Encore une rediff, un gros article que j'avais publié dans l'antho des Moutons électriques Super-héros : Sous le masque.
Les univers de super-héros se « rebootent » à intervalles réguliers, partiellement ou complètement. Les histoires redémarrent à zéro et l’on en profite pour dépoussiérer les concepts. Mais pourquoi ce révisionnisme ? Pourquoi le Superman de 1938 n’est-il plus exactement le même personnage que celui de 1954, de 1988 ou de 2012 ? Le temps qui passe est-il la kryptonite de ces personnages costumés ?
Lorsque Siegel et Shuster créent Superman au milieu des années 1930, ils n’ont encore aucune idée de la postérité à venir de leur personnage. Et pour cause : personne chez l’éditeur n’y croit et la première histoire publiée en 1938 l’est à titre de bouche-trou dans Action Comics n°1. Mais le succès immédiat engendre des imitations et détournements, et au fil des années qui suivent, on voit apparaître Batman, Human Torch, Sub Mariner, Wonder Woman, Captain America et bien d’autres.
La prolifération de ces personnages amène les compagnies qui les publient à leur faire vivre des aventures communes. C’est par exemple la naissance de la Justice Society of America dans les pages d’All Star Comics n°3 ou à la rencontre entre Human Torch et Namor dans Marvel Mystery Comics n°8 et 9, et le début de ce qui deviendra un peu plus tard un des éléments fondamentaux des histoires de super-héros : les univers partagés. Séries et personnages commencent à interagir et à dialoguer.
Dix ans plus tard, les super-héros manquent de disparaître, faisant l’objet après guerre d’une certaine désaffection. Si Superman, Batman et Wonder Woman parviennent à se maintenir, les autres ont cessé leur parution. Marvel/Timely, qui publiait Captain America, se spécialise désormais dans les histoires de monstres géants inspirées de Godzilla ou des films de fourmis et de tarentules démesurées. D’autres éditeurs, comme Nedor (Black Terror, Fighting Yank), ont complètement disparu dans l’intervalle.
Quand DC relance ses vieux concepts dans la deuxième moité des années 1950, c’est l’occasion du premier reboot. Le Flash qui apparaît en 1956 n’est pas du tout celui des années 1940. Son costume a été modernisé et il n’a pas la même identité. Il en va de même pour Green Lantern à partir de 1959, réinventé de fond en comble, dans un contexte nettement plus SF que son prédécesseur. Ces nouveaux personnages vont rapidement faire équipe et même constituer un groupe à partir de 1960, la Justice League of America. C’est également l’occasion de rafraîchir le look de Batman.
Pourtant, le modèle de base des comics de super-héros reste le récit auto-contenu. Sauf exception, chaque magazine contient une histoire complète du personnage, dans laquelle même le lecteur néophyte trouve tout ce dont il a besoin pour en comprendre les enjeux. Il n’existe pas de chronologie établie entre les épisodes. Tout au plus, un méchant ou un élément apparu auparavant sera considéré comme connu par le héros, mais devra de toute façon être présenté à nouveau, même succinctement, au lecteur. L’avantage, c’est que le héros demeure à peu près intemporel. Il ne vieillit pas, n’évolue qu’à la marge, et si une aventure est trop lointaine pour sembler encore pertinente, il est possible de l’oublier, de faire comme si elle n’avait pas d’impact. Ce modèle reste la règle jusqu’au début des années 1960.
Deux choses vont perturber cette belle mécanique.
La première est un numéro de Flash, le n°129 daté de 1962, dans lequel Barry Allen, le Flash des années 1950, rencontre Jay Garrick, son prédécesseur des années 1940. Les auteurs, venus pour certains des pulps de science-fiction, proposent l’idée de terres parallèles. Les deux personnages n’ont pas de chronologie commune et c’est à l’occasion d’un passage interdimensionnel qu’ils se rencontrent. Mais les deux terres sont synchrones, et Jay Garrick a vieilli. Le temps vient de faire irruption dans le petit monde des super-héros.
Le deuxième phénomène est l’émergence des Marvel Comics, nouveau nom de Timely. Si Stan Lee sait s’appuyer sur des dessinateurs chevronnés et créatifs, il va être à l’origine d’une double révolution narrative.
Il injecte en effet une bonne part de soap dans ses récits, faisant d’une succession d’aventures un roman feuilleton avec des vraies évolutions. Les personnages se quittent, se transforment, se marient… Une vraie temporalité se construit au fil des épisodes. Mais surtout, elle rebondit d’une série à l’autre. Un événement survenu dans Daredevil peut et doit (s’il a assez d’ampleur) avoir des conséquences dans le numéro d’Amazing Spider-man sorti le même mois. Une histoire commencée dans Fantastic Four peut se poursuivre dans The Mighty Thor, et ainsi de suite. D’autant que rapidement, on réimporte Sub Mariner et Captain America, vieux personnages de l’éditeur, dotant mécaniquement cet univers d’une rétro-chronologie, d’une histoire, d’un avant précisément daté (contrairement à la destruction de Krypton ou à la mort des parents Wayne, dont la chronologie n’est que relative au héros lui-même).
