Accéder au contenu principal

Bateleur 2

Tiens, déjà quelques temps que je ne vous avais gratifiés d'une nouvelle inédite. Celle-ci fait suite à celle-la, et s'inscrit dans une série qui en compte quelques unes, mais demeure inachevée à ce jour (et risque de le demeurer, car soyons clair, j'ai pas bossé sérieusement dessus depuis une dizaine d'années, et je l'ai commencée il y a vingt ans, inutile de dire que ça a un peu vieilli, tout ça). Je vous posterai le reste petit à petit, si jamais ça vous intéresse.


Illustration de Jean-Marc Lainé



Nights in white Satan 

Prise de convulsions, la jeune fille s’écroula.

-C’est une crise d’épilepsie. Laissez passer, je suis médecin !

Après avoir écarté la foule, le jeune docteur se pencha sur elle, lui mit un portefeuille de cuir entre les dents pour éviter qu’elle ne se mordît la langue, puis la tourna sur le côté en murmurant des paroles apaisantes. Cela parut marcher : les convulsions se firent moins violentes, la jeune fille parut se détendre et lâcha le portefeuille. Le médecin lui passa la main sur le front.

C’est alors qu’elle eut une réaction extrême. Elle se cabra de toutes ses forces, son dos décrivit un arc impossible, ses dents claquèrent à quelques centimètres de la gorge du médecin puis elle s’écroula, définitivement inerte.

Le médecin se releva en titubant. Il donnait l’impression d’avoir la nausée. Un policier arrivé en courant l’empêcha de tomber en l’attrapant par le bras.

La foule commença à se disperser. Ce spectacle improvisé était terminé et les gens passaient à l’attraction suivante, touristes pressés de profiter pleinement de leur mois d’Août à Paris. Seuls deux ou trois curieux indécrottables restèrent pour voir l’ambulance de Police Secours emmener les protagonistes vers l’Hôtel Dieu. Parmi eux un habitué de l’endroit, un homme plutôt grand à l’abondante chevelure bouclée ramenée en queue-de-cheval. Il regarda l’ambulance fendre la foule pour reprendre le boulevard tout proche, puis rajusta son sac sur son épaule et partit dans la direction opposée, vers l’autre extrémité de Beaubourg.

*

Le Bateleur rassembla ses quilles et les glissa dans son sac. Dans la froide lumière d’un soir de Novembre, le parvis de Beaubourg avait un aspect lugubre. Les gens avaient déserté le quartier, la foule avait disparu. Il ne restait que quelques jongleurs et artistes de rue, résistant par habitude ou par inertie aux travaux du centre culturel. Le Bateleur était de ceux-là : il jonglait par goût plus que par besoin. Ce quartier était bien situé, au centre de la capitale, à proximité de pas mal d’endroits qui comptaient à ses yeux.

Il se préparait à partir quand il remarqua une silhouette qui ne lui était pas inconnue. L’homme se tenait à quelques mètres d’un des grands tuyaux d’aération. Il avait un regard perdu, les yeux dans le vague, et une attitude empreinte d’une légère raideur.

Intrigué, le Bateleur s’approcha. Le jeune médecin… C’était le jeune médecin, le Bateleur en était sûr à présent. Et il avait l’air complètement absent.

-Hé, réveillez-vous !

Pas de réponse. L’homme était ailleurs, éteint, comme mort à l’intérieur.

Le Bateleur lui toucha l’épaule, et ce fut comme une décharge électrique ; le médecin sursauta, se cabra, parut s’effondrer et se rattrapa in extremis au manchon d’aération. Hagard, il dévisagea le jongleur et parut se reprendre.

-Excusez-moi. J’étais ailleurs.

-C’est ce que j’ai vu.

Le médecin parut gêné. Il regarda autour de lui et fit mine de repartir quand le Bateleur l’arrêta d’un geste.

-Je vous ai déjà vu traîner par ici, je me trompe ?

-Pas que je sache. Je ne viens pratiquement jamais à Beaubourg.

Le Bateleur le dévisagea à nouveau.

-Vous n’êtes pas ce toubib qui était venu au secours d’une épileptique il y a quelques mois ?

-Vous étiez là ? Je ne me souviens plus trop bien…

Il reprit sa respiration avec l’air oppressé et malade. Puis il continua.

-C’est de là que datent mes crises.

