Accéder au contenu principal

La Raison des Mères (Dune saga l'autre 6)

Un copain m'avait exposé jadis (y a un bon quart de siècle maintenant) une théorie à lui selon laquelle Dune, c'était la Bible à l'envers. On commençait par le Messie pour ensuite avoir les Prophètes, puis l'Exode, puis le Déluge, grosso modo. Il arrivait même à y inclure ce roman qui avait été assez honteusement marketé comme "prélude à Dune", Et l'Homme Créa un Dieu (The Godmakers) dans son système, parce que pour lui, c'était grosso modo Les Actes des Apôtres et la constitution de l'église.


Retour au désert

Je ne sais pas s'il continuerait à défendre sa théorie en l'état (et entretemps, il a créé une saga de SF qui employait une terminologie biblique, mais dans l'ordre) et le problème de ce genre de théorie-cadre, c'est qu'elles butent facilement sur les détails. Il est impossible de savoir si Frank Herbert avait une idée dans le genre en tête quand il écrivait, ni si l'idée allait au-delà d'un fil conducteur très lâche.

Du coup, cette analyse aurait pu n'être que ça, un jeu de l'esprit qui se trouvait coïncider dans les grandes lignes avec les faits de la série. Il s'y ajoutait le petit frisson de l'inversion sacrée, puisqu'elle est la marque des satanistes du dimanche (et des complotistes fainéants qui quand on leur passe un disque à l'envers, y voient la preuve que Satan l'habite et trouvent donc une cible facile à anathèmiser). Peut-être que cette inversion, si elle existait, était la marque de l'entreprise de déconstruction à laquelle se livrait Herbert quand il démontrait le caractère terrifiant et fondamentalement nocif des religions organisées et conquérantes. Car rappelons-le, dès lors que Paul Atreides se retrouve bombardé messie des Fremen sous le nom de Muad'Dib, il se retrouve à la tête d'un jihad qu'il est incapable d'arrêter.


Et hélas, c'est un peu de saison, tout ça
(et dans Dune, tout est question de prophéties
alors ça fait méchamment flipper
quand on y pense)


Pire encore, contrairement à bien des messies l'ayant précédé, il parvient à accomplir de son vivant une transformation eschatologique du monde, et ce sont ceux-là même qui l'appelaient de leurs vœux qui découvrent qu'en fait, ce dont ils rêvaient les détruit à mesure que cela se réalise : de l'eau sur la planète Arrakis jusqu'alors réputée pour son aridité, et ce sont toutes les coutumes du peuple Fremen qui deviennent obsolètes, folkloriques et un peu ridicules quand quelques années auparavant, elles étaient une question de vie ou de mort. Le messie est venue abolir la Loi, et ceux qui se sont battus pour lui y perdent leur identité, et finissent pour certains par se retourner contre lui et tenter de le détruire. Sans résultat, il est bien trop tard. C'est d'ailleurs tellement peine perdue que quelques millénaires plus tard, dans le tome 4 de la série, les Fremen ne sont plus qu'une réserve indienne, un attrape-touristes.

Dernières visions d'un monde qui disparaît



Le messie de Dune est donc un messie de répertoire, avec tous les accessoires. Il amène une transformation radicale, et se trouve trahi et tué par ceux-là mêmes qu'il venait sauver.

Mais là où ce messie est un peu atypique, c'est qu'il n'est pas fils d'un dieu ni d'une vierge. Son ascendance n'est pas royale, elle prend même des tours et des détours peu ragoûtants (spoiler : il est par sa mère le petit-fils du Baron Harkonnen, le grand antagoniste du début de la série, que normalement on verrait bien, dans une perspective biblique, jouer plutôt les Hérode).

Parce que le gag, et là où ça se recoupe avec la théorie évoquée ci-dessus… C'est que le messie, dans Dune, est le père de ce que la série comptera de plus proche d'un dieu, le monstrueux Leto II le Tyran, qui mettra ses pouvoirs titanesques au service d'une cause prométhéenne : changer le futur.

Car Paul Muad'Dib partage avec Jésus cette terreur de son destin, sauf que contrairement au Galiléen, il n'a même pas un Père à supplier qu'il écarte cette coupe de ses lèvres, ou à qui demander pourquoi il l'a abandonné. Il voit sa propre fin, et surtout un cataclysme apocalyptique loin dans le futur, la destruction de l'humanité toute entière dans tout l'univers connu.
Messiah with a knife

Leto va réussir à conjurer ce futur terrifiant, mais au prix de massacres dans son présent, qui vont pousser l'humanité à un exode par-delà les frontières de l'univers connu. Ainsi, quand bien même celui-ci serait ravagé, l'humanité survivrait.

