Ça fait un bail que je ne vous ai pas posté une nouvelle. Celle-ci n'est pas inédite, elle a été publiée dans le premier numéro de Fiction quand Les Moutons électriques ont relancé la revue, il y a de ça un bail.
Dédales
Alex Nikolavitch
- Attendez-moi ici.
L’arpenteur partit
en pataugeant dans l’eau boueuse et disparut à l’angle des
tunnels. Son client resta là, grelottant dans le vent humide qui
soufflait à cet endroit, provenant d’on ne savait où dans ces
interminables catacombes. Il savait qu’il ne fallait pas discuter
la volonté de l’arpenteur, alors il se décida à attendre en
comptant les rats, les pieds dans la boue.
Pris d’une
inspiration subite, il sortit son couteau, cherchant des yeux une
surface dégagée pour y inscrire son nom. Un détail attira son
regard, un réseau de fines rainures gravées sur la paroi
dégoulinante. L’érosion avait mis l’inscription à mal, mais on
y lisait encore un nom, on devinait une date ancienne.
L’homme sursauta
soudain. L’arpenteur était revenu et lui faisait signe de le
suivre. Alors il rangea sa lame et obéit. Ils s’engagèrent dans
un boyau étroit et sinueux, aux murs glaiseux et irréguliers, un
conduit qui avait plus l’apparence d’une faille naturelle que
d’un passage creusé par l’homme. Les deux hommes cheminèrent en
silence pendant une petite heure. De loin en loin, à mesure que le
tunnel s’élargissait, le client remarquait des ouvertures, parfois
des échelles métalliques semblant conduire à l’extérieur,
au-dessus du dense réseau de tunnels. Mais son guide n’y prêtait
visiblement pas attention.
Finalement, le client
se décida à lancer quelques mots, des considérations sans doute
banales sur l’étendue des catacombes. L’arpenteur sourit.
- Oh, fit-il. Ça va
aussi loin que l’imagination peut le concevoir. Plus loin, même.
- Tant que ça me
conduit là où je veux aller…
- Là où l’on
trouve des émaux ciselés, du vin à la cannelle et où la lune
n’est pleine qu’une fois tous les trente trois jours…
- Je n’aurais pas
dit mieux moi-même. Vous connaissez l’endroit ?
- Non, mais il est
décrit dans mes tablettes. Dès lors je peux vous y conduire.
Le client fronça le
sourcil.
- Vous n’y êtes
jamais allé ? Vous n’y avez jamais emmené personne ?
- Non, jamais. Mais de
toute façon je laisse les gens en bas de l’échelle. Je ne remonte
pas, je ne sors pas avec eux. Ce qui se passe en haut ne me concerne
pas.
Cela coupait court à
toute autre question sur le sujet. En silence, les deux hommes
continuèrent de longer un mur de briques rouges marqué ici et là
de motifs en fer forgé à demi rouillés. L’arpenteur obliqua sans
hésiter dans un couloir taillé à même un grès dans lequel on
devinait des veinures dorées.
Les couloirs
s’élargissaient, et l’ensemble s’asséchait. Les deux hommes
pataugeaient moins dans les eaux d’écoulement. La lampe de
l’arpenteur éclairait des frises de calcaire rongées représentant
des scènes mythologiques, sans qu’il soit possible de déterminer
précisément de quelle mythologie il était question.
- C’est encore loin
?
- Assez. Nous ne
sommes pas à la moitié du chemin. Si vous ressortiez ici, vous
tomberiez sur ce lieu où les hommes sont plus grands qu’ailleurs,
où l’on ne connaît pas le travail du métal, mais où les massues
de bois sont délicatement ouvragées.
- Je n’en ai jamais
entendu parler.
- Peu de gens y vont.
L’endroit n’a que peu d'intérêt et il est dangereux.
Après qu’ils aient
longé sur quelques kilomètres le rivage d’un lac souterrain,
l’arpenteur décida d’une pause. Ils s’assirent sur un banc de
pierre et déballèrent leur repas. La viande avait l’apparence du
lapin, mais le client n’osa pas se poser trop de questions à son
sujet. Les champignons étaient excellents, ainsi que la trouble
liqueur que l’arpenteur lui proposa en guise de digestif.
