Mon bureau est un véritable foutoir, ça n'a rien de nouveau. Et c'est amplifié par mes méthodes d'archivage. Je garde des archives papier de plein de trucs, quand bien même je les ai aussi en numérique. Mais c'est une copie papier qui a sauvé mon livre Cosmonautes ! dont le manuscrit avait été bouffé par la machine (une sauvegarde automatique de Word qui avait merdé, écrasant le fichier contenant la moitié du bouquin).
Là, en fouillant mon disque dur de stockage long, je me suis aperçu qu'un jour où j'avais éliminé des dossiers doublonnants… j'ai éliminé un dossier contenant de vieilles nouvelles. Vérification faite, il ne me restait de ces boulots (vieux de plus de vingt ans) qu'un pdf même pas en mode texte. Donc un truc inexploitable. Le coup au cœur, quoi.
Et donc, j'ai exhumé mes vieilles archives CD. Il a d'ailleurs fallu que j'aille empruter un lecteur externe pour y accéder. Mais j'ai une pile de CDs gravés avec des hautes def d'albums de BD (pas tout ce que j'ai fait, mais quand même des trucs), des documents de travail intermédiaire, etc. J'en ai profité pour faire un peu de tri (une galette corrompue, je pense qu'elle a été oxydée quand j'ai été inondé), des trucs vraiment redondants ou sans intérêt (un cd d'ebooks à des formats à la con, convertis depuis longtemps) et j'ai enfin retrouvé mon graal. Des CDs correspondant à un archivage annuel, 2001, 2002, 2003. Et donc, dessus, à un format complètement obsolète (du Clarisworks, ça a complètement disparu) mais dont j'ai pris soin de conserver un logiciel permettant de le convertir, les fameuses nouvelles perdues.
Hop, c'est recopié sur mon dur d'archivage, et c'est reparti pour un tour.
L'intéressant, c'est que ces CDs ont parfaitement tenu le coup, alors que c'est un objet physique assez fragile, et de basse réputation pour ce genre d'exercice. Mais j'ai toujours pris soin, quitte à ce que la copie prenne des plombes, à graver ce genre de trucs à très basse vitesse, ce qui limite vachement la vitesse de dégradation. Je suis content. Une fois encore, ma maniaquerie m'aura sauvé.
Bref, voici une de ces vieilleries sauvées de l'effacement numérique. Pour la petite histoire, le Père Guichardin a failli réapparaître dans une autre histoire, qui ne s'est finalement pas faite. Et que je garde quelque part, elle aussi, je crois. Elle resurgira peut-être un jour…
Déprécation
Une odeur d’encens froid flottait dans la nef. Les dernières chandelles achevaient doucement de se consumer. Le père Guichardin était assis sur un des bancs de bois, à l’avant dernier rang. Il priait en silence comme chaque nuit, demandant à Dieu un pardon illusoire.
- Notre père qui êtes aux cieux…
Il faisait frais, comme toujours. Ce grand espace qui ne voyait jamais le soleil, aux murs maculés de suie, aux recoins obscurs dans des hauteurs anguleuses, aux ogives plongées dans les ténèbres… Non, l’endroit n’était pas chaleureux…
- Que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne…
Mais l’endroit était la maison de Dieu, le seul foyer du père Guichardin, le seul endroit où il se sentait un tant soit peu chez lui. Le lieu le justifiait lui, comme il justifiait le lieu : sans le vieux prêtre, la chapelle n’aurait été qu’une coquille vide, que l’évêché aurait fini par vendre à un marchand de vins ou à un organisateur de spectacles, et sans la chapelle Guichardin n’aurait été qu’une âme perdue.
- Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien…
Il avait tout sacrifié à son amour pour cet endroit, pour cette vieille église gothique rapiécée, centre d’une petite ville de province moribonde. Il avait voulu cette charge, malgré l’avis de ses supérieurs qui lui prédisaient un avenir brillant.
- Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés…
Il n’aurait pourtant pas pu expliquer le sentiment qui le liait à ce lieu. Ça n’avait rien à voir avec les paroissiens, semblables à tous les paroissiens de province, ni avec l’architecture somme toute assez banale de l’église. Il y avait autre chose et il aurait été incapable de dire quoi.
- Ne nous soumets pas à la tentation…
Peut-être le souvenir d’un parfum… Peut-être le souvenir de la visite d’une chapelle assez semblable…
- Mais délivre-nous…
Longtemps auparavant, lors de ses années de séminaire…
- Délivre-nous…
Le père Guichardin ne pouvait continuer sa prière, un frisson l’avait saisi. La terreur sacrée qui emplit parfois le croyant, sans doute. Ou bien la morsure d’un souvenir. Ou bien tout simplement le froid, comme si un courant d’air avait légèrement entrebâillé la porte de l’église et venait maintenant lui effleurer la nuque de ses doigts glacés.
