Ça fait quelques temps que je ne vous avais pas posté une nouvelle. Celle-ci a une histoire un peu particulière : elle est partie d'une plaisanterie en festival (c'était aux Rencontres de l'Imaginaire de Sèvres, il y a quelques années), avec un collègue auteur qui prétendait avoir du mal avec les mots de plus de deux syllabes. Et une tablée de confrères s'est lancée dans la création de textes dont aucun mot ne dépasserait ce chiffre fatidique. Pour pouvoir se lancer, on est partis sur un truc ludique : chacun prenait le premier bouquin à sa portée, et prenait un substantif et un adjectif au hasard dedans, pour peu qu'il comporte le nombre de syllabes requis. L'idée était d'en faire un petit recueil gag. Il y aurait eu du beau linge dedans, croyez-moi, mais finalement ça ne s'est pas fait. Ma petite fable, écrite en quelques heures, est restée dans un tiroir, du coup. Ce que je trouve bien dommage. Alors la voilà :
Bras mort
Alex Nikolavitch
Les cartes avaient
parlé. Pas à lui, bien sûr. Il n'aurait pas su lire leurs arrêts,
il ne savait pas le faire. C'est même pour ça qu'il allait chez la
vieille, dans sa maison à roues. Pour savoir. Les dessins sur les
cartons ne lui parlaient pas, à lui. Demain ne lui parlait pas non
plus. Il y avait des gens, autour de lui, qui semblaient savoir de
quoi demain était fait. Lui n'y voyait qu'un voile gris, fait de
jours qui restaient les mêmes à jamais. Alors, quand il avait
quelques sous, ou un demi poulet, il allait chez la vieille, et elle
lui tirait les cartes. Il faisait tout comme elle disait. Elle
savait, la vieille.
Alors, quand elle a dit
qu'il y avait un bras mort dans son destin, lui ne l'a pas vu dans
les cartes. Mais comme il n'y voyait jamais rien, après tout…
Mais le bras mort…
Petit, il y avait eu les contes de son père, à la veillée. Et il
aimait plus que tout autre celui du trésor dans le fleuve. Il y a
longtemps, l'armée du roi s'était perdue dans les basses terres,
avait erré et perdu plusieurs chariots dans les méandres boueux en
tentant de passer à gué. La rumeur avait couru qu'il y avait de
l'or. Y croyait-on dans le pays ? Oui et non. Nul n'aurait été
se risquer à sonder ces traitres eaux.
Mais si son destin s'y
trouvait, il devait y aller. Il réunit des perches, des cordes, des
crochets et son âne et partit sans mot dire à l'aube. La route de
terre menait après quelques détours jusqu'aux marais.
Une fois là, il voulut
s'y prendre comme il l'avait vu faire par son père, quand il
cherchait dans la boue les bêtes noyées par la crue. Il monta un
radeau de vieux tronc, et sonda pied à pied, ploc, ploc, le bras
dont on disait que le trésor y avait coulé.
Longue fut la journée.
Les coups de gaffe devant, dans l'eau, pour toucher le dur, le coup
de gaffe de côté pour avancer, puis à nouveau ploc, ploc, puis sur
le côté, ploc, puis devant, ploc, ploc, et ainsi de suite jusqu'au
soir. Ploc, ploc, et parfois tac, de loin en loin, une perche butait
sur quelque chose et il tentait de le sortir avec ses crochets.
Quand la nuit tomba, il
n'avait trouvé que des cailloux et des morceaux de bois et, une
fois, un crâne brisé de ce qu'il lui sembla être un cheval, et il
crut toucher au but. Mais aucun crâne n'aurait pu rester si
longtemps dans l'eau chargée de vase sans se faire vase lui-même.
Et plus qu'un des chevaux du roi, la chose pouvait tout aussi bien
venir d'un âne, d'un porc ou de toute autre grosse bête. Que
savait-il des crânes, après tout ? Il n'était qu'un berger un
peu simple qui gobait les récits des anciens et ne savait rien
d'autre du monde.
Il dormit mal. Les
bruits du marais ne sont pas ceux des coteaux herbus. Les vapeurs de
la nuit et les rosées du matin avaient plusieurs fois éteint le
feu. À l'aube, il reprit sa morne tâche, ploc, ploc, et ne cessa
qu'au mitan du jour pour manger quelques baies et du caillé de
brebis.
Quand vint de nouveau
le soir, il se sentit déçu. Il se donna un jour de plus et un seul,
et déjà se sentait rentrer sans rien, chargé de cette honte née
de l'échec. Les autres se riraient de lui, il le savait.
Il se leva avant le
soleil et les poules d'eau et reprit son labeur dès que les lueurs
de l'Est eurent baigné la rive.
Ploc, ploc, tout le
jour, sans plus même un tac pour briser le triste rythme et sans
manger car son maigre sac était vide. Parfois la vase ne voulait pas
rendre le bout de la gaffe. Parfois, il était trop faible pour la
tirer, et manquait de tomber.
Pris de torpeur, il
laissa là sa perche et partit vers la rive. Il n'en pouvait plus. Le
conte était faux, ou l'or avait déjà été trouvé, ou le bras
mort n'était pas le bon… Il n'aurait su le dire, et s'il l'avait
su, son âme n'aurait pas trouvé la paix pour autant.
Ploc. Il avait tiré
son radeau sur la grève et ne sondait plus l'eau verte. Qui donc
avait pu faire ce bruit ? Il leva la tête, tendit le cou, mais
l'ombre du soir était déjà là, masquant les formes, les fondant
les unes dans les autres. Ploc à nouveau, tout proche. Il n'y avait
nulle âme qui vive à l'entour, nul homme qui manie la perche comme
il l'avait maniée en vain, nul qui crève l'eau pour tenter d'en
tirer les secrets.
Il ouvrit grand les
yeux et vit une ombre se mouvoir sur l'eau. Ploc, fit-elle en sinuant
et en filant droit sur lui.
Il se tourna pour
courir, mais la forme se dressa et le saisit au bras, plantant ses
crocs au dessus du coude. Il hurla, se tordit, tomba, mais la chose
tenait bon. Il prit un bâton et frappa plusieurs fois. La chose le
lâcha et repartit avec un dernier ploc dans l'eau à présent noire
sous le ciel de la nuit.
Il avait déjà vu des
serpents dans les prés où paissent les bêtes, mais jamais de cette
taille. Il se souvint pourquoi ceux de son hameau jamais ne venaient
près des marais. Trop de récits couraient sur des serpents gros à
manger un mouton. Jamais il n'y avait cru. Et il savait, tenant son
bras lourd et sanglant, qu'il avait eu grand tort.
Son bras pendait,
inerte, mort. Quand au petit matin suivant il revint au hameau,
penaud, l'ancien lui avoua qu'il n'y avait rien à faire. Berger il
était, berger il allait rester à jamais : son bras ne pourrait
plus l'aider dans aucune autre tâche et il ne serait ni potier, ni
bouvier, ni rien d'autre. Mais comme l'or du roi et le bras mort du
fleuve, le bras mort du berger serait un conte que se diraient
d'autres bergers en d'autres jours non encor levés.
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