver un jour.
J'avais
publié quelques histoires avant d'avoir mon diplôme de la Kubert School, et
plus tard, j'ai écrit et dessiné quelques histoires pour des revues de jeux de
rôle. Chez First, j'ai écrit deux histoires du Munden's Bar (en back-up de
Grimjack) avant que Mike Gold ne me donne le feu vert pour Time Beavers. Ce fut
un projet très amusant, et un des premiers graphic novels à être publié aux
USA, dans la première douzaine.
AN : C'était un développement de ces
"funny animals" étranges que tu avais créé dans Night of the Killer
Bunnies, une histoire de Grimjack assez délirante ?
Tim Truman :
J'ai toujours été attiré par ce genre d'histoires. Pas mal de mes travaux
d'étudiants à la Kubert School étaient des trucs d'aventures étranges avec des
funny animals. C'est quelque chose qui est facile, pour moi. Plus facile, en
fait, que le dessin réaliste. Quelques uns de mes travaux préférés peuvent être
vus sur mon site :
Quand je
regarde ces dessins, je pense que c'est clairement le style avec lequel je suis
le plus à l'aise. Dans les nouvelles planches de Grimjack, j'essaie d'ailleurs
d'employer ce genre de techniques d'exagération humoristique, très cartoony,
pour libérer mon style, et je trouve que ça fonctionne pas mal. Tu vois, cette
année, je me suis aperçu qu'il ne fallait plus que j'essaie à ce point de
dessiner les choses de la façon dont j'aime qu'elles ressemblent. J'ai essayé
d'arrêter d'aller à l'encontre de mon "style naturel", et je laisse
les choses sortir de la façon que veulent mon esprit et ma main.
AN : Tu as
créé par la suite Scout, une série post-apocalyptique, dont le personnage
principal s'appelait Emanuel Santana. Cela brassait politique, shamanisme,
Indiens d'Amérique… Tu te vois comme un auteur politique ?
Tim Truman
: Oui, mais probablement plus sous
un angle sociologique. Je suis un
gauchiste assumé. Pas un libéral (au sens américain du terme, qui
correspondrait en France à un socialiste), mais un gauchiste. Je suppose qu'on
pourrait définir mon orientation politique comme un mélange étrange de
socio-populisme des années 20, mixé avec la défense des droits civiques qu'on
associe aux libertariens. Mes grands-pères, mon père et mes oncles étaient
mineurs de fond, ouvriers dans des usines, bûcherons, etc… Et ils étaient tous syndicalistes.
Le beau-père de ma mère a participé à la grande grève des mineurs de Virginie
Occidentale, dans les années 20. Sous leur influence, j'ai été élevé dans
l'idée que les gouvernements devraient être au service des travailleurs, et pas
des corporations.
AN : Santana, ça évoque aussi des références
musicales. Tu es toi-même musicien, et tu as travaillé avec les Grateful Dead.
La musique, c'est important dans ton approche créative ?
Tim Truman
: Très important. J'ai été très
influencé par l'imagerie véhiculée par les chansons de Grace Slick et Paul
Kantner, du Jefferson Airplane, quand j'étais jeune. Ils ont nourri mon
imaginaire, et j'ai utilisé ça par la suite dans mon travail. J'écoute beaucoup
de rock et de blues quand je bosse. Certaines chansons sont la bande-son de ce
que je produis.
Je suis vraiment un geek de la musique. Mes
styles favoris sont le blues et le
heavy anglais des années 60 et 70,
les rocks anglais et américains basés sur le blues, le rock de San Francisco,
le country-rock, le blues… J'aime aussi pas mal de groupes progressifs. Tout ce
qui met la guitare en avant, en fait. Je suis sans doute plus un fan de musique
que de BD. J'aime les deux, mais si je devais choisir entre ma collection de
comics et ma collection de CDs, je choisirais la seconde sans hésiter.
Ces
influences musicales se retrouvent dans quasiment tous les aspects de mon
travail visuel. Quand je compose une page, j'ai en tête des concepts musicaux
comme le rythme, le crescendo, etc… Pour moi, la page idéale, c'est celle qui
véhicule une sorte de bande-son quand on la regarde.
