Accéder au contenu principal

Bande à part

 Un truc dont je parle régulièrement en cours de BD (et j'ai dû en toucher un mot ici aussi à un moment ou un autre), c'est l'influence du format sur la narration. C'est très McLuhanien : suivant que l'on publie en revue, directement en album, avec une pagination contrainte ou libre, etc. la même histoire n'aura absolument pas la même tête.

Bah, comment ?

(ouais, elle est nulle, je sais)
 

Le manga, la BD franco-belge, le comic strip, le comic book, la BD anglaise... ont des codes narratifs subtilement ou brutalement différents. Une des raisons du succès du manga auprès des jeunes, c'est son dynamisme narratif (en tout cas dans le shonen, qui caracole en tête des ventes). Lorsqu'il y a de la bagarre, ça pète dans tous les sens de façon spectaculaire. À l'inverse, un mangaka qui veut faire dans le contemplatif peut prendre son temps, déployer sa narration, étirer le temps.

Jamais un auteur de franco-belge travaillant au grand format 46 pages couleurs ne pourra faire pareil. Il n'en a tout simplement pas la place. Et le rythme de son récit, conditionné par son nombre de cases par page, va l'emmener dans d'autres directions et une certaine compacité de sa narration.

Le même auteur qui va passer d'un format à l'autre va peu ou prou changer sa façon de raconter (ça m'est arrivé).

Si j'aime le comic book, c'est notamment (pas que) parce qu'il constitue un moyen terme qui me convient bien.

Pourquoi je reviens énoncer ce telles platitudes ? Parce que les aléas de mon boulot de traducteur m'amènent pile à un cas pratique assez clair.

Une série que je traduis a été essentiellement publiée par tranches de 20 à 26 pages, chacune d'elle constituant soit une histoire complète dans la saga du protagoniste, soit le chapitre d'une histoire plus longue qui en compte alors 2 ou 4. Dès lors que c'est un épisode à suivre, la narration change un peu : la dernière page, plutôt que d'offrir une conclusion, constitue plutôt l'amorce de l'épisode suivant.

Là encore, rien que de bien évident.

Parfois, en sus des épisodes réunis dans l'album, l'auteur ajoute des récits courts, genre 6 ou 8 pages, centrés sur des incidents demandant moins de développement. Souvent, la narration en est un poil plus dense, histoire de tout faire rentrer.

Là, après quatre histoire du premier type et deux du deuxième, l'album sur lequel je bosse est complété par des récits très courts, mais publiés non pas dans un magazine dédié, mais par tranches de une à deux pages dans une revue, pour des récits d'une poignée de pages : 1, 2, 4, ou 8.

C'est le même auteur (scénariste et dessinateur du truc), la même série... et ça n'a plus rien à voir. Les épisodes publiés d'un bloc par un petit éditeur sont dessinés en noir et blanc pur, au trait, et ces planches publiés dans un magazine avec visiblement un peu plus de moyens de repro, on est au lavis et donc en niveau de gris. Ça modifie pas mal le dessin.

Et surtout, la publication par tranches très courtes et assez espacées (je crois que le truc était mensuel), c'est forcément plus dense. Beaucoup plus dense. Pas la place de faire de grandes cases d'exposition, ni de scènes de 3 ou 4 pages posant le contexte : les infos passent par de grosses didascalies. L'espace narratif est un peu mangé par le logo de la série en haut de chaque page. Les dialogues aussi sont plus ramassés en nombre de bulles, avec des bulles un poil plus grosses, et des formulations parfois plus alambiquées pour parvenir à en dire un maximum dans un espace réduit.

C'est forcément vachement plus dense. Je mets autant de temps à traduire une de ces pages que j'en mets pour en faire trois de la série habituelle. C'est un signe.

Attention, hein, ça ne s'accompagne pas du tout d'une baisse de qualité narrative. Simplement, ce n'est plus le même exercice du tout pour l'auteur. Il s'adapte à son mode de publication. Une des histoires d'une page aurait clairement été traitée en 2 dans la série publiée par tranche de 20, et aurait par exemple pu constituer l'intro d'un récit plus ambitieux. Là, elle est traitée comme une virgule, quasiment comme un gag (alors que la série est plutôt un truc tragique ponctué de moments un poil plus légers).