-Ça vous arrive souvent ?

-De plus en plus en plus souvent. J’ai pris des médicaments pour ça, mais sans résultat.

-Mais même chez cette fille, ça ne ressemblait pas tout à fait à une épilepsie normale, enchaîna le Bateleur. Vous savez ce qu’elle est devenue ?

Le médecin haussa les épaules.

-Sainte Anne. Ils ont été obligés de la mettre à Saint Anne. Plus aucune réaction, plus rien. Autisme profond. Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Vous la connaissiez ?

Le Bateleur fit un geste de dénégation.

-De vue seulement. C’est moche, ce genre d’histoires.

Pas de réactions de la part du médecin. Il avait l’air prêt à basculer de nouveau. Prêt à repartir dans l’ailleurs. Le Bateleur l’observa un instant, le voyant lâcher prise peu à peu. Il s’écarta d’un pas.

L’homme était totalement raide, à présent. Il jeta un regard mauvais au Bateleur, puis partit d’un pas mécanique vers le quartier de l’Horloge.

-Hé, doc !

Le médecin lui tournait le dos, à présent. Le Bateleur haussa le ton.

-DOC !

-Quel est son problème ?

Un autre jongleur s’était approché. Il était habillé à peu près de la même manière que le Bateleur, de cuir râpé. Le Bateleur ne lui accorda pas un regard.

-Je n’en suis pas trop sûr, Kevin. Et ça m’inquiète.

Kevin regarda le médecin s’éloigner et disparaître dans les méandres des passages couverts.

-Il a dû prendre un truc vraiment pas clean. Tu sais, les toubibs ils savent où en trouver…

-Ouais. Sans doute.

*

La rencontre suivante eut lieu au plus fort de l’hiver. Le parvis était couvert de cette bouillasse noirâtre qui passe aux yeux des citadins pour être de la neige. Le Bateleur n’était pas venu jongler, le temps et l’humeur ne s’y prêtaient pas. Il sortait d’une affaire de mauvais œil qu’on lui avait demandé de lever, et il y avait laissé quelques plumes. C’était un Bateleur amaigri et fatigué qui remontait la rue Saint Martin en direction d’un troquet où il avait prévu de boire une bière avec un kabbaliste de sa connaissance, un type qui ne sortait pas assez et qu’il s’agissait de réveiller un peu.

Perdu dans ses pensées, il manqua de percuter le médecin qui se tenait juste à l’endroit où il avait secouru la jeune fille, quelque six mois plus tôt.

-Oh, c’est vous…

Le médecin avait maigri, lui aussi. Il avait le regard intense de ceux qui ne mangent pas assez, et que la nourriture n’apaiserait de toute façon pas.

-Oui, c’est moi, lui répondit le Bateleur. Je ne m’attendais pas à vous rencontrer…

-N’est-ce pas toujours ainsi ? Ce sont toujours les gens auxquels on ne s’attend pas que l’on croise par hasard.

-Si l’on s’y attend, ce n’est plus un hasard…

-Très juste. Vous avez raison.

Le Bateleur lui répondit par un sourire entendu.

-Bon, reprit le médecin. Je crois que je vais y aller.

-Vous n’allez pas partir comme ça ! Je vous offre une bière…

-Je n’ai pas le temps, vraiment !

Le Bateleur le prit par le bras et l’entraîna jusqu’au café où l’attendait son ami.

-Allez, vous avez bien une minute !

Et il l’assit à une table, dans un coin. Un type blond à l’allure d’étudiant en lettres s’approcha et s’installa à la table.

-Tu me présentes monsieur ?

-Doc. Il s’appelle Doc, jusqu’à preuve du contraire.

L’étudiant sourit et tendit la main au jeune médecin.

-Quelle coïncidence, moi de même ! Docteur Solomon.

Le médecin regarda son interlocuteur avec l’air du pigeon qui vient de comprendre qu’il passe à la caméra invisible.

-Oh, vous êtes médecin, vous aussi ?

-Non, docteur en théologie.

Le serveur s’approcha pour prendre les commandes.

-Rien pour moi, merci, lui lança le médecin.

-Doc, c’est impoli de refuser un coup à boire, le sermonna le Bateleur, pas vrai ?

Solomon acquiesça et commanda un demi pour le médecin. Le serveur revint rapidement avec les consommations. Dans l’intervalle, leur malheureux invité s’était enfermé dans un mutisme boudeur.

