Accéder au contenu principal

Bateleur 2

Tiens, déjà quelques temps que je ne vous avais gratifiés d'une nouvelle inédite. Celle-ci fait suite à celle-la, et s'inscrit dans une série qui en compte quelques unes, mais demeure inachevée à ce jour (et risque de le demeurer, car soyons clair, j'ai pas bossé sérieusement dessus depuis une dizaine d'années, et je l'ai commencée il y a vingt ans, inutile de dire que ça a un peu vieilli, tout ça). Je vous posterai le reste petit à petit, si jamais ça vous intéresse.


Illustration de Jean-Marc Lainé



Nights in white Satan 

Prise de convulsions, la jeune fille s’écroula.

-C’est une crise d’épilepsie. Laissez passer, je suis médecin !

Après avoir écarté la foule, le jeune docteur se pencha sur elle, lui mit un portefeuille de cuir entre les dents pour éviter qu’elle ne se mordît la langue, puis la tourna sur le côté en murmurant des paroles apaisantes. Cela parut marcher : les convulsions se firent moins violentes, la jeune fille parut se détendre et lâcha le portefeuille. Le médecin lui passa la main sur le front.

C’est alors qu’elle eut une réaction extrême. Elle se cabra de toutes ses forces, son dos décrivit un arc impossible, ses dents claquèrent à quelques centimètres de la gorge du médecin puis elle s’écroula, définitivement inerte.

Le médecin se releva en titubant. Il donnait l’impression d’avoir la nausée. Un policier arrivé en courant l’empêcha de tomber en l’attrapant par le bras.

La foule commença à se disperser. Ce spectacle improvisé était terminé et les gens passaient à l’attraction suivante, touristes pressés de profiter pleinement de leur mois d’Août à Paris. Seuls deux ou trois curieux indécrottables restèrent pour voir l’ambulance de Police Secours emmener les protagonistes vers l’Hôtel Dieu. Parmi eux un habitué de l’endroit, un homme plutôt grand à l’abondante chevelure bouclée ramenée en queue-de-cheval. Il regarda l’ambulance fendre la foule pour reprendre le boulevard tout proche, puis rajusta son sac sur son épaule et partit dans la direction opposée, vers l’autre extrémité de Beaubourg.

*

Le Bateleur rassembla ses quilles et les glissa dans son sac. Dans la froide lumière d’un soir de Novembre, le parvis de Beaubourg avait un aspect lugubre. Les gens avaient déserté le quartier, la foule avait disparu. Il ne restait que quelques jongleurs et artistes de rue, résistant par habitude ou par inertie aux travaux du centre culturel. Le Bateleur était de ceux-là : il jonglait par goût plus que par besoin. Ce quartier était bien situé, au centre de la capitale, à proximité de pas mal d’endroits qui comptaient à ses yeux.

Il se préparait à partir quand il remarqua une silhouette qui ne lui était pas inconnue. L’homme se tenait à quelques mètres d’un des grands tuyaux d’aération. Il avait un regard perdu, les yeux dans le vague, et une attitude empreinte d’une légère raideur.

Intrigué, le Bateleur s’approcha. Le jeune médecin… C’était le jeune médecin, le Bateleur en était sûr à présent. Et il avait l’air complètement absent.

-Hé, réveillez-vous !

Pas de réponse. L’homme était ailleurs, éteint, comme mort à l’intérieur.

Le Bateleur lui toucha l’épaule, et ce fut comme une décharge électrique ; le médecin sursauta, se cabra, parut s’effondrer et se rattrapa in extremis au manchon d’aération. Hagard, il dévisagea le jongleur et parut se reprendre.

-Excusez-moi. J’étais ailleurs.

-C’est ce que j’ai vu.

Le médecin parut gêné. Il regarda autour de lui et fit mine de repartir quand le Bateleur l’arrêta d’un geste.

-Je vous ai déjà vu traîner par ici, je me trompe ?

-Pas que je sache. Je ne viens pratiquement jamais à Beaubourg.

Le Bateleur le dévisagea à nouveau.

-Vous n’êtes pas ce toubib qui était venu au secours d’une épileptique il y a quelques mois ?

-Vous étiez là ? Je ne me souviens plus trop bien…

Il reprit sa respiration avec l’air oppressé et malade. Puis il continua.

-C’est de là que datent mes crises.

-Ça vous arrive souvent ?

