Accéder au contenu principal

Après l'an un, et avant aussi

 C'est un gros cliché, pour parler d'une oeuvre ou d'un auteur, de dire "y a un avant et un après". Un cliché un peu à la con, un peu chiant, à force, et souvent faux, en plus, ou pas vrai de la façon dont les gens l'emploient. C'était un truc que j'évoquais dans ma grosse conf sur Lovecraft à Verdun, l'an passé. Bien sûr qu'il y a un avant et un après Lovecraft, c'est une évidence, mais pourtant, plein de trucs qui nous semblent spécifiques à Lovecraft et à sa joyeuse bande sont déjà présents avant, chez Hodgson, Machen, ou même Victor Hugo (je vous jure). Par contre, personne n'aurait eu l'idée saugrenue de rapprocher Hugo et Machen sans Lovecraft.

 

Dans l'après Lovecraft, y a l'asile Arkham, mais c'est pas notre sujet


Et puis, il y a Frank Miller. Je ne reviendrai pas sur les travers du bonhomme, il en a un paquet, mais l'avant et l'après, là, on a une belle occasion de mettre le nez dedans. Urban a sorti récemment une sorte d'intégrale, Batman Chronicles tome 1, avec dedans tous les épisodes du magazine Batman sortis en 1987 (plus un roman graphique de la même année). Et dedans, forcément, y a les n°404 à 407, "Year One", par Miller et Mazzucchelli, la redéfinition des origines du personnages, restée canonique jusqu'en 2012.

Les deux collaborations entre ces deux auteurs sont un sommet des comics des années 80, tout le monde le sait. Mais retrouver celle-ci dans un gros paveton montrant justement l'avant et l'après direct, ça c'est passionnant. Jusqu'alors, par chez nous, ce récit a été réédité au moins une douzaine de fois, mais toujours d'un bloc séparé, comme un roman graphique. Pas "dans son jus", contextualisé.

Juste avant, on a des épisodes écrits par Max Allan Collins, et avec des dessinateurs qui sont alors des pointures (Jim Starlin) ou le deviendront (Dennis Cowan). Détails intéressants, Starlin et Miller se connaissent, vu que c'est la place de Starlin que Miller reprend à l'Upstarts Studio et Max Allan Collins, quand il ne fait pas des comics, est un auteur de roman noir, précisément l'ambiance dans laquelle Miller tape pendant une grosse partie de sa carrière. Ça appelle forcément à comparaison.

Eh bien pour l'époque, ces épisodes de Batman pré Miller sont dans la moyenne. Efficaces, peut-être un poil naïfs. En les lisant, on comprend l'électrochoc qu'a pu représenter "Year One". En passant du n°403 au 404, on sent la marche. Une sacrée marche, même. Miller et Mazzucchelli ringardisent leurs prédécesseurs dès les premières pages, avec leur histoire de personnages faillibles, empêtrés dans leur vie personnelle, face à des forces qui les dépassent de loin. L'essence de ce qu'est le roman noir et de ce que devraient être, dans nos têtes, les bonnes histoires de Batman. Justement depuis cette époque-là.

Et derrière, nouvelle marche, dans l'autre sens. Collins reprend la main, avec cette fois Chris Warner puis Dave Cockrum aux dessins. Collins reprend son run interrompu pendant quatre mois. Et, par la force des choses, il n'est pas encore en mesure de digérer l'apport de Miller. Il faudra pour ça un peu de temps. Starlin, qui écrira par la suite du Batman, ne le digère pas tout de suite non plus (et lorsqu'il fait The Cult avec Bernie Wrightson, il singe plus le Miller de Dark Knight). Les épisodes qui suivent directement, tout en restant de bonne qualité, semblent complètement hors sujet.

Lorsque l'éditeur s'attaque frontalement à cet héritage, il a du mal aussi. "Year Two" et "Year Three", publiés dans la foulée, sont de bonnes histoires de Batman, mais pas des suites directes de "Year One". Celles-ci, elles arriveront au cours de la décennie suivante, avec Long Halloween et Dark Victory, qui piocheront directement dans les lignes narratives de Miller, tout en développant une narration propre, opérant une forme de synthèse.