Avec le temps…
Dès lors se pose une question cruciale, celle du temps réel. Un an de publication vaut-il un an dans le récit ? Tant que les épisodes sont relativement déconnectés les uns des autres, ça n’a aucune importance. Par contre, quand l’épisode de mai se termine sur un cliffhanger et que celui de juin reprend directement après, il ne s’est passé que trois secondes entre les deux mois.
Pourtant, il devient de plus en plus étrange que Peter Parker, alias Spider-man, reste cet éternel étudiant, même dix ans après sa première aventure, ou que le jeune Franklin Richards, rejeton de deux des Fantastic Four sur quatre, reste un petit enfant pendant des décennies.
Au début des années 1990, la doctrine éditoriale officieuse chez Marvel est qu’il s’est passé « environ une dizaine d’années » entre le vol inaugural des Fantastic Four et le présent. Et qu’importe que ce vol, au moment où il est décrit dans Fantastic Four n°1, se réfère directement à la course à l’espace alors à ses débuts, et au vol de Youri Gagarine. L’épisode n’entre pas outre-mesure dans les détails, donc ça passe avec un peu de bonne volonté.
Mais ce principe prend l’eau dès le départ, car d’autres vieilles histoires sont beaucoup plus ancrées dans leur époque. Lorsque Nikita Khrouchtchev lance un de ses sbires à la poursuite d’Iron Man, la temporalité du récit se trouve fortement corrélée au monde réel. Plus grave, les origines et le passé de certains personnages sont très précisément datés. Nick Fury et Ben Grimm, alias The Thing, ont combattu pendant la deuxième guerre mondiale. Dans les années 1960, ça en fait des personnages avec un vécu, des quadragénaires ou des quinquagénaires qui contrastent de façon intéressante avec les héros plus jeunes ; ceux-ci peuvent à l’occasion adopter un rôle de mentor ou de grand frère.
Au début des années 1970, la prise de distance de Stan Lee, parti à Hollywood, et son remplacement au poste de rédacteur en chef par Roy Thomas amènent un resserrement de la continuité. Thomas veut renforcer la cohérence de l’univers et jette des passerelles entre séries ou éléments. Les rapports entre les diverses races extraterrestres introduites au fil des ans sont par exemple explicités, et les origines de certains concepts raccrochées d’éléments introduits par ailleurs. Il y a un effort de rétro-continuité visant à créer de grandes articulations dans ce qui était jusque alors séparé : on explique par exemple que plusieurs voyageurs temporels apparus au fil du temps et dans plusieurs séries, comme Rama-Tut le pharaon du futur, Kang et Immortus sont un même personnage à divers stades de son évolution, ou bien la rivalité entre les extraterrestres Kree et Skrulls, jusqu’alors de simples « méchants du mois ». Mais ces passerelles ajoutent à la complexité d’un univers déjà foisonnant.
Toute nouvelle évolution impacte également l’avenir. Un Spider-man marié, un Daredevil dont l’identité secrète a été dévoilée publiquement, tout cela contraint en profondeur les récits possibles.
Les séries se trouvent dès lors soumises à des tropismes contradictoires : avancer, faire vieillir leurs personnages, et ne pas trahir le concept initial, ce qui amène régulièrement à des « retours aux sources » pas toujours très heureux sur le plan dramatique, et souvent basés sur des coups de théâtre forcés.
Le temps passant, et les épisodes se comptant bientôt par centaines, il arrive fatalement un moment où ce retour aux sources devient impossible : le décalage temporel avec les débuts de personnages très ancrés dans leur époque devient ridicule. Parfois, on bricole en réinterprétant les origines, et c’est ainsi qu’Iron Man, né dans les jungles du sud-est asiatique, est réinventé et a désormais connu sa première aventure dans les sables et les cavernes du Proche-Orient, sans que ça ne change grand-chose au personnage. Et s’il est au départ marqué par la Guerre Froide, il présente une plasticité suffisante pour pouvoir s’insérer dans les conflits du monde actuel. Le Punisher, pour sa part, est un vétéran du Vietnam, et a été construit sur le même cliché que le personnage de Rambo ou Ron Kovic, protagoniste de Born a Fourth of July. Il devient vite difficile de l’en détacher : dans la Bande-Dessinée franco-belge, le cas de Tintin reste exemplaire dans ce domaine, contemporain de la stalinisation en Russie ou de la colonisation belge au Congo, puis de l’occupation japonaise en Mandchourie, il n’a pas pris une ride quand il crapahute en Amérique Centrale avec les guérillas marxisantes des années 1970. Les tentatives faites pour aller dans cette direction ne convainquent personne, pas même leurs auteurs.