-De plus en plus en plus souvent. J’ai pris des médicaments pour ça, mais sans résultat.

-Mais même chez cette fille, ça ne ressemblait pas tout à fait à une épilepsie normale, enchaîna le Bateleur. Vous savez ce qu’elle est devenue ?

Le médecin haussa les épaules.

-Sainte Anne. Ils ont été obligés de la mettre à Saint Anne. Plus aucune réaction, plus rien. Autisme profond. Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Vous la connaissiez ?

Le Bateleur fit un geste de dénégation.

-De vue seulement. C’est moche, ce genre d’histoires.

Pas de réactions de la part du médecin. Il avait l’air prêt à basculer de nouveau. Prêt à repartir dans l’ailleurs. Le Bateleur l’observa un instant, le voyant lâcher prise peu à peu. Il s’écarta d’un pas.

L’homme était totalement raide, à présent. Il jeta un regard mauvais au Bateleur, puis partit d’un pas mécanique vers le quartier de l’Horloge.

-Hé, doc !

Le médecin lui tournait le dos, à présent. Le Bateleur haussa le ton.

-DOC !

-Quel est son problème ?

Un autre jongleur s’était approché. Il était habillé à peu près de la même manière que le Bateleur, de cuir râpé. Le Bateleur ne lui accorda pas un regard.

-Je n’en suis pas trop sûr, Kevin. Et ça m’inquiète.

Kevin regarda le médecin s’éloigner et disparaître dans les méandres des passages couverts.

-Il a dû prendre un truc vraiment pas clean. Tu sais, les toubibs ils savent où en trouver…

-Ouais. Sans doute.

*

La rencontre suivante eut lieu au plus fort de l’hiver. Le parvis était couvert de cette bouillasse noirâtre qui passe aux yeux des citadins pour être de la neige. Le Bateleur n’était pas venu jongler, le temps et l’humeur ne s’y prêtaient pas. Il sortait d’une affaire de mauvais œil qu’on lui avait demandé de lever, et il y avait laissé quelques plumes. C’était un Bateleur amaigri et fatigué qui remontait la rue Saint Martin en direction d’un troquet où il avait prévu de boire une bière avec un kabbaliste de sa connaissance, un type qui ne sortait pas assez et qu’il s’agissait de réveiller un peu.

Perdu dans ses pensées, il manqua de percuter le médecin qui se tenait juste à l’endroit où il avait secouru la jeune fille, quelque six mois plus tôt.

-Oh, c’est vous…

Le médecin avait maigri, lui aussi. Il avait le regard intense de ceux qui ne mangent pas assez, et que la nourriture n’apaiserait de toute façon pas.

-Oui, c’est moi, lui répondit le Bateleur. Je ne m’attendais pas à vous rencontrer…

-N’est-ce pas toujours ainsi ? Ce sont toujours les gens auxquels on ne s’attend pas que l’on croise par hasard.

-Si l’on s’y attend, ce n’est plus un hasard…

-Très juste. Vous avez raison.

Le Bateleur lui répondit par un sourire entendu.

-Bon, reprit le médecin. Je crois que je vais y aller.

-Vous n’allez pas partir comme ça ! Je vous offre une bière…

-Je n’ai pas le temps, vraiment !

Le Bateleur le prit par le bras et l’entraîna jusqu’au café où l’attendait son ami.

-Allez, vous avez bien une minute !

Et il l’assit à une table, dans un coin. Un type blond à l’allure d’étudiant en lettres s’approcha et s’installa à la table.

-Tu me présentes monsieur ?

-Doc. Il s’appelle Doc, jusqu’à preuve du contraire.

L’étudiant sourit et tendit la main au jeune médecin.

-Quelle coïncidence, moi de même ! Docteur Solomon.

Le médecin regarda son interlocuteur avec l’air du pigeon qui vient de comprendre qu’il passe à la caméra invisible.

-Oh, vous êtes médecin, vous aussi ?

-Non, docteur en théologie.

Le serveur s’approcha pour prendre les commandes.

-Rien pour moi, merci, lui lança le médecin.

-Doc, c’est impoli de refuser un coup à boire, le sermonna le Bateleur, pas vrai ?

Solomon acquiesça et commanda un demi pour le médecin. Le serveur revint rapidement avec les consommations. Dans l’intervalle, leur malheureux invité s’était enfermé dans un mutisme boudeur.