Bref.

Lors que vous faites du scénario de BD, le format de publication influe énormément sur ce que vous allez raconter et comment vous allez le faire. Le savoir d'avance est le meilleur moyen d'optimiser votre narration. Ça n'a l'air de rien, mais ça compte.

Commentaires

stef a dit…
Je dirais même plus : la question se pose aussi quand on publie pour du papier ou pour du numérique. Là c'est carrément même une question de format (numérique vu depuis un ordinateur : globalement paysage ; numérique depuis une tablette, globalement portrait¹).

J'avais lu un papier (qu'évidemment je ne retrouve pas) de Neil Jomunsi ou de François Bon qui interrogeaient la pratique du chapitre, aussi. Quel sens a un chapitre dans un roman moderne, publié directement dans ce format et non plus dans une revue où chaque fin de chapitre est un _cliffhanger_ pour avoir un goût de reviens-y ?
(Plein d'auteurices continuent cependant à penser leur livre de cette manière.)

Bref voilà, ton article ouvre plein de réflexions et merci.

----
¹ Je caricature mais tu vois ce que je veux dire. Pire encore : je vois des ados qui lisent des mangas interminables en scrollant sur leur mobile, donc non seulement portrait mais en plus besoin de lisibilité accru, donc simplification et dé-densification (ça se dit, ça ?) de la page, etc.
stef a dit…
J'avais lu un papier → qui interrogeait (singulier et pas pluriel).

Bouh les cornes, je vais au coin de ce pas.
Alex Nikolavitch a dit…
Alors oui, le numérique change encore les usages. Le Webtoon, conçu pour la lecture sur mobile, c'est encore d'autres codes de construction et de narration.

sur le coup du chapitrage, de toute façon, c'est un outil pour rythmer la lecture, donc ouais, le cliff de fin de chapitre a même du sens pour une publication directement en volume.

après, c'est une notion que j'essaie d'interroger dans mes propres romans, en conservant des structures en chapitres quand ça me permet des effets narratifs, ou en en sortant, en tentant d'autres choses, lorsque je pense pouvoir en tirer autre chose.
Canaux du Mitan n'a pas à proprement parler de chapitres, mais des parties de longueurs très inégales selon le type de narration qu'elles emploies.
Les Exilés de la plaine, dans la même série, a une structure en chapitres/points de vue ultra classiques, parce que j'y tente des effets de pur roman d'aventures.

le format induit le contenu, mais des fois, le contenu va changer les codes de format.

Posts les plus consultés de ce blog

My mama said to get things done...

Je suis passé à Aurore Système, petit salon de SF organisé à Ground Control, à Paris, par la librairie Charybde. Je ne connaissais pas le lieu, que j'ai découvert et qui est très chouette. Je venais surtout pour une table ronde sur l'IA, qui est un des sujet importants de nos jours et déchaîne les passions, surtout sous sa forme "générative", les chat GPT, Midjourney et autres. Je me suis tenu un peu à l'écart de ces trucs-là, pour ma part. Je suis très méfiant (même s'il m'est arrivé d'employer Deep-L professionnellement pour dégrossir des traductions du français vers l'anglais, que je retravaillais en profondeur ensuite), parce que l'ai bien conscience du processus et des arrières pensées derrière. J'en ai déjà causé sur ce blog, ici et ici .  La table ronde réunissait trois pointures, Olivier Paquet, Catherine Dufour et Saul Pandelakis, qui ont écrit sur le sujet, et pas mal réfléchi. Lors des questions qui ont suivi, on a eu aussi une...

Un bouquin pour les gouverner tous

  Tiens, j'en avais pas encore causé parce que j'attendais que ce soit officialisé, mais le prochain Pop Icons portera ma signature et sur J.R.R. Tolkien (oui, je tente le zeugme acrobatique, je suis comme ça). Comme pour mon précédent, consacré à H.P. Lovecraft, il y aura une campagne de financement participatif , mais  on pourra aussi le trouver en kiosque et en librairie d'ici la fin du mois prochain. Je suis un peu moins pointu à la base en Tolkien qu'en Lovecraft, mais j'ai fait mes devoirs pour l'occasion, découvrant pas mal de trucs que je n'avais pas lus jusqu'alors, notamment ses correspondances. Voilà, foncez, pour Eorlingas, la Comté et tout le reste !    