Et là intervient si ce n'est un double paradoxe, au moins une double bizarrerie. La première, c'est que pour y arriver, Leto est obligé de se sacrifier de multiples manières. Et qu'en bonne logique judéo-chrétienne, c'est plutôt le messie qui se sacrifie, pas le dieu. La deuxième, c'est que parmi ces sacrifices, il y a le fait de devenir physiquement et historiquement un monstre. Physiquement en devenant une incarnation du ver des sables Shai-Hulud, historiquement en étant responsable de plus de morts encore que le jihad de son père et en devenant par là-même un sujet d'horreur et de mépris pour les générations suivantes (dans la logique messianique, le sacrifice "historique" est le fait de Judas, qui quoique rouage essentiel dans l'économie de la Passion, se retrouve chargé de tous les les péchés et de toute la noirceur, et connaît une mort plus infamante encore que le messie qu'il a trahi) (il se retrouve, rituellement, dans la position du bouc émissaire chargé des péchés du peuple et sacrifié à Azazel. ce que le christianisme n'a jamais voulu voir, c'est que toujours sur un plan purement rituel et symbolique, c'est par le sacrifice du bouc, et pas par celui de l'agneau pascal, que l'on obtient la rémission des péchés. Le rédempteur mort pour nos péchés, c'est donc Judas, eh ouais). 


Le ver est dans le fruit
Bon, d'accord, pour des vers pareils, faut des fruits balaises.
Mais quand même

Mais ce paradoxe n'est qu'apparent. Car dès qu'on sort d'une logique purement judéo-chrétienne, il tombe de lui-même. Car ce sacrifice d'un dieu qui, inquiet d'un futur apocalyptique, paye de sa personne pour acquérir des pouvoirs nouveaux au prix de souffrances physiques, mais aussi de son propre déshonneur, c'est celui d'Odin. Et dans une perspective odinique, Leto est un personnage qui se pose-là, sacrifiant tout pour conjurer un Ragnarok universel.

Et de façon amusante, ce qui ressemble le plus à une religion constituée, dans la série, c'est le Bene Gesserit, ces bonnes sœurs qui contrôlent les lignées pour produire des messies. Et qui une fois la chose faite, font l'inverse tellement le résultat les a terrorisées. Dans les deux derniers tomes, elles font leur possible pour que plus jamais ne naissent des êtres de cette sorte.

Les bonnes mères qui se renient, le messie père du dieu, la logique judéo-chrétienne qui débouche sur une perspective païenne… Dans les grandes lignes, ça se tient quand même pas mal, cette histoire de cycle qui reprend les choses à l'envers…



Note iconographique : j'ai tellement abusé des dessins de Moebius dans les précédents épisodes qu'hormis l'image juste ci-dessus, la carte et l'extrait du film de Lynch, j'ai mis Bill Sienkiewicz à contribution, cette fois-ci.


Rétrospective Dune :

Commentaires

Anudar a dit…
C'est une analyse très intéressante, et originale qui mieux est. J'ai toujours pensé que "Dune" est une œuvre très matérialiste. Le fait que le schéma biblique y soit en quelque sorte inversé procède sans nul doute d'une intention chez Herbert...
Alex Nikolavitch a dit…
ah, enfin un qui me comprend !
Anudar a dit…
En tant que membre du forum www.dune-sf.fr tu risquais très fort de m'intéresser. Au fait, je me suis permis de signaler ton article sur notre page FaceBook, il devrait intéresser nos membres...

Posts les plus consultés de ce blog

Da-doom

 Je me suis ému ici et là de voir que, lorsque des cinéastes ou des auteurs de BD adaptent Robert E. Howard, ils vont souvent piquer ailleurs dans l'oeuvre de celui-ci des éléments qui n'ont pourtant rien à voir. L'ombre du Vautou r, et Red Sonja, deviennent ainsi partie intégrante du monde de Conan à l'occasion d'un comic book, et Les dieux de Bal Sagot h subissent le même traitement dans Savage Sword . De même, ils vont développer des personnages ultra-secondaires pour en faire des antagonistes principaux. C'est ce qui arrive à Toth-Amon , notamment.  Sienkiewicz, toujours efficace   Mais un cas ultra emblématique, à mon sens, c'est Thulsa Doom. Apparu dans une nouvelle de Kull même pas publiée du vivant de Howard, c'est un méchant générique ressemblant assez à Skull Face, créé l'année suivante dans une histoire de Steve Costigan. Les refus sur Kull ont toujours inspiré Howard : la première histoire de Conan, c'est la version remaniée de la der...