Il vida sa bière d’un trait, puis ressortit sans un mot, l’air hagard. Le Bateleur le suivit du regard et attendit qu’il ait disparu pour questionner son camarade.

-Tu en penses quoi ?

Solomon haussa le sourcil mais ne voulut pas répondre.

-À la même chose que moi ?

-Oui. Tu le connais depuis longtemps ?

-Connaître, c’est un bien grand mot. Je pense avoir assisté aux débuts de la chose il y a six mois.

Tout en sirotant sa bière, le Bateleur raconta rapidement dans quelles circonstances il avait rencontré le jeune médecin.

-Tu ne sais même pas qui c’est, alors ?

-Si.

-Tu as mené une enquête dans l’intervalle ?

-Non, je viens de lui emprunter son portefeuille. Voyons un peu ça.

Pendant que le Bateleur examinait les papiers du médecin, Solomon prit un air réprobateur.

-Eh bien ne reste pas, si tu as peur d’être impliqué dans un vol à la tire, lui lança le jongleur. Mais ne crois pas t’en tirer à si bon compte. J’aurais sans doute besoin de toi pour régler cette affaire. 

*

Solomon tournait tranquillement les pages d’un vieux manuscrit qu’on lui avait donné à traduire de l’hébreu ancien. Il croyait ne pas entendre reparler du Bateleur avant quelques semaines. Quand on frappa à la porte de son petit appartement de la rue de Saintonge, il crut à un démarcheur quelconque. Pourtant, c’était bien le jongleur qui se tenait sur le seuil, à peine une poignée de jours après leur discussion du bistrot. Le Bateleur entra dans l’appartement, écarta les vieux bouquins qui encombraient un des fauteuils puis s’installa en posant son sac à ses pieds.

-Je me suis documenté sur notre bonhomme. J’ai trouvé ça édifiant.

-À voir ta mine réjouie, il est au moins impliqué dans un scandale politico sexuel !

-Même pas, répondit le Bateleur avec un sourire ironique. C’est juste un jeune ophtalmologiste des Quinze Vingt, bien sous tous rapports, consciencieux jusqu’à l’obsession.

-C’est tout ?

-Non. Cette description vaut jusqu’à l’été dernier. Après tout change. Absences, retards, négligences et tout le tintouin, notre homme qui n’accorde plus d’attention à ses patients, jusqu’à ce qu’il commette une erreur grave fin octobre. À partir de là, on ne le voit plus du tout, et il est viré par contumace, si je puis dire. Aucun de ses collègues n’entend plus parler de lui à partir de cette date. D’après sa concierge, il ne sort pratiquement plus de chez lui, et c’est à chaque fois pour ramener des créatures…

Solomon lui jeta un regard incrédule.

-Des créatures ?

-C’est la manière dont la concierge a formulé la chose. Des filles, et apparemment, des filles peu recommandables. Jamais deux fois la même.

-Notre chirurgien est un Don Juan ?

-Pas si j’ai bien compris. Il ramène des putes.

Solomon se cala dans son siège et se caressa le menton.

-Il faut de l’argent, pour ça. Et ton homme est sans travail depuis plus de trois mois, si j’ai bien compris. Sans possibilité d’indemnités.

Le Bateleur fit un geste d’ignorance.

-J’ai réussi à remonter jusqu’à chez lui grâce au portefeuille. La concierge m’a indiqué l’hôpital, et voilà. Je n’ai pas encore été mettre le nez dans son appartement.

-Tu n’as pas eu le temps ?

-Si, mais je préfère ne pas y aller seul. Tu seras plus à même de faire le ménage que moi.

Outré, Solomon bondit de son fauteuil et se planta devant le jongleur.

-Non mais je rêve ! Je ne rentre pas dans tes combines et surtout pas dans une histoire pareille !

Le Bateleur lança un regard dur à son interlocuteur.

-Tu dis ça parce que tu n’as pas encore tous les éléments en main. Ces filles à chaque fois différente, tu ne te demandes pas ce qu’elles sont devenues ?

Seul le silence lui répondit. Solomon s’était figé et le contemplait, le sourcil levé. Le Bateleur se leva et reprit son sac. Contournant Solomon, il s’approcha de la porte et lâcha la dernière des informations qu’il avait réussi à obtenir.

-Début novembre, on a retrouvé le cadavre d’une fille échoué sur l’île des impressionnistes, bien en aval. C’était une fille de la cour Vincennes, qu’il a fallu du temps pour identifier. Personne ne s’était même aperçu de sa disparition.