Il vida sa bière d’un trait, puis ressortit sans un mot, l’air hagard. Le Bateleur le suivit du regard et attendit qu’il ait disparu pour questionner son camarade.

-Tu en penses quoi ?

Solomon haussa le sourcil mais ne voulut pas répondre.

-À la même chose que moi ?

-Oui. Tu le connais depuis longtemps ?

-Connaître, c’est un bien grand mot. Je pense avoir assisté aux débuts de la chose il y a six mois.

Tout en sirotant sa bière, le Bateleur raconta rapidement dans quelles circonstances il avait rencontré le jeune médecin.

-Tu ne sais même pas qui c’est, alors ?

-Si.

-Tu as mené une enquête dans l’intervalle ?

-Non, je viens de lui emprunter son portefeuille. Voyons un peu ça.

Pendant que le Bateleur examinait les papiers du médecin, Solomon prit un air réprobateur.

-Eh bien ne reste pas, si tu as peur d’être impliqué dans un vol à la tire, lui lança le jongleur. Mais ne crois pas t’en tirer à si bon compte. J’aurais sans doute besoin de toi pour régler cette affaire. 

*

Solomon tournait tranquillement les pages d’un vieux manuscrit qu’on lui avait donné à traduire de l’hébreu ancien. Il croyait ne pas entendre reparler du Bateleur avant quelques semaines. Quand on frappa à la porte de son petit appartement de la rue de Saintonge, il crut à un démarcheur quelconque. Pourtant, c’était bien le jongleur qui se tenait sur le seuil, à peine une poignée de jours après leur discussion du bistrot. Le Bateleur entra dans l’appartement, écarta les vieux bouquins qui encombraient un des fauteuils puis s’installa en posant son sac à ses pieds.

-Je me suis documenté sur notre bonhomme. J’ai trouvé ça édifiant.

-À voir ta mine réjouie, il est au moins impliqué dans un scandale politico sexuel !

-Même pas, répondit le Bateleur avec un sourire ironique. C’est juste un jeune ophtalmologiste des Quinze Vingt, bien sous tous rapports, consciencieux jusqu’à l’obsession.

-C’est tout ?

-Non. Cette description vaut jusqu’à l’été dernier. Après tout change. Absences, retards, négligences et tout le tintouin, notre homme qui n’accorde plus d’attention à ses patients, jusqu’à ce qu’il commette une erreur grave fin octobre. À partir de là, on ne le voit plus du tout, et il est viré par contumace, si je puis dire. Aucun de ses collègues n’entend plus parler de lui à partir de cette date. D’après sa concierge, il ne sort pratiquement plus de chez lui, et c’est à chaque fois pour ramener des créatures…

Solomon lui jeta un regard incrédule.

-Des créatures ?

-C’est la manière dont la concierge a formulé la chose. Des filles, et apparemment, des filles peu recommandables. Jamais deux fois la même.

-Notre chirurgien est un Don Juan ?

-Pas si j’ai bien compris. Il ramène des putes.

Solomon se cala dans son siège et se caressa le menton.

-Il faut de l’argent, pour ça. Et ton homme est sans travail depuis plus de trois mois, si j’ai bien compris. Sans possibilité d’indemnités.

Le Bateleur fit un geste d’ignorance.

-J’ai réussi à remonter jusqu’à chez lui grâce au portefeuille. La concierge m’a indiqué l’hôpital, et voilà. Je n’ai pas encore été mettre le nez dans son appartement.

-Tu n’as pas eu le temps ?

-Si, mais je préfère ne pas y aller seul. Tu seras plus à même de faire le ménage que moi.

Outré, Solomon bondit de son fauteuil et se planta devant le jongleur.

-Non mais je rêve ! Je ne rentre pas dans tes combines et surtout pas dans une histoire pareille !

Le Bateleur lança un regard dur à son interlocuteur.

-Tu dis ça parce que tu n’as pas encore tous les éléments en main. Ces filles à chaque fois différente, tu ne te demandes pas ce qu’elles sont devenues ?

Seul le silence lui répondit. Solomon s’était figé et le contemplait, le sourcil levé. Le Bateleur se leva et reprit son sac. Contournant Solomon, il s’approcha de la porte et lâcha la dernière des informations qu’il avait réussi à obtenir.