- Te délivrer ? De quoi veux-tu précisément qu’on te délivre ?
Le père Guichardin ne leva pas la tête, pas plus qu’il ne chercha à répondre.
- De quoi, berger des âmes ? Précise-donc ta pensée, si tu veux qu’elle soit comprise. A qui demande l’on accordera…
Il savait qu’il était inutile de regarder derrière lui. La voix n’avait pas de corps. Peut-être ne retentissait-elle même pas sous la voûte de l’église, mais seulement sous celle de son crâne… Guichardin haussa les épaules.
- N’est-Il pas omniscient, celui qui entend nos prières ?
Silence dans la nef. La voix se cherchait. Et se trouva.
- Quel rapport, dis-moi… Si l’omniscience avait quelque chose à y voir, il n’y aurait même pas besoin de prier. Et qui pries-tu, d’ailleurs ?
- Mais… Celui qui mourut pour nos péchés…
Un rayon de lune tombait sur le grand crucifix de bois. Un christ émacié s’y tordait en une éternelle souffrance rédemptrice.
- S’Il est mort pour nos péchés, alors les tiens sont pardonnés. Pourquoi dès lors s’en soucier ? Tu as rompu ton voeu, une fois dans ta jeunesse, et alors ? Tu l’as sans doute confessé à un de tes supérieurs et tu as communié depuis. Pourquoi dès lors te mortifier, nuit après nuit ? La chair est faible, cela nous le savons tous deux.
La présence s’était rapprochée, la voix se faisait plus chaleureuse.
- Dis-moi ce qui te tourmente, mon fils…
Guichardin ne répondit pas, se contentant de secouer la tête, fixant les travées de bois des bancs de ses yeux desséchés par le temps…
- Tes actes ont déjà été pardonnés. Confie-moi le reste et libère ton âme de ce fardeau.
- C’était sur un banc, assez semblable à celui-ci.
- Tu en reviens encore à ton péché de chair, mon fils. A ses circonstances matérielles. Qu’il se soit compliqué de blasphème n’a en soi que peu d’importance. La passion excuse bien des choses, même la passion coupable. Surtout elle, d’ailleurs…
- As-tu connu le feu de la passion, rétorqua Guichardin, pour m’en parler ainsi ?
- Qui sait…
Un cierge s’éteignit dans une ultime bouffée de fumée odorante. Autour d’eux, la nuit n’était plus que silence sans limite.
Guichardin frissonna à nouveau, se recroquevillant sur son banc de bois.
- J’ai confessé mon péché le lendemain, lâcha-t-il sur un ton d’excuse. Et je ne l’ai plus jamais revue.
- Eh bien la cause est entendue, non ? Tu as abjuré ta faute, tu as connu le repentir sincère du vrai croyant. Si tes regrets sont tout à ton honneur, ils n’ont plus lieu d’être.Tu es pardonné, mon fils.
Guichardin baissa encore un peu plus la tête, laissant son front reposer sur le dossier du banc devant lui.
- Je ne l’ai pas revue, mais j’ai eu de ses nouvelles par la suite…
- De ses nouvelles à elle ?
- Des nouvelles de son enfant.
Le silence se fit à nouveau dans la nef obscure, rompu juste par le souffle d’un vent léger dans les ouvertures du clocher.
- Son enfant, père Guichardin ?
- Qui sait…
- Sache que tu n’aurais pas pu être le père de cet enfant et celui de tes paroissiens dans le même temps. Tu as fait un choix, et sans doute le bon.
- Ai-je eu vraiment le choix ? Comment savoir quel était le bon ?
- Toi seul possèdes la réponse. Mais comment penses-tu pouvoir apporter le réconfort à tes ouailles, comment leur transmettre le pardon divin, si tu t’en exclus toi-même ?
La porte de l’église claqua. Le père Guichardin se mit à pleurer sans bruit.
Peu à peu, l’aube colorait les vitraux, lâchait dans la nef une lumière blafarde. Le père Guichardin essuya ses larmes du revers de sa manche et se leva pour aller s’agenouiller au pied du crucifix.
Puis une horloge sonna sept heures. En silence, le père Guichardin passa une étole et commença à préparer l’autel pour la messe du matin.
Dieu que la journée serait longue, une fois encore…
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