L'après, c'est cette lente digestion, ce truc qui reste un tout petit peu sur l'estomac de la série.

Notons que le même problème s'était posé lors de la précédente collaboration des deux auteurs. Daredevil "Born Again" rebat tellement les cartes de la série, opère une déconstruction tellement poussée du personnage qu'il faut près d'un an aux continuateurs pour arriver à rendre des épisodes qui n'aient pas l'air aux fraises. C'est la scénariste Ann Nocenti qui y parvient, justement en s'attaquant de front (dans un épisode dessiné par Barry Smith) à un élément clé de la fin de "Born Again".

Un avant, un après. Ce n'est pas donné à tous les auteurs. On galvaude beaucoup trop cette expression. Mais dans le cas de "Year One", elle a du sens.


Edit (et Marcel) : On vient de m'annoncer la sortie d'un tome 2 de ces Chronicles 1987, avec les épisodes de Detective Comics 569 à 581, dont "Year Two"

Commentaires

midnighter a dit…
je serais curieux de voir les prémices de lovecraft chez victor hugo
Alex Nikolavitch a dit…
l'horreur tentaculaire, bien sûr ! C'est Hugo qui a popularisé en français le mot de patois normand "pieuvre", suite à la scène du combat contre la pieuvre dans les Travailleurs de la Mer.
Alex Nikolavitch a dit…
J'ai reçu le tome 2, consacré aux Detective Comics de la même année, et c'est intéressant, parce que le choc y est moindre.
Les scénars de Mike W. Barr font la part belle à des méchants délirants du patrimoine batmanien, mais avec une écriture solide, et du coup, Year Two y coule tout seul (Year Two est, par ailleurs, beaucoup moins un choc en soi que Year One, c'est nettement plus convenu et prévisible).
Comme, de plus, le dessin de la première moitié est signé Alan Davis, on est quand même sur quelque chose de très haute tenue, le dessus du panier de l'époque.

Posts les plus consultés de ce blog

Ressortie

 Les éditions Delcourt ressortent Torso , un des premiers gros projets de Brian M. Bendis, avant qu'il ne devienne une star suite à ses travaux chez Marvel, Daredevil et Alias en tête, puis ne se crame les ailes à devenir grand manitou des Avengers et des X-Men . Bendis est très bon dans un domaine, celui du polar à échelle humaine, et beaucoup moins dans les grandes conflagrations super-héroïques. Torso , ça relève de la première catégorie. Je pense que c'est justement le genre de bouquin qui a conduit Joe Quesada à lui confier Daredevil , d'ailleurs, c'est là que l'auteur s'impose aux yeux de tous. Le sujet est chouette, déjà : une des premières grosses affaires de tueurs en série en Amérique, le tueur aux Torses (ou Boucher de Cleveland , dans la version romancée par Max Allan Collins, auteur dont j'ai déjà parlé dans le coin). Particularité, au moment des sinistres exploits du tueur, la sécurité publique de la ville vient d'être confiée au célèbre...

Fais tourner le juin

Bon, il est temps que je sorte un peu de mon bunker. Ça tombe bien, je suis invité à deux événements que je connais. Le samedi 31 mai et le dimanche 1er juin, je serai au Geek Up Festival des Clayes sous Bois (78). C'est dans un part, y a des animations, d'autres auteurs, j'aurai un peu de stock de mes bouquins chez les Moutons électriques, et normalement y aura des exemplaires du Pop Icons Tolkien.  Le dimanche 15 juin après-midi, je serai au Salon des auteurs du coin, à la péniche Story Boat de Conflans Ste Honorine (78). Super cadre, c'est très cosy et ça vaut le coup de passer même en coup de vent parce qu'il y a de belles balades à faire aux alentours. Voilà, c'est tout pour l'instant, je sais pas encore trop comment ça va se passer pour la suite, mes prochaines dates sont en octobre, à Marmande et à Limoges. Je vous tiens au courant d'ici là.