-Début novembre, on a retrouvé le cadavre d’une fille échoué sur l’île des impressionnistes, bien en aval. C’était une fille de la cour Vincennes, qu’il a fallu du temps pour identifier. Personne ne s’était même aperçu de sa disparition.

-Tu as des contacts dans la police ?

-Un type de la PJ auquel j’ai rendu des services dans le temps.

-Il sait ce que tu fais ?

-Il n’y croit pas mais c’est un pragmatique : tant que ça marchera il ne me posera pas de questions.

*

La porte céda avec un gémissement contraint. Solomon et le Bateleur pénétrèrent dans l’appartement. Le kabbaliste n’avait pas l’air très rassuré et son compagnon lui lança un regard ironique.

-Tu as peur de tomber pour effraction ?

-Eh bien… Je…

Souriant de l’air gêné de son compagnon, le Bateleur posa son sac de toile dans un coin du salon. Puis il sortit un morceau de craie de sa poche et entreprit de tracer sur le parquet ciré un cercle parfait. Solomon s’assit dans le canapé, boudeur. L’air sentait la lavande et le pin, avec cette fragrance inimitable qui signe le spray pour chiottes. On avait dû en vider deux ou trois bouteilles dans une des pièces.

Quand le Bateleur eut fini, son compagnon se leva et commença à explorer l’appartement. Il était visible que le ménage n’avait pas été fait depuis longtemps. Poussière et vêtements froissés omniprésents, vaisselle sale fossilisée dans l’évier, poubelles empilées dans un coin de la cuisine… L’occupant des lieux ne devait plus manger ici, d’ailleurs, les traces les plus récentes remontaient à loin. Un détail attira pourtant l’attention du kabbaliste.

-Dis donc ! Tu peux venir voir ça ?

Le Bateleur sortit à contrecœur de la contemplation d’un tableau accroché au mur et entra dans la cuisine. Solomon lui montrait une quelconque saleté, dans un coin de la pièce. L’objet avait roulé sous une étagère et y était resté, ne tranchant pas réellement avec la crasse ambiante.

Le Bateleur s’accroupit et ramassa la chose. C’était un doigt desséché, qui devait traîner là depuis deux ou trois semaines.

-Il a été partiellement rongé, nota-t-il. Mais pas par des souris.

-C’est bien ce que je craignais.

Solomon détourna le regard. D’un geste négligent, le Bateleur laissa retomber le macabre reste, puis il partit explorer la chambre à coucher en désordre. Le lit était défait et souillé. Certaines taches restaient identifiables, d’autres pas. Un bas filé traînait près de la table de nuit. Hormis les traces de débauche, l’endroit semblait normal.

Le Bateleur s’approcha de la fenêtre. La nuit n’était pas encore tombée et le ciel plombé donnait à la ville un aspect lugubre de cour de prison. Solomon ne s’attarda pas sur la vue des toits de Paris et entra dans la salle de bain. Le Bateleur se précipita à sa suite en entendant ses hoquets.

Derrière un Solomon à genoux qui vidait son estomac s’étendait un panorama d’abattoir : des crânes à demi nettoyés de leur chair, des fragments de femmes à plusieurs stades de décomposition, des lames de rasoir maculées, et un squelette à peu près propre déposé dans la baignoire. L’odeur infecte de la viande avariée était couverte par un parfum lourd de spray à la lavande. Les toilettes étaient visiblement bouchées et le lavabo plein de tripes. Le Bateleur empoigna son compagnon par le col et le traîna dans la chambre à coucher.

-On se calme, okay ? Vu le regard de ce type, on pouvait s’attendre à quelque chose dans le genre. Alors du calme. Reprends-toi, va à la fenêtre respirer un coup et ensuite on met au point notre petite réception. 

*

La clé tourna dans la serrure. Un rire de femme, une main qui tâtonna pour trouver l’interrupteur, puis la lumière se répandit dans l’entrée.

Le médecin avança d’un pas dans le vestibule en traînant sa compagne en mini-jupes et jarretelles mal ajustées qui avait probablement trop bu. Il accrocha sa veste à une patère et entra dans le salon, pénétrant sans s’en apercevoir dans le cercle de craie du Bateleur. C’est en avançant vers la fenêtre entrouverte qu’il découvrit qu’il ne pouvait faire un pas de plus.

-Salut Doc. Quoique je ne pense pas que le docteur soit à la maison, ce soir.

