« Il y aura
toujours des monstres. Mais je n'ai pas besoin d'en devenir un pour
les combattre. » (Batman)
Le premier des
super-héros est, et reste, Superman. La coïncidence (intentionnelle
ou non, c'est un autre débat) de nom en a fait dans l'esprit de
beaucoup un avatar du Surhomme décrit par Nietzsche dans Ainsi
parlait Zarathoustra. C'est devenu un lieu commun de faire de
Superman l'incarnation de l'Übermensch, et c'est par là même
un moyen facile de dénigrer le super-héros, de le renvoyer à une
forme de l'imaginaire maladive et entachée par la mystique des
Nazis, quand bien même Goebbels y voyait un Juif dont le S sur la
poitrine signifiait le Dollar. Le super-héros devient, dans cette
logique, un genre de fasciste en collants, un fantasme, une
incarnation de la « volonté de puissance ».
Le surhomme comme
héritier de l'Hercule de foire.
Ce n'est pas forcément
toujours faux, mais c'est tout à fait réducteur. Primo parce que ça
ne voit du super-héros qu'une seule de ses facettes. Deuzio, parce
que ça fait de même avec Nietzsche.
With great powers
come great gimmicks
Roland Barthes disait
des « surhommes de la science-fiction » qu'ils étaient
« réifiés », qu'ils étaient des « choses »
plus que des personnages. Et il ne pensait pas particulièrement à
Ben Grimm. Et de fait, plus que leur personnalité (qui peut
d'ailleurs varier au fil du temps et selon les auteurs qui président
à leur destinée), les super-héros se réduisent assez souvent à
leur attirail iconique : costume, pouvoirs, gimmicks divers.
Tous ces éléments créent la continuité dans le temps de
l'identification du personnage, mais finissent par le noyer sous un
déluge de détails « signifiants » qui finissent par
n'en faire plus qu'un jouet combinatoire, un peu à la manière de ce
qu'est devenu James Bond : le personnage n'est souvent plus
qu'un prétexte à un nouveau gadget, à une nouvelle scène avec
Moneypenny, à une nouvelle scène de commande de sa boisson
préférée. Les leitmotivs, les « je suis le meilleur dans ma
partie » ou « c'est un boulot pour Superman »,
destinés à créer de la connivence avec le lecteur deviennent vite
des rustines commodes cherchant à démontrer qu'on est bien dans une
histoire de Wolverine ou Superman, et pas dans un récit générique.
Le surhomme, c'est
l'homme qui se hausse au-dessus du niveau de la bête…
Le décorum prend
facilement le pas sur le personnage, à la manière de ces drames
antiques où les acteurs portaient des masques stylisés, ou du James
Bond filmique dont le smoking est porté par un acteur différent à
des intervalles réguliers. Les héros courent alors le risque de
devenir des personnages conventionnels de la fable, schématiques,
enfermés dans un récit toujours identique sur le fond devenant
peu à peu schématique lui aussi. Qui a dit « éternel
retour » ? On y reviendra, justement. Et le côté
feuilletonnant des récits de super-héros peut amplifier le
problème : régulièrement, toute l'évolution d'une série
peut se trouvée torpillée par un auteur et un editor exigeant une
approche « back to the basics ». C'est ce qui était
arrivé à Thor après le départ de Simonson (Thor perd sa barbe,
retrouve une identité secrète, repart dans des quêtes à la Kirby)
ou plus récemment à Spider-man à la suite de One More Day.
Who's who ?
Who's what ? Who's whooaa.
Exactement comme Jeanne
d'Arc, le super-héros n'est pas une figure univoque. Même dans ses
archétypes fondamentaux, il est varié : Batman et Superman ne
représentent pas la même version de l'héroïsme, et ils ne sont
bien évidemment pas « super » de la même façon ni au
même degré. Et le catalogue des archétypes super-héroïques n'a
fait que grandir jusqu'aux années 60, à l'époque où il a fini par
se fixer.
Ne pas devenir un
monstre à force d'en combattre est un leitmotiv, c'est la barrière
morale du super-héros, celle qui le différencie de ses adversaires,
justement. Bien des histoires tournent autour de la tentation de la
justice sommaire. Certains personnages ont basculé, dans les deux
sens, d'ailleurs. Batman lui-même, à ses débuts, n'hésitait pas à
tuer. Mais tout comme Superman a évolué depuis ses débuts de
militant gauchiste cassant du patron voyou et de la cinquième
colonne fasciste avant de devenir défenseur de l'ordre établi,
Batman s'est progressivement doté d'un code d'honneur, il est vrai
étayé par le Comics Code. À l'inverse, le sympathique et gauchiste
Green Arrow des années 70 est devenu dans les années 80 un
vigilante adepte de la justice sommaire, une sorte de Charles
Bronson avec une barbiche en plus de la moustache.
