J'ai toujours aimé les ruines et les vieilles pierres. Gamin, l'église effondrée (aujourd'hui totalement disparue hélas) s'élevant à quelques encablures du village ancestral me fascinait. J'ai toujours aimé visiter les châteaux, et plus ils étaient déglingués, plus ça me plaisait. Un lieu comme les Arènes de Lutèce, magique, s'étendant à une porte cochère d'une rue banale et constituant une bulle intemporelle dans la cité, m'apaise à tout coup. Non loin de chez moi, la carcasse vide d'une tour médiévale dont l'intérieur est effondré depuis des siècles m'attire lors de mes promenades.
Des gens de mon entourage se piquent de psychogéographie, d'autres
d'urbex. Ma ruinophilie se situe sans doute quelque part entre les deux.
Pas assez aventureux (et d'un format trop malcommode) pour aller
crapahuter dans des lieux où ma masse ferait craquer le plancher, pas
assez théoricien sans doute pour me lancer dans de grandes analyses (en
tout cas dans ce domaine précis), je me contente face aux murs branlants
hérités du passé de me livrer à un frisson esthétique, vaguement
synesthétique d'ailleurs, ou poétique.
Rien de très original à cela je crois, la chose me semble assez répandue. Il y a une beauté particulière des ruines, et nombre d'entre nous y sommes sensibles. La ruine constitue une forme de paradoxe, c'est un lieu dont la décrépitude anéantit l'utilité, mais qui dès lors a changé de nature, un lieu sur lequel le temps a exercé ses ravages, mais qui dès lors a un parfum d'éternité.
Les tronçons de colonnes grecques ou romaines font immédiatement naître en nous des images précises de ces époques disparues et nous font ressentir viscéralement la profondeur temporelle dans laquelle nous nous inscrivons collectivement avec et par rapport à elles. La ruine demeure, et nous rappelle à l'impermanence. Elle est le memento mori des civilisations qui, selon Valéry, se savent mortelles, au moins inconsciemment.
Elles sont aussi ce qui nous empêche souvent de penser le passé tel qu'il était. Tout film de chevalerie nous présente des murailles déjà verdies par des siècles de lichens et de mousses, tout péplum des statues de marbre nu, dont la peinture polychrome s'est écaillée depuis longtemps. Représenter la forteresse du douzième siècle avec ses murailles en pierre de taille d'un blanc crémeux éclatant nous semblerait toc. Représenter un temple d'Artémis avec ces colonnes et ses statues fraîchement repeintes heurterait nos représentations les mieux ancrées.
Chacun, dit-on, mesure le monde à sa propre aune, et même notre vision du passé est informée par notre présent (ce que tout historien sait d'ailleurs) (et ce que feignent d'ignorer les politiciens tentant d'instrumentaliser l'histoire avec des conceptions de celle-ci datant au mieux de la Quatrième république, voire de la Troisième) (je dis qu'ils feignent par pure charité, bien entendu : les croire sincères et non menteurs dans ce domaine serait plus accablant encore). Le chevalier de film médiéval croise souvent sur sa route des ruines séculaires dont l'architecture montre qu'elles ont été bâties de son temps, voire qu'elles viennent de ce qui est encore pour lui un futur presque lointain.
Chaque culture se bâtit sur les ruines des précédentes, le parement des pyramides a été pillé pour bâtir le Caire, les soubassements de murailles sont devenus les fondations de maisons. Notre époque elle-même laisse déjà des ruines, friches industrielles ou bâtiments de l'ère Communiste devenus symboles gênants, et donc abandonnés, parcs d'attraction en faillite, projets inachevés. On peut encore visiter des tronçons de l'aérotrain et les Blockhaus du Mur de l'Atlantique.
Tout au monde aboutit un jour ou l'autre à une ruine. Et celles-ci durent parfois beaucoup plus longtemps que la chose intacte qui fut leur forme initiale.
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