Le bateleur était sorti d’un recoin. La jeune prostituée regarda le jongleur d’un œil torve.

-Non… Non non… Les trios je fais pas, c’est pas mon truc, ça.

Le Bateleur s’assit en tailleur devant le cercle.

-Vous devriez vous écarter de notre ami le docteur, ça vous évitera d’être blessée. Donne-moi mon sac, Frank.

Incrédule, la femme s’écarta du médecin, sortit du cercle et partit se vautrer dans le canapé. Solomon entra dans la pièce à son tour et referma la fenêtre. Puis il ramassa le sac de toile du Bateleur et lui tendit. Le jongleur en sortit un vieux bocal d’herboriste et une baïonnette courte mais acérée qu’il posa sur le sol devant lui.

-Allez, vas-y, Frank.

Et Solomon commença à psalmodier en hébreu un exorde extrait d’un livre ancien et depuis longtemps à l’index. Le médecin se crispa, tétanisé, son visage déformé par une horrible grimace de douleur. Sur le canapé, la prostituée regardait la scène sans comprendre.

Pendant que son compagnon continuait à réciter les paroles d’avertissement, le Bateleur versa une pincée d’un sel jaunâtre sur la lame de sa baïonnette puis pointa l’arme en direction du médecin.

-Et maintenant donnes-moi ton nom !

Le pauvre docteur rejeta la tête en arrière et poussa un rugissement. Le Bateleur commença à exécuter des passes contournées avec sa lame, tout en restant prudemment à l’extérieur du cercle.

-Doc, c’est à vous que je parle ! C’est votre seule chance ! Le nom, il me faut le nom !

Griffant l’air de ses doigts horriblement crispés, le jeune médecin jeta un regard épouvanté au jongleur. Ses lèvres esquissèrent un mot, mais se tordirent aussitôt en un rictus de souffrance et de haine. Solomon haussa le ton pour couvrir ses gargouillis avec ses incantations, sous le regard exorbité de la jeune prostituée qui semblait au bord de l’hystérie.

-Plus fort doc, vous pouvez le faire, plus fort !

Le médecin tomba à genoux et poussa un hurlement inarticulé. Le Bateleur lança un regard à Solomon et traduisit.

-Mrkvât… Bel Mrkvât.

Alors Solomon avança d’un pas en brandissant un vieux parchemin sur lequel était porté un sceau complexe à l’encre verte, et ses stances changèrent de ton. Elles sonnaient à présent plus comme des ordres que comme des avertissements, et l’on y reconnaissait de loin en loin le nom soufflé par le jongleur.

Le médecin s’écroula, comme secoué par une crise d’épilepsie. Le Bateleur s’approcha de lui en traversant la ligne blanche et porta à ses lèvres le bocal comme s’il voulait lui donner à boire, sauf que le récipient était vide.

Un coup de tonnerre éclata dans le ciel et l’appartement fut inondé d’une lumière brutale. Solomon fit silence, un silence qui ne fut rompu que par le bruit du couvercle claquant sur le bocal. Le médecin gisait sur le parquet, inerte, l’œil vide. Le Bateleur se releva, glissa le bocal et la baïonnette dans son sac. Sortant un chiffon de sa poche, il effaça le cercle de craie et fit signe à son compagnon de le suivre. Dans le canapé, la prostituée s’était évanouie. 

*

-Qu’en as-tu fait, finalement ?

-Rien. Je l’ai caché dans les catacombes, dans un coin discret.

Solomon plissa le nez d’un air réprobateur. Le garçon apporta les bières puis repartit, laissant les deux hommes à leur discussion.

-N’importe qui pourrait le trouver, ou bien il pourrait se briser…

-Pas là où je l’ai mis. Ne t’en fais pas, tu ne devrais pas en entendre reparler.

Solomon sortit de la poche de son imperméable un numéro du Parisien daté de la semaine précédente qu’il tendit au Bateleur.

-Le journal en a fait état, en tout cas.

Un article décrivait la macabre perquisition effectuée par la préfecture de police dans l’appartement d’un médecin qui s’était avéré être le tueur qui décimait les prostituées de Nation. Le capitaine Pascalini se refusait à tout commentaire, mais le journaliste indiquait que le monstre avait été localisé grâce au témoignage incohérent d’une de ses victimes qui était parvenue à s’échapper. Probablement drogué, le tueur n’avait opposé aucune résistance et avait été conduit à l’hôpital, dans un état jugé critique.