Quand je
travaille avec un scénariste ou un dessinateur, j'essaie d'employer les mêmes
techniques que si cette personne et moi étions dans un "boeuf". On
regarde, on écoute ce que joue l'autre, et ensuite on balance quelque chose qui
va le souligner, ou le compléter, pour le plus grand bénéfice de la musique
elle-même.
AN : Un autre élément important dans ton
oeuvre, c'est aussi le Western. Du western modernisé, comme dans Scout, Dead
Folks, etc... Ou à l'ancienne, dans Jonah Hex ou The Kents, voire les deux à la
fois (dans Grimjack 10-11, basé sur un voyage temporel, où le héros pille ce
qui ressemble fort au cadavre de Clint Eastwood). Tu t'identifies aux
personnages de Western ?
Tim Truman
: Je vais encore me faire passer
pour un genre de héros des classes populaires, mais je pense que les classes
laborieuses, dans le Western, c'est quelque chose qui me parle. Des gens
normaux pris dans des situations qui ne le sont pas.
J'en suis
venu à la conclusion que pratiquement tous les genres de fiction aventurière
américain sont influencés par le Western. Même les polars ou les histoires de
super-héros brassent des thèmes, des personnages et des situations qui prennent
directement leurs racines dans les westerns.
AN : Cette question vaut aussi pour Simon
Girty, un personnage assez sombre de l'histoire américaine que tu sembles
vouloir réhabiliter.
Tim Truman
: Plus le "réévaluer"
que réellement le "réhabiliter". Girty a toujours eu une réputation
déplorable, parce qu'il a combattu aux côté des "sauvages païens",
des tribus indiennes. J'ai réalisé que si les vieux historiens le détestaient,
ce n'était pas parce qu'il était un homme détestable, mais parce qu'il était perçu
comme un traître à sa race. Et plus je lisais à son sujet, plus j'ai découvert
les mensonges véhiculés à son sujet. J'ai voulu éclairer différemment sa
carrière et ses mobiles.
AN : Après Crisis, DC t'a confié le relaunch
de Hawkman. Tu as établi ses nouvelles origines dans la mini-série Hawkworld,
en prenant bien garde à rester cohérent avec la version du Silver Age. Puis est
venue la série régulière, qui a fait exploser la continuité. J'ai cru
comprendre que ça venait d'une décision éditoriale sur laquelle tu n'avais pas
de contrôle. Comment as-tu ressenti la chose ? Et comment John Ostrander est-il
venu se greffer à tout ça ?
Tim Truman :
C'était très certainement une décision éditoriale, mais Ostrander et moi avons
accepté de jouer le jeu. Ce fut tragique, en effet. La mini-série initiale
avait été conçue d'une façon qui aurait pu fonctionner. C'était l'histoire des
années de formation de Katar Hol sur Thanagar, une quinzaine d'années avant la
continuité DC de l'époque.
Cette mini
s'était vraiment bien venue, et avait obtenu le prix Haxtur, en Espagne. Mais
j'ai une capacité d'attention très limitée dans le temps. Je mets beaucoup
d'énergie dans mes projets, et quand j'en ai terminé, j'ai terminé. J'ai dit ce
que j'avais à dire, fait ce que je voulais faire, et je vais planter mes dents
dans autre chose ensuite. Après avoir rendu la mini-série, j'étais mentalement
passé à autre chose, j'en avait fini avec ce sujet. Mais comme elle avait été
remarquée, l'editor voulait que mon nom reste sur ce qui allait suivre. Alors
on m'a crédité comme co-scénariste, alors qu'en fait, j'étais plutôt un genre
de consultant. Rétrospectivement, je trouve ça assez égoïste de ma part, et ça
a contribué à lier mon nom et mon travail au bazar de continuité qui s'en est
ensuivi. D'une façon inutile et imméritée, je pense.
Ceci
dit, John Ostrander a écrit de
bonnes histoires. Dommage qu'on n'ait pas plus défendu la chronologie qui avait
été décidée au départ. Ça aurait évité d'abîmer le personnage.
AN :
Justement, Geof Johns a fini par intégrer ta version de Hawkman à la nouvelle
définition du personnage. As-tu lu ces épisodes ? Qu'en as-tu pensé ?