Qui était le roi Arthur ?

Tiens, vu que le Geek Magazine spécial Kaamelott connaît un deuxième numéro qui sort ces jours-ci, c'est peut-être l'occasion de rediffuser ici un des articles écrits pour le précédent. Souverain de légende, il a de tous temps été présenté comme le grand fondateur de la royauté anglaise. Mais plus on remonte, et moins son identité est claire. Enquête sur un fantôme héroïque. Cerner un personnage historique, ou remonter le fil d’une légende, cela demande d’aller chercher les sources les plus anciennes les concernant, les textes les plus proches des événements. Dans le cas d’Arthur et de ses chevaliers, le résultat a de quoi surprendre.  « [Gwawrddur] sut nourrir les corbeaux sur les remparts de la forteresse, quoique n’étant pas Arthur. » La voilà, la plus ancienne mention d’Arthur dans les sources britanniques, et avouons qu’elle ne nous apprend pas grand-chose. Elle provient d’un recueil de chants de guerre et de mort, Y Gododdin, datant des alentours de l’an 600, soit quelque...

En direct de demain

 Dans mon rêve de cette nuit, j'étais en déplacement, à l'hôtel, et au moment du petit dèj, y avait une télé dans un coin, comme souvent dans les salles à manger d'hôtel. Ce qui était bien, c'est que pour une fois, à la télé ce n'était ni Céniouze ni Béhèfème (faites une stat, les salles à manger d'hôtel c'est toujours une de ces deux chaînes), mais un documentaire. Je hausse le sourcil en reconnaissant une voix.   Cette image est un spoiler   Oui, c'est bien lui, arpentant un décor cyberpunk mêlant à parts égales Syd Mead et Ron Cobb, l'increvable Werner Herzog commentait l'architecture et laissait parler des gens. La force du truc, c'est qu'on devine des décors insolites et grandioses, mais que la caméra du réalisateur leur confère une aura de banalité, de normalisation. "Je suis venu ici à la rencontre des habitants du futur, dit-il avec son accent caractéristique. J'ai dans l'idée qu'ils ont plein de trucs à me dire....

L'éternel retour

 Bon, c'est l"heure de notre traditionnelle minute d'expression gueuledeboitesque de fin janvier début février. Mon ressenti (page de Marvano à l'expo SF) (c'est toujours un moment fort de voir les originaux de pages tellement frappantes qu'elles se sont gravées à vie dans votre tête) Jeudi : Je n'avais pas prévu d'arriver le jeudi, au départ. Après cinq mois de boulot ultra-intense, déjà à genoux avant même le festival, je me disais qu'une édition plus ramassée à mon niveau serait plus appropriée. Divers événements en amont m'amènent à avancer largement mon arrivée. Il y a une réunion de calage sur un projet qui doit se faire là-bas, plutôt en début de festival. Dont acte. Ça m'amène à prendre les billets un peu au dernier moment, de prendre les billets qui restent en fonction du tarif aussi, donc là j'ai un changement, ça cavale, et je suis en décalé, ça aura son importance. Quand j'avais commencé à préparer mon planning, j'ava...

Ïa, ïa, spam !

Bon, vous connaissez tous les spams d'arnaque nigériane où la veuve d'un ministre sollicite votre aide pour sortir du pognon d'un pays d'Afrique en échange d'une partie du pactole, pour pouvoir vous escroquer en grand. C'est un classique, tellement éculé que ça a fini par se tasser, je reçois surtout ces temps-ci des trucs pour des assurances auto sans malus ou les nouveaux kits de sécurité pour le cas de panne sur autoroute et des machins du genre, c'est dire si ces trucs sont ciblés. Y a aussi de temps en temps des mails d'Ukrainiennes et de Biélorusses qui cherchent l'amour et tout ça, et qu'on devine poster leur texte bancal d'un cybercafé de Conakry. Ça se raréfie, ceci dit, les démembrements de fermes à bots ayant porté un peu de fruit.   Mais là, j'en ai eu un beau. Et la structure du truc montre qu'il a été généré par IA. On me sollicite pour un club de lecture. Très bien, on me sollicite aussi pour des médiathèques des salons...