Le Bateleur reposa le journal et se leva.

-Le pauvre vieux. Il va sans doute se retrouver à Sainte Anne avec l’autre fille.

Il ramassa le sac et sortit. Solomon s’aperçut alors qu’il n’avait pas payé les bières.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Et vous ?

"Mais pour qui vous prenez-vous ?" Voilà bien une question qui m'insupporte, tiens. Bon, ça fait longtemps qu'on ne me l'a pas trop adressée, vu que la réponse est alors "pour un Serbe de 2 mètres et 110 kilos, pourquoi ?" ce qui peut avoir tendance à calmer le jeu, surtout si je pose bien ma voix. Mais bon, quelqu'un que je connait y a encore eu droit. Qu'est-ce qu'elle signifie, cette question qui n'en est pas une ? Elle n'en est pas une parce que la réponse induite, dans la tête de qui la pose est : "quelqu'un qui n'a pas à la ramener". C'est le signe d'une absence d'argument, c'est le dernier recours pour maintenir une position de surplomb symbolique, de se raccrocher à une convention sociale fumeuse qui permet de rester au-dessus, de balayer le désaccord en le ramenant à l'aigreur du petit (par coïncidence, c'est un peu le sens de la longue tirade de la responsable du festival d'Angou...

Le slip en peau de bête

On sait bien qu’en vrai, le barbare de bande dessinées n’a jamais existé, que ceux qui sont entrés dans l’histoire à la fin de l’Antiquité Tardive étaient romanisés jusqu’aux oreilles, et que la notion de barbare, quoiqu’il en soit, n’a rien à voir avec la brutalité ou les fourrures, mais avec le fait de parler une langue étrangère. Pour les grecs, le barbare, c’est celui qui s’exprime par borborygmes.  Et chez eux, d’ailleurs, le barbare d’anthologie, c’est le Perse. Et n’en déplaise à Frank Miller et Zack Snyder, ce qui les choque le plus, c’est le port du pantalon pour aller combattre, comme nous le rappelle Hérodote : « Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course, les premiers aussi à ne pas trembler d’effroi à la vue du costume mède ». Et quand on fait le tour des autres peuplades antiques, dès qu’on s’éloigne de la Méditerranée, les barbares se baladent souvent en falzar. Gaulois, germains, huns, tous portent des braies. Ou alo...

Et ça va causer dans le poste encore

 Bon, ça faisait plusieurs fois qu'on me conseillait de me rapprocher de Radionorine, la petite web-radio associative dont les locaux sont à quelque chose comme **vérifie sur gogolemap** 500 mètres de la Casa Niko. Je connaissais de vue une partie de l'équipe, un pote à moi faisait une émission chez eux en son temps, un autre vient d'en lancer une, et voilà que j'ai un atelier d'écriture qui se déroule... un étage en-dessous. Bref, l'autre jour, ils m'ont invité pour que je cause de mon travail et de cet atelier. Et en préparant l'interview, on a causé hors antenne, forcément. Et donc, je peux annoncer ici qu'il y aura désormais une émission mensuelle, le Legendarium ,  où je causerai d'imaginaire littéraire (et sans doute pas que). La première sera consacrée à Robert E. Howard et Conan, le jeudi 27 novembre à 19h, la deuxième peut-être à Beowulf le jeudi 11 décembre (on essaiera de se coller le deuxième jeudi du mois autant que possible). C...

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin, ...

Brumes du passé

Pour diverses raisons, notamment des textes sur lesquels je travaille et qui sont très différents les uns des autres, je remets le nez dans les ancienne mythologies slaves. J'en ai déjà parlé à propos de Tchernobog , c'est un abominable foutoir, une source infinie de frustration, plus encore que l'étude des mythes celtes ou germains. En Scandinavie, Islande, Irlande et ailleurs, on a su préserver des récits, des textes, parfois des fragments énigmatiques, qui nous éclairent un tout petit peu. Pour les Slaves, on est face à un champ de ruines (je ne vais pas dire que c'est traditionnel dans ces pays-là, mais bon, un peu quand même). Même les comparatistes s'y cassent les dents. Comment interpréter Perun ? De prime abord, c'est le cousin très proche de Thor/Donar et de Taranis. Est-il en fait le descendant d'une divinité primordiale vénérée à l'âge du bronze ? Possible. Mais les mondes slaves, germains et celtes n'ont jamais été des boîtes étanches. Le...