Tim Truman :
Désolé, mais non. Je ne sais même pas ce qu'ils en ont fait. Mais j'ai prévu
d'aller y jeter un coup d'oeil à l'occasion.
AN : Tu as défini John Ostrander comme ton
"frère", et Joe R. Lansdale comme ton "autre frère". La
relation entre vous doit être forte. Et vous semblez partager un certain sens
de l'humour noir, un humour un peu macabre. Vous êtes très semblables ? Ou vos
ressemblances masquent des différences notables par ailleurs ?
Tim Truman
: Nous sommes très semblables sous
certains aspects, et très différents sous d'autres. Il me semble que ma
sensibilité personnelle et mes intérêts se situent grosso modo à mi-chemin
entre John et Joe. John a une approche moins sombre que la mienne, et la mienne
est moins sombre que celle de Joe. Quand Joe écrit, ça vient des tripes, il
planifie très peu, il pose des personnages et des situations intéressantes,
puis attaque la page 1 et laisse l'histoire s'écrire d'elle-même.
John pour sa
part, semble travailler beaucoup plus en amont. Il veut avoir une idée précise
de là où l'histoire l'entraînera avant de commencer à l'écrire.
Et de fait,
je suis un peu entre les deux. Comme je le disais, je pense d'abord aux
personnages et au thème général, et c'est ce qui m'importe le plus. Tout ce que
je fais ensuite est fondé sur l'interaction entre les personnages et ce thème.
Ce qui fait
que, quand je travaille avec eux, nous nous équilibrons mutuellement. Nos
histoires relèvent vraiment d'une collaboration à part égale.
AN : Te voilà à présent big boss sur Conan.
Tu en as dessiné quelques épisodes (écrits par Busiek puis Lansdale), et
maintenant tu écris la série régulière (en laissant le dessin à d'autres). Ton
rapport avec Conan est similaire à celui que tu entretiens avec les héros de
Western ou Grimjack ?
Tim Truman :
Probablement, dans la mesure où, comme la plupart de mes personnages de Western
préférés, Conan est principalement un genre très héroïque d'anti-héros. Si une
telle expression a un quelconque sens.
AN :
Est-il difficile de rendre justice à ce personnage, de ne pas le trahir ? (et
je pense personnellement que sur Conan, tu es parfaitement dans le ton)
Tim Truman : Toutes
les difficultés que je rencontre, je me les crée à mesure, parce que je veux
faire les choses bien. Le Conan de Robert E. Howard est sans doute l'influence
majeure de mon travail, quand j'étais jeune. Dire que je vénère le personnage
est en dessous de la vérité. Comme ce personnage est important pour moi et ses
autres fans, je me documente autour de Conan comme je le ferais pour un
personnage réel, historique. Alors je me mets pas mal de pression pour faire
les choses bien, pour faire quelque chose que Robert E. Howard lui-même
pourrait approuver.
Ceci dit,
pour rester moi-même en tant qu'auteur, je ne veux pas non plus copier Howard.
Je veux que mon travail soit compatible avec son style sans qu'il ait l'air de
vouloir être lui. Je pense que Howard comprendrait et respecterait mon
approche, et qu'il ferait pareil si, pour une quelconque et étrange raison, nos
rôles étaient inversés.
AN : As-tu
des regrets à propos de ta carrière ? Des trucs que tu aurais voulu faire mais
n'aurais pas fait, ou feras un jour ?
Tim Truman : Mon
seul regret c'est, qu'en début de carrière, j'ai été catalogué comme un
"rapide", et que je n'ai pas passé assez de temps à raffiner ma
technique comme je l'aurais dû. J'ai pris de mauvaises habitudes qu'il m'a
fallu des années pour surmonter. Mais bon, autant être un type dont le travail
se bonifie avec l'âge que l'inverse, comme c'est trop souvent le cas, pas vrai
?
Commentaires
J'ignorais tout des aléas éditoriaux ayant conduit à en rajouter une couche dans l'imbroglio des origines Hawkman. Je garde encore en souvenir les tomes de la série Wilderness dont celui consacré à Simon Girty.
Il me semble avoir lu récemment que Timothy Truman allait apporter une conclusion à la série Scout, avec l'aide de son fils. J'espère que ce projet se matérialisera.