J'avais causé, au temps du Covid (temps qui n'est pas fini, loin de là, mais c'est comme plein d'autres trucs que le cyclage des news s'entend à remettre sous le tapis) d'Identification des Schémas, de William Gibson, bouquin qui m'avait fort intéressé, parce qu'à vingt ans de distance d'avec Neuromancien, le papa du cyberpunk semblait jouer délibérément avec ses propres codes.
Gibson a été le premier, je crois, à comprendre
que le futur qu'il avait contribué à créer deviendrait très vite
un rétro-futur
J'étais un peu passé à côté du tome 2 de la trilogie, Code Source/Spook Country, dans lequel y avait de super personnages et de très bonnes idées, mais dont le propos sur la réalité augmentée m'avait semblé violemment dépassé par le réel et donc laissé de marbre. Sur ces deux tomes, j'avais par ailleurs été gêné par diverses choses dans la VF, de pur détails et broutilles, mais qui m'avaient sauté à la figure. Tel un personnage de Gibson, j'ai tendance à m'abîmer dans ces subtilités et à passer trop longtemps à côté du schéma général. C'est pourquoi je me lis Zero History en VO pour contourner cet écueil. Et d'un coup je prends conscience de la difficulté qu'il doit y avoir à traduire le vocabulaire maniaque de l'auteur, ce qui me conduit à réévaluer le boulot des collègues ayant oeuvré à l'époque (l'un deux avait signé Alain Smissi, indiquant d'ailleurs par là même ne pas être satisfait du résultat).
Pourquoi revenir là-dessus si je n'avais pas trop aimé Code Source ? Parce que je n'avais pas détesté non plus, entendons nous bien. Le décalage entre la prospective et le réel réalisé (ouch, quel affreux pléonasme redondant) par la suite n'explique pas tout. Le côté poseur de certains trucs dans le bouquin un peu plus. Pas tant celui de Gibson, qui adopte des poses plus subtiles qu'on ne le croit, mais celui de ses artistes sur le fil des réalités virtuelles et augmentées. Autant, les cinéastes underground d'Identifications des Schémas fonctionnaient très bien à mes yeux, autant je n'avais aucun mal à croire aux virtualistes du deuxième tome sans parvenir à m'intéresser à leurs productions et au mystère les entourant. Oui, la réalité augmentée est passée par là dans le monde réel, et a montré son côté gadget, c'est vrai, mais je pense que si j'avais lu le bouquin à l'époque, je n'aurais pas été hypé non plus.
Du coup, ma lecture de Zero History est très curieuse. D'autant plus que l'enjeu, là, ce sont des fringues et du design de fringues, et particulièrement de streetwear d'inspiration paramilitaire, sujet qui en soi ne me touche absolument pas, sinon je ne serais pas en cosplay clodo 365 jours par an. Mais ce vieux renard de Gibson verrait dans mon attitude justement une pétition de principe voire une espèce de posture morale comme celle des Low-techs de la nouvelle Johnny Mnemonic. Et je ne saurais, sans mauvaise foi (un péché dont je suis parfaitement capable, entendons-nous bien) lui donner tout à fait tort.
De surcroît, il emploie des ressors venus du thriller d'espionnage. Ça se lit presque comme un Tom Clancy, si je trouvais Clancy lisible. On est dans la paranoïa, le pistage, les filatures et l'intimidation, la surveillance des communications et les moyens de la contourner. On voit aussi le recyclage des anciens militaires en milices privées, ce qui est très cyberpunk dans l'esprit, mais réalisé depuis longtemps par des entreprises comme Blackwater ou le Groupe Wagner.
Mais les considérations stratégiques et sociétales qui accompagnent la quête absurde des protagonistes, lancés sur la piste d'un créateur pour "happy few" poussant à son paroxysme des formes de hype basée sur la rareté, l'exclusivité et le circuit alternatif, et le snobisme qui va avec. Tout ce que je déteste dans les faits, mais qu'il est fascinant de voir disséqué ici, avec cette enquête quasi policière pour remonter à la source comme dans un récits de narcos. Par certains côtés, et à des décennies de distance, il y a comme une rémanence du Zappeur de monde/DedalusMan/Zap Gun de Philip K. Dick, avec ses créateurs de mode en matière d'armements, objets d'espionnage industriel.
Là où il anticipe vachement bien, mine de rien, c'est sur l'époque de la communication "post-institutionnelle" qui est en train de devenir la norme, où la publicité et le marketing à l'ancienne ne marchent plus que sur les boomers et les échappés d'écoles de commerce, mais sont en passe de devenir obsolètes partout ailleurs, précipitant le règne du marketing viral et des influenceurs à la con (je ne dis pas qu'on gagne au change, hein, mais ça dit quelque chose des temps et des gens). Ça passe aussi par une certaine tribalisation des cultures, à l'oeuvre dans pas mal de domaines, et décrite depuis un certain temps, mais dont on explore ici certaines subtilités.
Pour moi, tout cela est aussi étranger et exotique que, disons, la cour royale elfique et son étiquette aussi rigide qu'alambiquée, mais Gibson parvient à me passionner. Il est quand même très fort.
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