De géants guerriers celtes

Avec la fin des Moutons, je m'aperçois que certains textes publiés en anthologies deviennent indisponibles. J'aimais bien celui-ci, que j'ai sérieusement galéré à écrire à l'époque. Le sujet, c'est notre vision de l'héroïsme à l'aune de l'histoire de Cúchulainn, le "chien du forgeron". J'avais par ailleurs parlé du personnage ici, à l'occasion du roman que Camille Leboulanger avait consacré au personnage . C'est une lecture hautement recommandable.     Cúchulainn, modèle de héros ? Guerrier mythique ayant vécu, selon la légende, aux premiers temps de l’Empire Romain et du Christianisme, mais aux franges du monde connu de l’époque, Cúchulainn a, à nos yeux, quelque chose de profondément exotique. En effet, le « Chien du forgeron » ne semble ni lancé dans une quête initiatique, ni porteur des valeurs que nous associons désormais à l’héroïsme. Et pourtant, sa nature de grand héros épique demeure indiscutable, ou en tout cas...

Le grand livre des songes

 Encore un rêve où je passais voir un de mes éditeurs. Et bien sûr, celui que j'allais voir n'existe pas à l'état de veille, on sent dans la disposition des locaux, dans les gens présents, dans le type de bouquins un mix de six ou sept maisons avec lesquelles j'ai pu travailler à des titres divers (et même un peu d'une agence de presse où j'avais bossé du temps de ma jeunesse folle). Et, bien sûr, je ne repars pas sans que des gars bossant là-bas ne me filent une poignée de bouquins à emporter. Y avait des comics de Green Lantern, un roman, un truc sur Nightwing, un roman graphique à l'ambiance bizarre mettant en parallèle diverses guerres. Je repars, je m'aperçois que j'ai oublié de demander une nouveauté qui m'intéressait particulièrement, un autre roman graphique. Ça vient de fermer, mais la porte principale n'a pas encore été verrouillée. Je passe la tête, j'appelle. J'ai ma lourde pile de bouquins sous le bras. Clic. C'était ...

Unions, ré-unions, il en restera toujours quelque chose si on s'y prend pas comme des chancres

 Bon, j'en ai jamais fait mystère, mais j'ai tendance à faire savoir autour de moi que la réunionite est un peu le cancer de notre société moderne. Je supporte pas les grandes tablées où, passé l'ordre du jour ça oscille entre le concours de bite et la branlette en rond, pour des résultats concerts qui seraient obtenus en règle générale avec un mail de dix lignes.   éviter la Cogip   Quoi ? Oui, je suis inapte au simagrées du monde de l'entreprise moderne, chacun de mes passages dans des grands groupes m'a convaincu que c'étaient des carnavals de... non, aucun mot utilisable en public ne me vient. Et mes passages aux conseils d'administrations d'associations n'ont pas été mieux. Le problème, ce n'est même pas la structure, qu'elle soit filiale d'un truc caquaranqué ou petit truc local tenu avec des bouts de ficelle. Et pourtant, des fois, faut bien en passer par là, j'en ai conscience. Voir les gens en vrai, se poser autour d'une ...

Medium

 Un truc que je fais de temps en temps, c'est de la médiation culturelle. Ce n'est pas mon métier, mais je connais suffisamment bien un certain nombre de sujets pour qu'on fasse appel à moi, parfois, pour accompagner des groupes scolaires dans des expos, des trucs comme ça. Là, on m'a appelé un peu à l'arrache pour accompagner une animation interactive sur les mangas, et notamment les mangas de sport, avec des groupes de centres de loisirs. Bon, c'est pas ma discipline de prédilection, j'ai révisé un peu vite fait. Le truc, c'est qu'on m'en a causé la semaine passée. La personne qui devait s'en charger était pas trop sur d'elle. La mairie du coin (dans une banlieue un poil sensible) voyait pas le truc bien s'emmancher, la patronne d'une asso où je donne des cours l'a su, a balancé mon nom, m'a prévenu... Et c'en était resté là. Je restais à dispo au cas où. On m'a rappelé ce matin "bon, on va avoir besoin de t...