Nettoyage par le vide
Chez DC, dont l’univers s’est complexifié d’une autre manière, par l’adjonction de nouvelles terres parallèles à chaque rachat de concurrent (une terre pour les héros de chez Fawcett, une pour ceux de chez Charlton, etc.), cette continuité est devenue foisonnante. Au milieu des années 1980, il est décidé d’opérer un grand ménage, de couper le bois mort et de dépoussiérer les personnages, de les moderniser au passage.
Pour marquer le coup, on organise ce que l’on appelle un crossover, une histoire se déroulant sur plusieurs séries à la fois, un principe déjà ancien, mais qu’il s’agit de pousser à une hauteur inédite, comme l’a fait Marvel peu de temps auparavant avec Secret Wars, un très gros succès commercial de la période.
Crisis on infinite earths de Marv Wolfman et George Perez rebat donc les cartes. Jouant habilement avec des concepts mis en place au fil des décennies, comme l’univers d’antimatière ou le mystère et le tabou de l’instant de création, Crisis détruit une à une les terres parallèles, leurs survivants convergeant vers les dernières pour y organiser la résistance. Et une fois le méchant vaincu et la poussière retombée, il n’en reste qu’une, fusionnant les autres et les effaçant comme si elles n’avaient jamais existé. L’histoire est réécrite, via un paradoxe temporel, dès les origines mêmes de l’univers.
Et derrière, c’est l’occasion de relancer les personnages. Man of Steel donne de nouvelles origines actualisées à Superman, Year One à Batman et ainsi de suite, en écartant tous les éléments considérés comme datés ou ridicules et en mettant à jour l’ambiance et les enjeux. Dans le langage des amateurs, les expressions pré et post-Crisis font leur apparition, permettant de savoir de quelle version des héros on parle.
Bien entendu, ce n’est pas tout à fait aussi simple. Ce sont des dizaines de titres qui sont concernés, et des dizaines d’auteurs. Si le rôle de l’editor est important pour coordonner le tout, des incohérences finissent fatalement par apparaître, que des histoires ultérieures ont pour objet d’expliquer ou de réduire tant bien que mal.
Tout comme la chronologie à glissière de Marvel, qui génère elle-même son lot d’incohérences à mesure de l’avancée du temps, il arrive fatalement un moment où la somme cumulée des contradictions internes finit par faire craquer les coutures. Et la solution devient de refaire la même chose. Un crossover de temps en temps pour nettoyer la chronologie et élaguer le bois mort, puis un très gros crossover pour la remettre à zéro, et c’est ce que fait DC en 2012 avec Flashpoint et les séries étiquetées New 52, après quelques hésitations. Presque toutes les séries sont remises à zéro (hormis certaines histoires en cours de Batman et de Green Lantern, ambitieuses et confiées à des auteurs en vue) et les personnages réinventés, parfois en profondeur.
Rien de tout cela n’est jamais totalement satisfaisant, et les mises à jour sont contestées par les lecteurs ou les auteurs ultérieurs. Le Superman de 2012 rajeunit et perd son slip rouge au passage, et cette version n’obtiendra pas l’adhésion des foules, jusqu’à ce que la précédente soit réactivée à l’occasion d’une histoire alambiquée. Le nouveau Wally West, dans Flash, finit par cohabiter avec l’ancien, et la continuité simplifiée met moins de dix ans avant de devenir plus complexe et embrouillée que la précédente. Pire, certains personnages absorbés par DC, comme ceux de l’éditeur Wildstorm, et injectés dans l’univers commun en 2012… ne prennent pas. La greffe est un échec, et on tente de les re-rebooter séparément quelques années plus tard.
Reboots are made for walking
Le méga-crossover est donc l’occasion de rebooter l’univers. Marvel ne s’y risque néanmoins pas frontalement. La tentative de relancer seulement certaines séries phares, celles liées aux Fantastic Four et aux Avengers, au milieu des années 1990, est un échec cuisant. Confiées aux vedettes d’Image Comics comme Jim Lee ou Rob Liefeld, la ligne Heroes Reborn ne convainc personne. Aspirés vers une autre terre, les héros y repartent à zéro, mais au bout d’un an d’aventures peu palpitantes, il est décidé de leur offrir un retour triomphal vers leur monde d’origine, et d’oublier tout cela. À l’époque, l’éditeur va mal et passe au bord de la faillite, il n’est sauvé que par la vente de droits au cinéma, et la liberté donnée aux créateurs de séries moins ancrées dans la continuité, considérées comme mineures, réunies sous le label Marvel Knights et qui deviennent un creuset de créativité.