En repassant loin du Mitan

 Bilan de la semaine : outre un peu de traduction, j'ai écrit  - 20000 signes d'un prochain roman - 20000 signes de bonus sur le prochain Chimères de Vénus (d'Alain Ayrolles et Etienne Jung - 30000 signes d'articles pour Geek Magazine    Du coup je vous mets ci-dessous un bout de ce que j'ai fait sur ce roman (dans l'univers du Mitan, même si je n'ai plus d'éditeur pour ça à ce stade, mais je suis buté). Pour la petite histoire, la première scène du bouquin sera tirée, poursuivant la tradition instaurée avec Les canaux du Mitan, d'un rêve que je j'ai fait. Le voici (même si dans la version du roman, il n'y aura pas de biplans) . On n'est pas autour de la plaine, cette fois-ci, je commence à explorer le vieux continent :   Courbé, il s’approcha du fond. À hauteur de sa poitrine, une niche était obstruée par une grosse pierre oblongue qu’il dégagea du bout des doigts, puis fit pivoter sur elle-même, dévoilant des visages entremêlés. Une fo...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...

Ça va s'arranger, Monsieur Milan !

Hop, encore un petit article sauvé du naufrage de superpouvoir. J'ai hésité à le poster sur la nouvelle version du site, et puis finalement je le rapatrie ici, comme ça ne parle pas vraiment de comics. Petit tour de table pour débuter la négo La provocation a toujours été consubstantielle de l'activité artistique. à quoi ça tient, mystère. Peut-être au fait que l'artiste, par nature, est un peu en marge du corps social et a donc la distance nécessaire pour l'interroger. Mais "provocation", le mot semble faible pour qualifier les outrances de Laibach. travailleurs de tous les pays... Pour ceux qui ne connaissent pas, Laibach, c'est un peu l'ancêtre sous amphètes de Rammstein. D'ailleurs, un des membres de Laibach le disait : "ouais, c'est bien, ce qu'ils font, Rammstein. Ils rendent notre style de musique accessible aux kids, c'est important." Je paraphrase. Mais donc, provocation. C'est un mot qu...

Coup double

 Ainsi donc, je reviens dans les librairies le mois prochain avec deux textes.   Le premier est "Vortace", dans le cadre de l'anthologie Les Demeures terribles , chez Askabak, nouvel éditeur monté par mes vieux camarades Melchior Ascaride (dont vous reconnaissez dans doute la patte sur la couverture) et Meredith Debaque. L'idée est ici de renouveler le trope de la maison hantée. Mon pitch :   "Les fans d'urbex ne sont jamais ressortis de cette maison abandonnée. Elle n'est pourtant pas si grande. Mais pourrait-elle être hantée par... un simple trou dans le mur ?" Le deuxième, j'en ai déjà parlé, c'est "Doom Niggurath", qui sortira dans l'anthologie Pixels Hallucinés, première collaboration entre L'Association Miskatonic et les éditions Actu-SF (nouvelles).  Le pitch :  "Lorsque Pea-B tente un speed-run en live d'un "mod" qui circule sur internet, il ignore encore qu'il va déchainer les passions, un ef...

Send in the clowns

Encore un vieux texte : We need you to laugh, punk Y'avait un cirque, l'autre week-end, qui passait en ville. Du coup, on a eu droit aux camionnettes à hauts-parleurs qui tournaient en ville en annonçant le spectacle, la ménagerie et tout ça, et surtout aux affiches placardées partout. Et pour annoncer le cirque, quoi de plus classique qu'un portrait de clown, un bel Auguste au chapeau ridicule et au sourire énorme ? Démultiplié sur tous les murs de la ville, ce visage devient presque inquiétant. Un sourire outrancier, un regard masqué sous le maquillage, une image que la répétition rend mécanique. Ce sourire faux, démultiplié par le maquillage, voire ce cri toutes dents dehors, que le maquillage transforme en sourire, c'est la négation de la notion même de sourire. Le sourire, c'est une manière de communiquer, de faire passer quelque chose de sincère, sans masque. Un faux sourire, a fortiori un faux sourire maquillé et imprimé, fracasse cet aspect encor...