Le diable dans les détails

 La nouvelle série Daredevil, Born Again vient de commencer chez Disney, reprenant les mêmes acteurs que l'ancienne et développant des choses intéressantes, pour ce qu'on en voit jusqu'ici, faisant évoluer la relation entre Fisk et Murdock, le Kingpin étant désormais traité sous un angle plus politique, avec quelques coups de pieds de l'âne envers Trump et ses thuriféraires, ce qui après tout est de bonne guerre. J'étais un peu passé à côté de la vieille série, dont je n'avais pas vu grand-chose, mais je j'ai tranquillement rattrapé ces derniers temps, la réévaluant à la hausse.   Du coup, ça m'a surtout donné envie de me remettre aux comics. Daredevil, c'est un personnage que j'ai toujours bien aimé. Je me suis donc refait tous les Miller en une petite semaine. Hormis quelques épisodes, je n'avais pas relu ça d'un bloc depuis une bonne dizaine d'années. Ça reste un des runs fondamentaux sur le personnage, et tout ce qui vient après...

We have ignition !

Ayé, je viens de recevoir au courrier un exemplaire de Cosmonautes ! les Conquerants de l'Espace , mon dernier bouquin en date. L'on y explore deux mille ans et plus de projections vers le firmament, et c'est chez les Moutons électriques, excellent éditeur chez qui j'avais déjà commis Mythe & Super-Héros , Apocalypses ! une brève histoire de la fin des temps ainsi que diverses petites choses dans la revue Fiction .    Le mois prochain, vous pourrez aussi me retrouver dans le Dico des Créatures Oubliées , aux côtés de gens fort estimables comme Patrick Marcel, André-François Ruaud, Xavier Mauméjean ou Richard D. Nolane, et j'en passe. Ça sortira le 2 octobre, toujours chez les Moutons électriques.

Numérologie

Tous les auteurs, je crois, ont leur petites coquetteries et afféteries d'écriture, des trucs auxquels ils tiennent et qui ne fascinent généralement qu'eux, et que personne ne remarque vraiment.   Bon, tout le monde a remarqué mes titres alambiquées sur la trilogie du Chien Noir , en allitération, reprenant la première phrase de chaque roman. C'était pour moi un moyen de me glisser dans des formes très anciennes, des codes de l'épopée, même si, fondamentalement, je ne sais pas si ces textes constituent en soi des épopées. Ils ont quelques moments épiques, je crois, mais ce n'en est pas la clé principale. Plus discret, il y a un jeu numérologique qui a émergé en cours de route. Mais reprenons : Trois Coracles, au départ, était conçu comme un one shot . Ce qui m'avait motivé, je l'ai déjà raconté, c'était l'histoire d'Uther, j'avais l'idée de transformer cette note en bas de page du récit arthurien en intrigue principale. Une fois le roman...

Trop de la Bal

 Bon, parmi les petits plaisirs angoumoisins, hormis les moments passés avec des amis et amies qu'on voit trop peu, hormis les bouteilles, hormis les expos d'originaux, il y a aussi fouiller dans les bacs. C'est ainsi que j'ai mis la main à vil prix sur un Savage Sword of Conan dans la collection Hachette. Je dois avoir dix ou douze de ces bouquins réimprimant au départ les aventures des années 70, publiées à l'époque en noir et blanc et en magazine, du célèbre Cimmérien de Robert E. Howard, souvent pris pour lire dans le train, quand j'en chopais un à la gare. Autant dire que ma collection est salement dépareillée. Mais comme ce sont à chaque fois des récits complets, ça n'a guère d'importance. En fait, c'est typiquement la série dans laquelle vous pouvez taper au pif sans trop de risque de déception.      Celui-ci, le n°5, je m'en voulais de l'avoir raté et je n'avais pas réussi à remettre la main dessus par la suite. Graphiquement y a...