L’autre façon de rebooter un personnage est d’en créer une version alternative rajeunie. C’est ce qui arrive à Spider-man puis aux autres poids lourds de l’univers Marvel avec la ligne Ultimate. Plus modernes dans le traitement, plus mordants dans le ton, les héros « Ultimate » semblent conçus en vue de l’adaptation cinématographique. Les personnages en plaisantent d’ailleurs, et c’est parce que le Nick Fury de cet univers a été calqué sur l’acteur Samuel L. Jackson que ce dernier (lecteur de comics, il s’est amusé de l’hommage et a contacté Marvel) obtient en retour le rôle.
Au bout de dix ans, bien sûr, l’univers Ultimate devient aussi touffu et embrouillé que l’univers Marvel « normal », dit « 616 » depuis un épisode de Captain Britain où le héros britannique voyageait entre les dimensions alternatives.. Dès problèmes de cohérence surviennent très tôt, dès l’intégration du personnage d’Iron Man, que ses divers auteurs modernisent chacun d’une façon différente.
Les auteurs assument vite la dimension de laboratoire du label et, si certaines des sagas rejouent sur un mode moderne les grands moments du passé de Marvel (une Ultimate Galactus Trilogy, notamment), certaines avancées de ton ou certains concepts seront réinjectés dans la continuité classique. Le personnage de Miles Morales, notamment, créé en remplacement d’Ultimate Spider-man/Peter Parker, sera tout simplement réintégré à la continuité classique lorsque la décision est prise en 2015 de mettre fin aux dernières séries à l’occasion d’un crossover général avec toutes les versions existantes et alternatives des personnages.
DC a également tenté ce genre d’expériences à plusieurs reprises, mais la ligne Earth One, par exemple, n’est constituée que de récits relativement courts.
Le format classique des comics, diffusés mensuellement par tranches de 22 pages, est de toute façon en train de mourir peu à peu. Une partie du marché s’est déporté sur des formats type album compilant des rééditions, parfois en intégrales, ou présentant même du matériel original. Le tout est diffusé non seulement dans les comic shops traditionnels, mais aussi dans les librairies généralistes plus classiques, où ils rentrent dans l’économie du livre et non plus dans celle du magazine. Les récits originaux sont plus facilement autocontenus, relativement décorrélés d’une continuité qui pourrait effrayer le lecteur occasionnel. Quant aux compilations d’épisodes, elles tentent autant que possible de regrouper des histoires relativement complètes. Depuis la fin des années 1990, les auteurs montrent une tendance marquée à penser leurs séries en les découpant en « arcs » narratifs facilement regroupés dans une telle réédition, assez souvent par tranches de 6 épisodes.
Disponibles bien plus longtemps que les fascicules, ces récits sont lus de façon décorrélée de leur moment de création, parfois des années après. Civil War, s’il évoque de façon métaphorique le Patriot Act et les dérives, fonctionne encore, et sans cette grille d’interprétation, auprès d’un lectorat qui ne l’a pas lu à l’époque et n’était parfois même pas né. Il est devenu une date non pas corrélée à notre histoire, mais à celle de l’univers Marvel, l’élément déclencheur de plusieurs autres événements comme Secret Invasion. La temporalité des comics se détache en partie de la nôtre.
En parallèle, quand un auteur revient sur le passé d’un personnage, il prend souvent soin d’éviter les marqueurs temporels trop évidents. The Long Halloween, censé se passer dans les premières années de la carrière de Batman, mais publié dans les années 1990, se déroule dans un cadre qui se veut intemporel, quand bien même le récit se déroule sur une année rythmée par ses jours fériés.
Mettre le temps dans des cases
Réinventer sans perdre le lecteur, poursuivre les aventures tout en revenant régulièrement à des versions classiques. Les héros ne peuvent plus être figés dans l’ambre d’un présent éternel, comme au temps des récits autocontenus, mais ne peuvent évoluer au point de devenir méconnaissables. Cette ligne de tension précise est devenue le moteur des grands univers partagés de Marvel et DC.
Le problème est structurel, dû au mode de publication sériel sur de longues et très longues durées, bien sûr, mais aussi à la nature même du média : rappelons qu’une case de BD n’est qu’un instant figé, hors du temps. C’est la mise en séquence de cases successives qui crée leur temporalité, forcément détachée de toute chronologie réelle. La bande dessinée découpe la surface de la page pour en faire du temps, une opération pas aussi naturelle qu’il y paraît.
Le temps suspendu d’un Batman de Frank Miller qui bondit sur fond d’éclair déchirant le ciel, ou du rayon d’une sentinelle déchiquetant Wolverine, deux scènes censément situées dans le futur de leurs propres séries, a un parfum d’éternité.
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