Seul au monde, Kane ?

Puisque c'est samedi, autant poursuivre dans le thème. C'est samedi, alors c'est Robert E. Howard. Au cinéma. Et donc, dans les récentes howarderies, il manquait à mon tableau de chasse le Solomon Kane , dont je n'avais chopé que vingt minutes lors d'un passage télé, vingt minutes qui ne m'avaient pas favorablement impressionné. Et puis là, je me suis dit "soyons fou, après tout j'ai été exhumer Kull avec Kevin Sorbo , donc je suis vacciné". Et donc, j'ai vu Solomon Kane en entier. En terme de rendu, c'est loin d'être honteux Mais resituons un peu. Le personnage emblématique de Robert Howard, c'est Conan. Conan le barbare, le voleur, le pirate, le fêtard, le bon vivant, devenu roi de ses propres mains, celui qui foule de ses sandales les trônes de la terre, un homme aux mélancolies aussi démesurées que ses joies. Un personnage bigger than life, jouisseur, assez amoral, mais tellement sympathique. Conan, quoi. L'autre...

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin, ...

Une chronique de merde

J'ai eu une épiphanie. Genre, un bouleversement mental. Depuis toujours, je connais le mot "drokk" employé dans Judge Dredd. En tout cas depuis que je lis Judge Dredd, donc on se situe milieu des années 80, ou début de la deuxième moitié. C'est l'interjection classique de la série (employée aussi à l'occasion dans Dan Dare) et, dans une interview de je ne sais plus quel auteur anglais, lue il y a longtemps, il revenait là-dessus en disant "oui, c'était pour remplacer fuck parce qu'on pouvait pas mettre des gros mots et tout le monde comprenait". Notons que dans Battlestar Galactica, ils disent "frak" et ça revient au même.   Sauf  que non, les deux mots ne sont pas exactement équivalents. Le diable est dans les détails, hein ? Frak/fuck, ça tient. C'est évident. Par contre, Drokk il a une étymologie en anglais. Et ce n'est pas fuck. Il y a en vieux norrois, la langue des vikings, un mot, "droek" qui signifie grosso...

Frères humains qui après nous vivez

Tiens, je viens de voir les deux premiers épisodes de Real Humains sur Arte. Et j'ai plein de raisons de râler. Pas sur la série elle-même, hein, dont j'ai trouvé le scénar très malin, et la prod très efficace. Le look des Bots et la manière dont ils sont joués sont très bons, et tout le design joue à plein sur la métaphore technophile (déballage et mise en service du Bot, avec le mode d'emploi ouvert à côté, comme on déballe un ordi ou un téléphone portable, cales en polystyrène comprises), mais aussi sur tout un tas de métaphores sociales intriquées (le sous prolétariat immigré, l'alter-mariage, Alzheimer, etc.). Tout amateur de SF bien pensée devrait regarder cette série. Sur le fond, elle reste dans du classique : la garde malade trop zélée renvoie directement à des textes de Jack Williamson qui ne sont pas du tout récent ;  Les Humanoïdes datent de 1949, et Les Bras Croisés d'encore avant. La scène où le voisin fait planter la petite Anita, elle sort dir...

Le slip en peau de bête

On sait bien qu’en vrai, le barbare de bande dessinées n’a jamais existé, que ceux qui sont entrés dans l’histoire à la fin de l’Antiquité Tardive étaient romanisés jusqu’aux oreilles, et que la notion de barbare, quoiqu’il en soit, n’a rien à voir avec la brutalité ou les fourrures, mais avec le fait de parler une langue étrangère. Pour les grecs, le barbare, c’est celui qui s’exprime par borborygmes.  Et chez eux, d’ailleurs, le barbare d’anthologie, c’est le Perse. Et n’en déplaise à Frank Miller et Zack Snyder, ce qui les choque le plus, c’est le port du pantalon pour aller combattre, comme nous le rappelle Hérodote : « Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course, les premiers aussi à ne pas trembler d’effroi à la vue du costume mède ». Et quand on fait le tour des autres peuplades antiques, dès qu’on s’éloigne de la Méditerranée, les barbares se baladent souvent en falzar. Gaulois, germains, huns, tous portent des braies. Ou alo...