En ce sens, le
super-héros se retrouve sur le fil, sur la négation de cet
avertissement de Nietzsche : on n'est pas obligé de devenir ce
que l'on combat. Mais ce risque existe, bien entendu, et l'héroïsme,
c'est alors d'en avoir conscience, et de faire de cette résistance
un combat de tous les instants.
De façon intéressante,
c'est d'ailleurs quand il devient le monstre qu'il combattait que
Spider-man devient « Superior » : possédé par
l'esprit d'Octopus, Peter Parker se débarrasse de toutes ses
limitations morales, programme éminemment nietzschéen s'il en est,
et y gagne une efficacité redoutable, et y perd tout ce qui le
rendait humain. Le Surhomme de Nietzsche est-il donc fatalement un
monstre ?
… Mais ça, Jack
Kirby vous l'expliquera mieux que moi.
À l'opposé, Batman se
pose comme réalisation nietzschéenne du potentiel humain :
face à un drame qui aurait pu le détruire, il choisit de devenir
plus fort et pousse son corps et son esprit dans leurs ultimes
limites. Il se situe sur la frontière exacte entre l'homme et le
surhomme, il est l'expression d'un potentiel complètement accompli.
Se pose alors la question : n'est-il pas en ce cas, bien plus
que ne l'est Superman, le surhomme tel que l'envisageait Nietzsche ?
Et ce fait d'être sur
le fil, dans une lutte perpétuelle et éternelle, n'est-ce pas là
aussi une des conditions essentielles de l'être supérieur, chez
Nietzsche ?
Toujours un peu plus
fort
Une citation très
connue de vous savez qui, reprise entre autres dans Conan le
Barbare, indique que « tout ce qui ne te tue pas te rend
plus fort ». On sait que le trauma est un élément fondateur de la plupart des
super-héros, et que leur héroïsme nait justement du fait de
surmonter ce trauma. Nietzsche nous parle de la Naissance de la
Tragédie, mais chez le super-héros, c'est la tragédie qui
constitue l'acte de naissance.
Mais pour les gens
normaux, pourtant, l'adage nietzschéen tombe un peu à plat :
avec tout ce qu'on se prend dans la gueule, on devrait tous finir par
ressembler à Hulk. Et Dieu merci, ce n'est pas le cas (le pantalon
violet, ça ne me va pas du tout au teint). Mais pour les
super-héros, c'est le carburant de leurs aventures. Chaque nouvelle
épreuve devient d'ailleurs un prétexte à acquérir un nouveau
pouvoir, un nouveau gadget, et même un nouveau trophée dans la
Batcave.
La volonté de
puissance, c'est ce qui sépare le vilain du héros…
Cette façon de
surmonter l'épreuve fait partie intégrante de la narration :
c'est parce qu'il s'est fait casser le dos par Bane que Batman doit
se reprendre, guérir, se remettre à niveau, et finir par vaincre
son adversaire. C'est la structure classique en 3 actes :
exposition des enjeux et première escarmouche, victoire temporaire
du méchant, victoire finale du gentil. Ça aussi, ça vient des
Grecs, ils sont partout (mais bon, dans La Poétique, Aristote
ne le formulait pas tout à fait comme ça, je le reconnais).
Superman, lui, en
authentique surhomme qui se respecte, réussit à même vaincre la
mort, après avoir succombé sous les coups. De cette façon, il
entre d'ailleurs dans une forme d'éternité…
Back in the action
again and again and again and…
Un des concepts remis
au goût du jour par le vieux Friedrich est celui de l'Eternel
Retour. Il provient, comme beaucoup de choses en philo, des anciens
Grecs (notamment ce vieux salopard de Platon, mais ce n'était pas le
seul), et avant eux des anciens Babyloniens, qui avaient postulé la
Grande Année astrologique, à l'issue de laquelle, les astres
reprenant leur configuration de départ, leurs influences provoquent
sur Terre les mêmes résultats. Dans certaines versions, la création
et la fin du monde elles-mêmes étaient soumises à ce cycle, et se
reproduisaient périodiquement.