-Tu as des contacts dans la police ?

-Un type de la PJ auquel j’ai rendu des services dans le temps.

-Il sait ce que tu fais ?

-Il n’y croit pas mais c’est un pragmatique : tant que ça marchera il ne me posera pas de questions.

*

La porte céda avec un gémissement contraint. Solomon et le Bateleur pénétrèrent dans l’appartement. Le kabbaliste n’avait pas l’air très rassuré et son compagnon lui lança un regard ironique.

-Tu as peur de tomber pour effraction ?

-Eh bien… Je…

Souriant de l’air gêné de son compagnon, le Bateleur posa son sac de toile dans un coin du salon. Puis il sortit un morceau de craie de sa poche et entreprit de tracer sur le parquet ciré un cercle parfait. Solomon s’assit dans le canapé, boudeur. L’air sentait la lavande et le pin, avec cette fragrance inimitable qui signe le spray pour chiottes. On avait dû en vider deux ou trois bouteilles dans une des pièces.

Quand le Bateleur eut fini, son compagnon se leva et commença à explorer l’appartement. Il était visible que le ménage n’avait pas été fait depuis longtemps. Poussière et vêtements froissés omniprésents, vaisselle sale fossilisée dans l’évier, poubelles empilées dans un coin de la cuisine… L’occupant des lieux ne devait plus manger ici, d’ailleurs, les traces les plus récentes remontaient à loin. Un détail attira pourtant l’attention du kabbaliste.

-Dis donc ! Tu peux venir voir ça ?

Le Bateleur sortit à contrecœur de la contemplation d’un tableau accroché au mur et entra dans la cuisine. Solomon lui montrait une quelconque saleté, dans un coin de la pièce. L’objet avait roulé sous une étagère et y était resté, ne tranchant pas réellement avec la crasse ambiante.

Le Bateleur s’accroupit et ramassa la chose. C’était un doigt desséché, qui devait traîner là depuis deux ou trois semaines.

-Il a été partiellement rongé, nota-t-il. Mais pas par des souris.

-C’est bien ce que je craignais.

Solomon détourna le regard. D’un geste négligent, le Bateleur laissa retomber le macabre reste, puis il partit explorer la chambre à coucher en désordre. Le lit était défait et souillé. Certaines taches restaient identifiables, d’autres pas. Un bas filé traînait près de la table de nuit. Hormis les traces de débauche, l’endroit semblait normal.

Le Bateleur s’approcha de la fenêtre. La nuit n’était pas encore tombée et le ciel plombé donnait à la ville un aspect lugubre de cour de prison. Solomon ne s’attarda pas sur la vue des toits de Paris et entra dans la salle de bain. Le Bateleur se précipita à sa suite en entendant ses hoquets.

Derrière un Solomon à genoux qui vidait son estomac s’étendait un panorama d’abattoir : des crânes à demi nettoyés de leur chair, des fragments de femmes à plusieurs stades de décomposition, des lames de rasoir maculées, et un squelette à peu près propre déposé dans la baignoire. L’odeur infecte de la viande avariée était couverte par un parfum lourd de spray à la lavande. Les toilettes étaient visiblement bouchées et le lavabo plein de tripes. Le Bateleur empoigna son compagnon par le col et le traîna dans la chambre à coucher.

-On se calme, okay ? Vu le regard de ce type, on pouvait s’attendre à quelque chose dans le genre. Alors du calme. Reprends-toi, va à la fenêtre respirer un coup et ensuite on met au point notre petite réception. 

*

La clé tourna dans la serrure. Un rire de femme, une main qui tâtonna pour trouver l’interrupteur, puis la lumière se répandit dans l’entrée.

Le médecin avança d’un pas dans le vestibule en traînant sa compagne en mini-jupes et jarretelles mal ajustées qui avait probablement trop bu. Il accrocha sa veste à une patère et entra dans le salon, pénétrant sans s’en apercevoir dans le cercle de craie du Bateleur. C’est en avançant vers la fenêtre entrouverte qu’il découvrit qu’il ne pouvait faire un pas de plus.

-Salut Doc. Quoique je ne pense pas que le docteur soit à la maison, ce soir.

Le bateleur était sorti d’un recoin. La jeune prostituée regarda le jongleur d’un œil torve.

-Non… Non non… Les trios je fais pas, c’est pas mon truc, ça.

Le Bateleur s’assit en tailleur devant le cercle.

