Borges est un auteur auquel je reviens régulièrement. S'il est souvent jugé aride par ceux qui l'approchent une première fois, la fréquentation assidue de sa prose (et parfois de ses vers) est riche de plaisirs métaphysiques intenses.
J'ai épluché des dizaines de fois certains de ses recueils, comme Fictions ou Enquêtes. D'autres, découverts parfois plus tard, m'ont moins marqué. L'Aleph est un de ceux-là, relu moins souvent. Mais néanmoins, un des textes qu'il contenait m'avait particulièrement frappé, et je l'ai relu récemment avec plaisir : l'écriture de Dieu. C'est un texte crépusculaire, l'histoire d'un prêtre aztèque prisonnier des Espagnols, dont la cellule jouxte celle d'un jaguar. Se souvenant d'une ancienne légende évoquant un message laissé par son dieu, une formule magique de toute puissance, il puise dans ses souvenirs pour trouver l'endroit où elle a pu être écrite. Puis finit par s'aviser que le dieu y a pourvu : la formule est écrite sur le jaguar, ce sont les taches de son pelage, et il ne reste plus qu'à les décrypter. Le prêtre s'attache donc à la tâche absurde et grandiose qui consiste à lire les taches du jaguar.
J'adore ce texte. Il est fort, il est fondamentalement magique, et il est beau.
En feuilletant le livre pour picorer des passage, je retombais sur le titre de la nouvelle. Et je m'avisai d'une curieuse anomalie. Pour moi, depuis des années, sans même me poser la question, il s'agissait depuis le départ de l'écriture de Dieu. Et en fait, avec ma manie de la lecture rapide, je ne m'étais jamais aperçu que la nouvelle s'appelait en fait l'écriture du dieu. Ce n'est pas la même chose. Ce n'est pas du tout la même chose.
Fébrile, je relisais une nouvelle fois la nouvelle, craignant que cette rétrogradation (on passe de Dieu, Tout Puissant, illimité, éternel et incréé, à un dieu, à une chose à la prééminence moins évidente, peut-être créature de dieux plus anciens) n'amoindrisse la portée du texte. Que cette écriture soit moins fondamentale, moins universelle que si elle était le langage ultime de l'univers.
Une lettre et un artifice typographique, la majuscule, et le sens de tout un texte peut en être subtilement changé.
Et pour vous en convaincre, je vous propose un exercice amusant : recopiez le premier verset de l'Evangile Selon Saint Jean, en omettant les majuscules, en le recopiant intégralement en minuscules. Veut-il dire tout à fait la même chose ? Et maintenant, posez-vous la question : majuscule/minuscule, la distinction typographique existait-elle à l'époque de la rédaction du dit évangile* ?
C'est aussi pour ce genre de vertiges que j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer Borges.
*Il me semble qu'elle a été introduite sous Charlemagne. Sacré Charlemagne, toujours à foutre la merde.
J'ai épluché des dizaines de fois certains de ses recueils, comme Fictions ou Enquêtes. D'autres, découverts parfois plus tard, m'ont moins marqué. L'Aleph est un de ceux-là, relu moins souvent. Mais néanmoins, un des textes qu'il contenait m'avait particulièrement frappé, et je l'ai relu récemment avec plaisir : l'écriture de Dieu. C'est un texte crépusculaire, l'histoire d'un prêtre aztèque prisonnier des Espagnols, dont la cellule jouxte celle d'un jaguar. Se souvenant d'une ancienne légende évoquant un message laissé par son dieu, une formule magique de toute puissance, il puise dans ses souvenirs pour trouver l'endroit où elle a pu être écrite. Puis finit par s'aviser que le dieu y a pourvu : la formule est écrite sur le jaguar, ce sont les taches de son pelage, et il ne reste plus qu'à les décrypter. Le prêtre s'attache donc à la tâche absurde et grandiose qui consiste à lire les taches du jaguar.
J'adore ce texte. Il est fort, il est fondamentalement magique, et il est beau.
En feuilletant le livre pour picorer des passage, je retombais sur le titre de la nouvelle. Et je m'avisai d'une curieuse anomalie. Pour moi, depuis des années, sans même me poser la question, il s'agissait depuis le départ de l'écriture de Dieu. Et en fait, avec ma manie de la lecture rapide, je ne m'étais jamais aperçu que la nouvelle s'appelait en fait l'écriture du dieu. Ce n'est pas la même chose. Ce n'est pas du tout la même chose.
Fébrile, je relisais une nouvelle fois la nouvelle, craignant que cette rétrogradation (on passe de Dieu, Tout Puissant, illimité, éternel et incréé, à un dieu, à une chose à la prééminence moins évidente, peut-être créature de dieux plus anciens) n'amoindrisse la portée du texte. Que cette écriture soit moins fondamentale, moins universelle que si elle était le langage ultime de l'univers.
Une lettre et un artifice typographique, la majuscule, et le sens de tout un texte peut en être subtilement changé.
Et pour vous en convaincre, je vous propose un exercice amusant : recopiez le premier verset de l'Evangile Selon Saint Jean, en omettant les majuscules, en le recopiant intégralement en minuscules. Veut-il dire tout à fait la même chose ? Et maintenant, posez-vous la question : majuscule/minuscule, la distinction typographique existait-elle à l'époque de la rédaction du dit évangile* ?
C'est aussi pour ce genre de vertiges que j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer Borges.
*Il me semble qu'elle a été introduite sous Charlemagne. Sacré Charlemagne, toujours à foutre la merde.
Commentaires
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Et on dit Fulchibar ou fulchibar ?
O.