Quand ils reprirent la
route, ce fut pour descendre le long du gouffre où se jetait le lac.
Ils suivirent longuement un étroit sentier de mulet, puis
l’arpenteur avisa une faille dans la paroi et il s’y glissa
prestement. Son client le suivit, trébuchant sur les blocs schisteux
qui encombraient le chemin. Le souffle d’air provenant de l’autre
extrémité lui irritait les yeux.
Les deux hommes
arrivèrent enfin dans une grande caverne au plafond hérissé de
stalactites. Le sol était fangeux, mais l’arpenteur n’avait pas
l’air d’y prendre garde. D’un coup de fronde, il abattit un
petit serpent qui descendait vers eux en spiralant autour d’une des
pointes minérales.
- Il se nourrit
habituellement de rats, mais son venin est foudroyant. Surveillez la
voûte, car il y en a d’autres.
Ils empruntèrent un
escalier taillé à même la roche pour sortir de l’endroit. Le
client scrutait les ombres, craignant d’y voir apparaître des
formes sinueuses et menaçantes. Quand il débouchèrent dans un
couloir dallé, signe tangible de civilisation, il respira plus
librement.
Le granit était
érodé, mais on reconnaissait des motifs taillés dans la roche, une
procession de rois aux costumes sophistiqués. Puis la procession
était interrompue par une fissure béante et reprenait après, avec
d’autres costumes, différents des précédents. Le client s’était
arrêté pour examiner ce travail dont on discernait encore la
finesse et la précision, mais l’arpenteur lui fit signe de venir
et il dut s’arracher à la contemplation des sculptures.
Les échelles
conduisant à l’extérieur étaient elles aussi d’un travail
différent, d’une couleur rappelant le bronze patiné. Çà et là,
les parois étaient rayées d’éclats, comme si on s’était battu
à cet endroit. Le client buta sur une aspérité du sol. C’était
le squelette calcifié d’un homme encore crispé sur sa hache.
Quelque chose dans la forme des mains -ou était-ce l’implantation
des dents?- le mit mal à l’aise. Il accéléra le pas pour
rattraper son guide.
- Que c’est-il
passé, ici ?
- Un peuple qui vivait
à cette sortie, là-bas -le guide désigna une échelle corrodée au
fond d’un couloir latéral- a voulu s’emparer des richesses d’un
endroit situé en haut de l’échelle que vous venez de dépasser.
On s’est battu en surface, mais aussi dans les catacombes.
Finalement, la région agressée a appelé d’autres peuples à son
secours et la situation en est restée là depuis.
- C’était il y a
combien de temps ?
- Je l’ignore.
Longtemps, sans doute.
L’humidité
recommençait à imprégner le sol. Il y avait des écoulements le
long de certains murs, formant de véritables ruisseaux qui allaient
se perdre dans les fissures du sol. Le couloir descendait en pente
douce, s’étrécissant à mesure.
C’est au bord d’un
puits à la margelle de grès rose que le guide fit signe à son
client de s’arrêter.
- Vous voyez cette
échelle, là-bas ?
- Oui.
- Eh bien, c’est en
haut que vous trouverez l’endroit que vous cherchez.
Le client s’approcha
de l’échelle et examina les montants métalliques corrodés. Il
tira dessus, pour en éprouver la solidité et, satisfait, monta les
premiers barreaux.
Puis il redescendit et
tendit une petite bourse de cuir à son guide.
- Merci pour tout.
J’imagine que, pour le retour, la procédure est à peu près la
même partout ?
- À peu de choses
près, oui. Trouvez le gardien Généralement cela suffit.
- Merci.
L’homme grimpa à
l’échelle et disparut dans l’ombre du conduit vertical. Le guide
s’assit au bord du puits pour souffler un peu, puis reprit le
chemin du retour.
Il savait qu’il ne
reverrait probablement jamais son client.
Commentaires
On visualise bien l'endroit et on se laisse absorber par l'histoire ... envie de connaître l'avant et l'après :)