-Vous devriez vous écarter de notre ami le docteur, ça vous évitera d’être blessée. Donne-moi mon sac, Frank.

Incrédule, la femme s’écarta du médecin, sortit du cercle et partit se vautrer dans le canapé. Solomon entra dans la pièce à son tour et referma la fenêtre. Puis il ramassa le sac de toile du Bateleur et lui tendit. Le jongleur en sortit un vieux bocal d’herboriste et une baïonnette courte mais acérée qu’il posa sur le sol devant lui.

-Allez, vas-y, Frank.

Et Solomon commença à psalmodier en hébreu un exorde extrait d’un livre ancien et depuis longtemps à l’index. Le médecin se crispa, tétanisé, son visage déformé par une horrible grimace de douleur. Sur le canapé, la prostituée regardait la scène sans comprendre.

Pendant que son compagnon continuait à réciter les paroles d’avertissement, le Bateleur versa une pincée d’un sel jaunâtre sur la lame de sa baïonnette puis pointa l’arme en direction du médecin.

-Et maintenant donnes-moi ton nom !

Le pauvre docteur rejeta la tête en arrière et poussa un rugissement. Le Bateleur commença à exécuter des passes contournées avec sa lame, tout en restant prudemment à l’extérieur du cercle.

-Doc, c’est à vous que je parle ! C’est votre seule chance ! Le nom, il me faut le nom !

Griffant l’air de ses doigts horriblement crispés, le jeune médecin jeta un regard épouvanté au jongleur. Ses lèvres esquissèrent un mot, mais se tordirent aussitôt en un rictus de souffrance et de haine. Solomon haussa le ton pour couvrir ses gargouillis avec ses incantations, sous le regard exorbité de la jeune prostituée qui semblait au bord de l’hystérie.

-Plus fort doc, vous pouvez le faire, plus fort !

Le médecin tomba à genoux et poussa un hurlement inarticulé. Le Bateleur lança un regard à Solomon et traduisit.

-Mrkvât… Bel Mrkvât.

Alors Solomon avança d’un pas en brandissant un vieux parchemin sur lequel était porté un sceau complexe à l’encre verte, et ses stances changèrent de ton. Elles sonnaient à présent plus comme des ordres que comme des avertissements, et l’on y reconnaissait de loin en loin le nom soufflé par le jongleur.

Le médecin s’écroula, comme secoué par une crise d’épilepsie. Le Bateleur s’approcha de lui en traversant la ligne blanche et porta à ses lèvres le bocal comme s’il voulait lui donner à boire, sauf que le récipient était vide.

Un coup de tonnerre éclata dans le ciel et l’appartement fut inondé d’une lumière brutale. Solomon fit silence, un silence qui ne fut rompu que par le bruit du couvercle claquant sur le bocal. Le médecin gisait sur le parquet, inerte, l’œil vide. Le Bateleur se releva, glissa le bocal et la baïonnette dans son sac. Sortant un chiffon de sa poche, il effaça le cercle de craie et fit signe à son compagnon de le suivre. Dans le canapé, la prostituée s’était évanouie. 

*

-Qu’en as-tu fait, finalement ?

-Rien. Je l’ai caché dans les catacombes, dans un coin discret.

Solomon plissa le nez d’un air réprobateur. Le garçon apporta les bières puis repartit, laissant les deux hommes à leur discussion.

-N’importe qui pourrait le trouver, ou bien il pourrait se briser…

-Pas là où je l’ai mis. Ne t’en fais pas, tu ne devrais pas en entendre reparler.

Solomon sortit de la poche de son imperméable un numéro du Parisien daté de la semaine précédente qu’il tendit au Bateleur.

-Le journal en a fait état, en tout cas.

Un article décrivait la macabre perquisition effectuée par la préfecture de police dans l’appartement d’un médecin qui s’était avéré être le tueur qui décimait les prostituées de Nation. Le capitaine Pascalini se refusait à tout commentaire, mais le journaliste indiquait que le monstre avait été localisé grâce au témoignage incohérent d’une de ses victimes qui était parvenue à s’échapper. Probablement drogué, le tueur n’avait opposé aucune résistance et avait été conduit à l’hôpital, dans un état jugé critique.

Le Bateleur reposa le journal et se leva.

-Le pauvre vieux. Il va sans doute se retrouver à Sainte Anne avec l’autre fille.