Chez Nietzsche, le
combat est éternel (Superman parlerait de « never ending
battle ») et de toute façon, le nombre d'éléments de
l'univers étant fini, quoiqu'énorme, il finira toujours à un
moment ou à un autre par reprendre une configuration qui a déjà
existé par le passé.
Tout lecteur de comics
qui a remarqué leur caractère combinatoire, dont nous évoquions
d'ailleurs ci-dessus une autre des facettes. Mais il est évident
qu'une aventure d'un personnage reprend toujours à peu près les
mêmes éléments, et l'évènement, c'est quand un élément nouveau
est introduit (ou un élément ancien sous une nouvelle forme, par
exemple un nouveau Robin dans Batman) ou au contraire quand cet
élément est retiré du jeu (par exemple, on tue un Robin dans
Batman). Cette récréation d'un nouveau statuquo peut durer dans le
temps (Daredevil qui n'est plus avocat à l'issue de Born Again)
ou n'être que de courte durée (Thor qui n'a plus d'identité
humaine chez Simonson, mais à qui les successeurs de Simonson en
affectent une nouvelle) (et Stratz… Scractz… Scratz… JMS… a
fini par lui rendre son identité humaine de départ).
… Tout comme la
capacité à se poser des limites. En général.
Et les Riboutes et
autres Craïzisses renforcent ce côté répétitif, d'autant qu'ils
sont souvent l'occasion d'une réitération des origines des
personnages. Mais on a déjà évoqué tout ça. Voilà que même les
arguments nous font le coup de l'éternel retour (c'est vachement
bien, Nietzsche, pour faire genre c'est une astuce de construction de
l'article alors qu'en vrai, je radote en râlant comme si j'étais un
des deux petits vieux dans le Muppet Show).
L'éternel retour se
matérialise aussi d'une autre façon. « Qui vit de combattre
un ennemi a tout intérêt à ce qu'il reste en vie » nous
rappelle une fois encore le père Nietzsche. Et de fait, que ce
soient Fatalis, Lex Luthor ou le Joker, les super-vilains reviennent
toujours, et le héros hésite toujours à les tuer. Et même quand
ils meurent, ils reviennent quand même. Même le Bouffon Vert,
souvenez-vous. D'abord, on a eu de nouveaux Bouffons (et
Super-Bouffons), puis le modèle d'origine a fini par être
ressuscité. On n'en sort jamais. Et le gros problème narratif des
héros qui tuent leurs ennemis, comme le Punisher, c'est leur absence
d'adversaires récurrents. Du coup, c'est pire : le Punisher se
retrouve confronté à des hordes d'ennemis interchangeables, réduits
souvent à une affiliation (mafia italienne, mafia russe, militaire
corrompu, mafia albanaise, politicien corrompu, mafia chinoise,
militaire psychopathe, mafia japonaise, militaire russe) (là aussi
l'aspect combinatoire joue à fond) et ses aventures, du coup, se
déroulent dans une sorte d'éternel présent.
Le sujet de la compo de
philo de la semaine : interprétez cette image en termes
nietzschéens. Je relève les copies dans deux heures.
Trop puissant
Un détail sur lequel
le super-héros est généralement non-nietzschéen, c'est celui de
la Volonté de Puissance. Le concept peut se prêter à plusieurs
interprétations, d'autant qu'il a été recyclé et popularisé par
la frangine de Nietzsche, qui a fait beaucoup pour créer cette image
de précurseur des Nazis qu'il se traine). Mais le héros classique
n'y est soumis que dans sa manière de se réaliser pleinement en
tant que héros, pas dans une tentative de domination d'autrui. Par
son altruisme, le super-héros se retrouve en contradiction directe
avec le sens de l'Übermensch qui se débarrasse des entraves
de la pitié et de la morale.
L'autre versant est
représenté par le super-vilain, qui cède souvent aux attraits les
plus primaires de la volonté de puissance : nombre d'entre eux
sont lancés dans une quête effrénée du pouvoir, et font des
sacrifices délirants pour l'obtenir (le cas extrême étant celui
des Four, dans Planetary).
On en revient donc
(éternel retour, quand tu nous tiens) aux distinctions entre le
monstre et celui qui le combat, entre la puissance pour la puissance,
et la puissance au service d'un idéal. Tout se recoupe, ou tout se
reboucle.
Eh ouais, les enfants,
il y a tout ça dans nos illustrés préférés…
Cet article a été publié une première fois en 2014 sur le site Comics Sanctuary
Commentaires
[-_ô]
et autant que ces articles ressortent plutôt que de les voir dormir sur mon disque dur…