L’image de Cthulhu

J'exhume à nouveau un vieil article, celui-ci était destiné au petit livret de bonus accompagnant le tirage de tête de Celui qui écrivait dans les ténèbres , mon album consacré à H.P. Lovecraft. Ça recoupe pas mal de trucs que j'ai pu dire dans d'autres articles, publiés dans des anthologies ou des revues, mais aussi lors de tables rondes en festival ou en colloque (encore cet hiver à Poitiers). J'ai pas l'impression que ce texte ait été retenu pour le livret et du coup je crois qu'il est resté inédit. Ou alors c'est que je l'avais prévu pour un autre support, mais dans ce cas, je ne me souviens plus duquel. Tant pis, ça date d'il y a sept ou huit ans...   L’œuvre d’H.P. Lovecraft a inspiré depuis longtemps des auteurs de bandes dessinées. D’ailleurs, l’existence de nombreuses passerelles entre l’univers des pulps (où a officié Lovecraft) et celui des comic books n’est plus à démontrer, ces derniers empruntant une large part de leurs thèmes aux revue...

Nébulosités

 Ah, que je n'aime pas le cloud. Vraiment pas. Vous allez me dire, je suis un vieux encroûté dans ses petites habitudes de travail, ses sauvegardes à droite et à gauche, ses fichiers à portée de la main comme le tas d'or d'un dragon. Fondamentalement, c'est un portrait assez exact. Mais... Mais j'ai eu suffisamment de soucis de connexion pour être méfiant.   Et puis, y a les éditeurs qui bossent avec des ayants droits chiants. Ce qui fait que les documents de travail se retrouvent verrouillés sur des serveurs auxquels ont vous ouvre l'accès pour pouvoir bosser dessus. Et là, bien entendu, j'avais une très grosse traduction traitée comme ça. Je demande si on peut quand même m'envoyer une copie du pdf, histoire d'avoir un truc "en dur", et ça n'a pas été possible. Le document est ultra protégé. Et, ce matin, alors que le café finit de couler, j'ouvre le truc... Qui m'annonce que l'autorisation a expiré. Oui, apparemment il fal...

Another brick in the wall

Je causais y a quelques semaines de ça, dans une note sur Conan , de l'époque où Walt Simonson, connu notamment pour son excellent passage sur Thor dans les années 80, dont il donne une sorte d'épilogue pirate dans sa récente série Ragnarök, que je recommande assez, était tombé dans une pleine marmite de Druillet, tout comme son pote Jim Starlin (le papa de Thanos). Ça doit correspondre à l'époque où René Goscinny était allé démarcher des éditeurs US avec sous le bras des albums tirés de Pilote. Y avait du Mézières, du Moebius, et du Druillet. Et ça a complètement fait vriller pas mal de gens, même si Goscinny était rentré déçu, sans explosion de la publication d'auteurs franco-belges outre-Atlantique, le format de publication des oeuvres de chez nous n'existant tout simplement pas là-bas dans les années 70 (Starlin, encore lui, sera un peu plus tard un pionner de ce format "graphic novel" avec Death of Captain Marvel).  L'influence de Druillet (qui re...

L'iron Man de la Cannebière ?

 Dans mon rêve de cette nuit, j'étais en train de participer au tournage d'un film de guerre/catastrophe. Je faisais partie de l'équipage d'un véhicule blindé , bardé de mitrailleuses, opérant sur une côte. On était en ville, zigzaguant entre les voitures du quai, aux aguets. L'ambiance était vaguement post-nucléaire, les conducteurs avaient des gueules d'irradiés ou d'intervenants sur C-News, c'était moche en tout cas, ça puait la dégénérescence à plein nez. "Ça risque encore de péter" nous dit le lieutenant, joué par Matthew McConaughey. Inquiet, je regarde autour de moi, on est sur une voie des quais et soudain je vous l'eau enfler. Quelqu'un a déclenché un tsunami, peut-être à l'aide d'une bombe sous-marine. "Accrochez-vous, il va nous tomber dessus!" je hurle en me disant que ça va être la fin du film et qu'on aura droit à un freeze-frame juste avant que l'eau ne s'abatte sur nous, vaillants soldats al...