Il ramassa le sac et sortit. Solomon s’aperçut alors qu’il n’avait pas payé les bières.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le grand méchoui

 Bon, l'info est tombée officiellement en début de semaine : Les Moutons électriques, c'est fini. Ça aura été une belle aventure, mais les événements ont usé et ruiné peu à peu une belle maison dans laquelle j'avais quand même publié dix bouquins et un paquet d'articles et de notules ainsi qu'une nouvelle. J'ai un pincement au coeur en voyant disparaître cet éditeur et j'ai une pensée pour toute l'équipe.   Bref. Plein de gens me demandent si ça va. En fait, oui, ça va, je ne suis pas sous le choc ni rien, on savait depuis longtemps que ça n'allait pas, j'avais régulièrement des discussions avec eux à ce sujet, je ne suis pas tombé des nues devant le communiqué final. Qu'est-ce que ça veut dire concrètement ? Que les dix bouquins que j'évoquais plus haut vont quitter les rayonnages des libraires. Si vous êtes en retard sur Cosmonautes ! ou sur Le garçon avait grandi en un gast pay s, notamment, c'est maintenant qu'il faut aller le...

Writever janvier, part 1

 Tiens, ça faisait longtemps que j'avais pas participé au Writever. J'avais lâché l'affaire au moment où la connexion internet était devenue un enfer. Comme c'est un exercice marrant, et qui m'a bien aidé à des moments où j'avais des pannes d'écriture, c'est pas plus mal de m'y remettre. Le thème, "fucking tech!", à un moment où Musk est sur les rangs pour devenir maître du monde, c'est peut-être de saison. 1- Réaliste "Soyez réaliste, on ne peut pas avoir cette option, c'est trop de complications et de risques." C'est comme une âme en peine qu'il ressorti de la boutique PinApple. Ce n'était pas encore avec cette génération-là qu'il pourrait faire de l'irish coffee avec son smartphone. 2- Accessoire On a accessoirisé les machines, on passe aux utilisateurs. Les écouteurs et la montre turboconnectés? Ringard. Maintenant il y a le contrôleur dentaire, trois dents sur pivots qu'on titille de la langu...

Par là où tu as pêché

 Ma lecture du moment, hors comics et trucs pour le boulot (et y en a des palanquées, de ça), ça aura été The Fisherman , de John Langan, apparemment la grosse sensation de cet hiver. Un roman épais à la jolie couverture, dont le pitch est simple : c'est l'histoire d'un mec qui va à la pêche pour oublier ses soucis personnels. Bon, en vrai, c'est sa manière de gérer le deuil, et le vrai thème, il est là. Notre protagoniste a perdu sa femme d'un cancer et en reste inconsolable. La pêche, c'est son moyen de ventiler tout ça, sans pour autant régler le problème. Il écume les rivières de la région, les Catskills, une zone montagneuse dans l'arrière-pays de New York. Un beau jour, il embarque avec lui un collègue qui a perdu sa famille dans un accident de voiture et le vit encore plus mal. J'en dis pas plus pour l'instant. John Langan, l'auteur, est assez inconnu par chez nous. C'est son deuxième roman, il a par contre écrit une palanquée de nouve...

Executors

 Dans mon rêve de cette nuit, j'étais avec un groupe d'amis dans un café, quand un bus scolaire s'est rangé devant. En descend une espèce de proviseur aux faux airs de Trump, et une cohorte de mômes en uniforme scolaire à la con, type anglais ou japonais, ou école catho peut-être : blasers, jupes plissées, écussons. Le proviseur fait "allez-y, faites le ménage" et les mômes sortent des Uzi et des fusils à pompe. Ils défoncent tous ceux qui sont attablés en terrasse. On arrive à se planquer sous les tables avec mon groupe, et on s'enfuit par la porte de derrière sans demander notre reste. Pas question de jouer les héros face à ces écoliers au regard vide. On zigzague dans des ruelles, mais chaque fois qu'on retombe sur une avenue, des bus scolaires s'arrêtent et vomissent leur contenu de gamins en uniforme. L'accès à la gare du métro aérien est coupé. On voit des cadavres ensanglantés dévaler les marches. En haut, c'est la fusillade. Dans les ru...

Au ban de la société

 Tiens, je sais pas pourquoi (peut-être un trop plein de lectures faites pour le boulot, sur des textes ardus, avec prise de note) j'ai remis le nez dans les Justice Society of America de Geoff Johns, période Black Reign . J'avais sans doute besoin d'un fix de super-héros classique, avec plein de persos et de pouvoirs dans tous les sens, de gros enjeux, etc. Et pour ça, y a pas à dire JSA ça fait très bien le job. La JSA, c'est un peu la grand-mère des groupes super-héroïques, fondée dans les années 40, puis réactivée dans les années 60 avec les histoires JLA/JSA su multivers. C'étaient les vieux héros patrimoniaux, une époque un peu plus simple et innocente. Dans les années 80, on leur avait donné une descendance avec la série Infinity Inc . et dans les années 90, on les avait réintégrés au prix de bricolages divers à la continuité principale de DC Comics, via la série The Golden Age , de James Robinson et Paul Smith, qui interprétait la fin de cette époque en la...

À la Dune again

 Bon, je viens de finir Dune Prophecy, la série télé dans l'univers de Dune , conçue pour être raccord avec les films de Villeneuve. Et, forcément, je suis partagé. Comme toujours avec ce genre de projets, on peut y trouver autant de qualités que de défauts. La production value est chouette, ça essaie de coller à l'esthétique des films, le casting est plutôt bien, c'est pas mal mené, distillant du mystère retors et du plan dans le plan. De ce point de vue, mission accomplie. Après, c'est assez malin pour s'insérer dans la continuité des bouquins de Brian Herbert et Kevin J. En Personne sans les adapter directement, histoire de pouvoir inventorier les trucs moisis. Ça n'y arrive pas toujours, et ça rajoute des idées à la con (des scènes de bar, franchement, dans Dune , quelle faute de goût) et ça reste prisonnier de ce cadre. Mais ça essaie de gérer et de ce point de vue, c'est plutôt habile. Où est le problème ? me direz-vous ? Bon, on en a déjà causé, mais...

La fin du moooonde après la fin de l'année

Edit : Bon, c'est annulé vu la nouvelle qui vient de tomber.      Ah, tiens, voilà qu'on annonce pour l'année prochaine une autre réédition, après mon Cosmonautes : C'est une version un peu augmentée et au format poche de mon essai publié à l'occasion de la précédente fin du monde, pas celle de 2020 mais celle de 2012. Je vous tiens au courant dès que les choses se précisent. Et la couve est, comme de juste, de Melchior Ascaride.

Perte en ligne

 L'autre soir, je me suis revu Jurassic Park parce que le Club de l'Etoile organisait une projo avec des commentaires de Nicolas Allard qui sortait un chouette bouquin sur le sujet. Bon outil de promo, j'avais fait exactement la même avec mon L'ancelot y a quelques années. Jurassic Park , c'est un film que j'aime vraiment bien. Chouette casting, révolution dans les effets, les dinos sont cools, y a du fond derrière (voir la vidéo de Bolchegeek sur le sujet, c'est une masterclass), du coup je le revois de temps en temps, la dernière fois c'était avec ma petite dernière qui l'avait jamais vu, alors qu'on voulait se faire une soirée chouette. Elle avait aimé Indiana Jones , je lui ai vendu le truc comme ça : "c'est le mec qui a fait les Indiana Jones qui fait un nouveau film d'aventures, mais cette fois, en plus, y a des dinos. Comment peut-on faire plus cool que ça ?" Par contre, les suites, je les ai pas revues tant que ça. L...

La fille-araignée

Tiens, ça fait une paye que j'avais pas balancé une nouvelle inédite... Voilà un truc que j'ai écrit y a 6 mois de ça, suite à une espèce de cauchemar fiévreux. J'en ai conservé certaines ambiances, j'en ai bouché les trous, j'ai lié la sauce. Et donc, la voilà... (et à ce propos, dites-moi si ça vous dirait que je fasse des mini-éditions de certains de ces textes, je me tâte là-dessus) Elle m’est tombée dessus dans un couloir sombre de la maison abandonnée. Il s’agissait d’une vieille villa de maître, au milieu d’un parc retourné à l’état sauvage, jouxtant le canal. Nul n’y avait plus vécu depuis des décennies et elle m’avait tapé dans l’œil un jour que je promenais après le travail, un chantier que j’avais accepté pour le vieil épicier du coin. J’en avais pour quelques semaines et j’en avais profité pour visiter les alentours. Après avoir regardé autour de moi si personne ne m'observait, je m’étais glissé dans une section effondrée du mur d’enceinte, j’...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...