Le nouveau Eastern

 Dans mon rêve de cette nuit, je suis invité dans une espèce de festival des arts à Split, en Croatie. Je retrouve des copains, des cousins, j'y suis avec certains de mes rejetons, l'ambiance est bonne. Le soir, banquets pantagruéliques dans un hôtel/palais labyrinthique aux magnifiques jardins. Des verres d'alcools locaux et approximatifs à la main, les gens déambulent sur les terrasses. Puis un pote me fait "mate, mec, c'est CLINT, va lui parler putain !"   Je vais me présenter, donc, au vieux Clint Eastwood, avec un entourage de proches à lui. Il se montre bienveillant, je lui cause vaguement de mon travail, puis je me lance : c'est ici, en Dalmatie, qu'il doit tourner son prochain western. Je lui vante les paysage désolés, les déserts laissés derrière eux par les Vénitiens en quête de bois d'ouvrage, les montagnes de caillasse et les buissons rabougris qui ont déjà servi à toutes sortes de productions de ce genre qui étaient tellement fauchées ...

Ça gaze ?

 Pour diverses raisons, personnelles, je n'ai pas trop mis à jour cet espace. Mais, hier, alors que j'avais passé la soirée à être l'interprète de Guy Gavriel Kay lors d'une rencontre en librairie, et c'est un homme tout à fait charmant, en plus d'être un auteur dont certaines préoccupations recoupent dangereusement les miennes, une conversation sans rapport avec des lecteurs est tombée sur mon boulot dans Le château des étoiles.    Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, j'accompagne depuis l'origine l'excellente série d'Alex Alice, consacrée à la conquête des espaces éthériques sous le Second Empire. Alex m'a demandé de rédiger les bonus de la Gazette des étoiles , une prépublication au format journal (on retrouve désormais ces textes également dans l'intégrale débutée cet automne), puis ceux de l'édition grand format des albums, et enfin les textes de l'artbook sorti l'an passé. J'accompagne également le spin-off Les...

My mama said to get things done...

Je suis passé à Aurore Système, petit salon de SF organisé à Ground Control, à Paris, par la librairie Charybde. Je ne connaissais pas le lieu, que j'ai découvert et qui est très chouette. Je venais surtout pour une table ronde sur l'IA, qui est un des sujet importants de nos jours et déchaîne les passions, surtout sous sa forme "générative", les chat GPT, Midjourney et autres. Je me suis tenu un peu à l'écart de ces trucs-là, pour ma part. Je suis très méfiant (même s'il m'est arrivé d'employer Deep-L professionnellement pour dégrossir des traductions du français vers l'anglais, que je retravaillais en profondeur ensuite), parce que l'ai bien conscience du processus et des arrières pensées derrière. J'en ai déjà causé sur ce blog, ici et ici .  La table ronde réunissait trois pointures, Olivier Paquet, Catherine Dufour et Saul Pandelakis, qui ont écrit sur le sujet, et pas mal réfléchi. Lors des questions qui ont suivi, on a eu aussi une...

Injustice dans la voirie !

J'étais sur Paris ce matin. Et, en remontant la rue Lamarck, j'ai découvert un fait curieux : on a filé une rue plus longue à un certain Abbé-Patureau (qui n'a pour lui que d'avoir été curé dans le quartier) qu'à Alfred Nobel et Pierre Dac, qui sont quand même deux bienfaiteurs de l'humanité, l'un, pour avoir avec l'invention de la dynamite trouvé un moyen tout à fait darwinien d'éliminer les artificiers maladroits, et l'autre pour avoir inventé la recette de la confiture de nouille qui compte au rang des plus grandes conquêtes de l'esprit humain. Cette inégalité des rues prouve bien qu'on n'en a pas fini du sinistre pouvoir de la soutane. Y a des trucs à faire avec les tripes des derniers patrons et les derniers curés, je vous raconte même pas. Bref, je suis scandalisé de voir qu'en ce pays de la laïcité, on en fait plus pour les calotins que pour les philosophes (les vrais, ceux dans la tradition de Nasr'uddin Hodja, pas...