Accéder au contenu principal

Arriver dans une ville neuve

En repensant à mes deux dernières notules sur ce blog, je m'avise que j'y développe deux discours en apparence contradictoires. Je semble y exiger de la SF ce que je ne réclame pas du tout aux films puisant dans les mythes : une fidélité à une forme de réel.
La contradiction apparente n'en est pas une. La pensée scientifique et la pensée mythique ne fonctionnent pas sur les mêmes paramètres et vouloir appliquer aux œuvres relevant de l'une les outils conceptuels de l'autre n'aurait aucun sens. Il faut juste savoir ce qui rentre dans quelle catégorie. D'où ma mention de Star Wars comme relevant essentiellement de la seconde.
J'y repensais à cause d'un film de science-fiction tout récent qui m'a fort impressionné. Il s'agit de Premier Contact (Arrival, en VO), film du canadien Denis Villeneuve, qui relève clairement de la première catégorie.
Si vous ne l'avez pas vu, disons qu'il narre les efforts d'une linguiste pour communiquer avec des extraterrestres totalement différents de nous (et presque Cthulhesques) qui viennent de débarquer sur Terre. Elle doit à partir de rien trouver un terrain d'entente avec des gens dont le psychisme et l'environnement nous sont fondamentalement étrangers et dont on devine que leur structure qui n'est pas basée sur la symétrie bilatérale les rend un poil hermétiques aux pures oppositions binaires (ça rend d'autant plus ironique le fait qu'ils me servent à en expliquer une, mais passons).
Quoi qu'aient pu en dire des grincheux, le film me semble superbement construit, basé sur un de ces rythmes lents et contemplatifs que j'apprécie, et met en scène de façon très intéressante les réactions de l'humanité brutalement confrontée à l'autre (la scène du "vous pouvez allumer la télé ?", dans l'amphi, notamment). Cela m'a renvoyé à une très vieille expérience (fin des années 80, je dirais), quand mon frère avait pris en route une émission genre "les dossiers de l'écran", dans laquelle avait été mise en scène la façon dont les médias réagiraient à un message radio provenu d'outre-espace. Un pur effet Orson Welles/Guerre des Mondes : mon frangin m'appelle en me disant "viens voir, il se passe un truc", et pendant le quart d'heure suivant, nous sommes restés hypnotisés par l'écran, complètement scotchés, le cœur battant, ayant l'impression de vivre un moment au-delà de l'historique. Jusqu'à ce que la reconstitution cède à nouveau la place au débat, et que nous comprenions que nous nous étions faits avoir. Mais tant que nous y avons cru, nous avons ressenti des choses incroyables.
Du coup, ensuite, nous avons surtout ressenti une forme de colère et de dépit. On venait de nous voler quelque chose de magnifique, au point que si cela arrivait vraiment par la suite, nous risquerions d'être trop blasés pour pour retrouver ces sensations-là. Comme quoi les premières fois sont des choses importantes, méfiez-vous des imitations.
Bref, le début du film de Villeneuve parvient à mettre en scène précisément cet instant, et l'espèce de torpeur qui le suit, ce moment où l'énormité de l'évènement se fore peu à peu un chemin dans l'esprit des gens qui y ont assisté par écrans de télé interposés. Le tout sans grosses démonstrations krakapoum à la Emmerich, je précise. C'est vraiment réalisé avec finesse. Si vous avez vu le film, je pense que vous voyez ce que je veux dire.
Et si vous ne l'avez pas vu, arrêtez votre lecture ici et allez le voir, parce qu'après

ATTENTION ÇA VA ÊTRE LA FOIRE AUX SPOILERS

Plus qu'un film sur le rapport à l'autre, je crois que c'est un film sur la dignité, ce mot si galvaudé depuis quelques années. Louise, la linguiste, vit ou va vivre une tragédie, et cette tragédie, la perte d'un enfant, nous est amenée dès les premières minutes. Ce que ces premières minutes se gardent bien de nous dire (et c'est là que je commence à spoiler, dernier avertissement, allez-vous en si vous n'avez pas vu le film, je vous en conjure) c'est que la séquence est un flash-forward, une prémonition. Quand l'histoire commence, l'enfant n'est même pas né et Louise ignore son existence à venir. Mais le spectateur, lui, ne le sait pas. Ce sens de la séquence n'apparaît que bien plus tard. Pourtant, elle va cadrer notre perception du film. Et c'est là que c'est brillant. Car si Arrival est un film "à twist", il ne nous prend pas pour autant en traitre. Il adopte une forme circulaire, comme le langage des heptapodes, et même la musique assez répétitive est là pour appuyer cet effet de boucle.
Et le langage des aliens est la clé. Car ce langage cyclique, simultané (quelle idée brillante !) et donc complètement étranger à notre pratique successive de la communication "infecte" la conscience et, dès lors que l'on commence à en maîtriser les codes, ouvre la perception de son locuteur en termes de temps. Plus elle avance dans la compréhension des mécanismes linguistiques, plus Louise est assaillie de visions de son futur, de cette fille qu'elle n'a pas encore eu et qu'elle est destinée à perdre.
La dignité que j'évoquais plus haut, c'est celle de Louise qui, plutôt que de se laisser écraser par la prescience du drame, décide d'accepter son futur avec ses joies et ses tristesses (ce que n'est pas capable de faire son compagnon). Humainement, c'est quelque chose de fort, et de tragique au sens le plus noble du terme.
Vous qui me lisez, vous savez que je me passionne pour Dune. Voir que Villeneuve, qui risque d'en diriger une nouvelle version cinématographique, a déjà aussi brillamment traité l'un de ses thèmes a quelque chose de profondément rassurant. Je réserve par contre mon jugement sur son Blade Runner à venir, même si la bande annonce est très excitante (la bande annonce de Prometheus était très bien, souvenez-vous).
Par ailleurs, Arrival me renvoie également à deux comics que j'ai traduits, Trees, de Warren Ellis, et Neonomicon, d'Alan Moore. Arrival partage avec Trees cette image d'artefacts aliens complètement aveugles et étrangers arrivant en plusieurs points du monde, et leur impact sur la vie humaine (Ellis est très radical, là-dedans, car au point où en est la série, il n'y a toujours aucune communication apparente avec les occupants des Arbres, si tant est qu'ils existent).
L'idée d'un langage profondément étranger qui ouvre la perception du temps se retrouve dans Neonomicon, où elle sert d'explication à l'irruption des entités lovecraftiennes dans un monde où Lovecraft a existé.
Bref, tout ça pour dire que Arrival, c'est drôlement bien. Et prouve qu'on peut faire de la grande SF en restant discret et modéré sur le spectaculaire.

Commentaires

Tonton Rag a dit…
Merci d'avoir fait des alertes SPOILERS. Je viens de voir le film, puis j'ai lu l'article. Tu sais pourquoi ce film me touche.

Posts les plus consultés de ce blog

Faire son trou

 Pour diverses raisons, je me suis revu récemment Le Trou Noir, film de SF produit par Disney à un moment où la boîte va pas très bien et essaie plein de trucs. Cette période donnera également Tron , Taram , Le Dragon du lac de feu ... Tous plein de films sortant du canon habituel de la maison et qui vont se planter, mais sont restés gravés dans la tête de ceux qui les ont vus.     Le vaisseau pète la classe   Le Trou Noir , il part avec de très lourds handicaps. Il sort après des années de development hell. Lancé dans la foulée de 2001 et pour surfer sur la vague des films catastrophe, il finit par sortir la même année qu' Alien et Star Trek 1 . Si ce truc était sorti en même temps que La bataille de la planète des singes , il aurait pu sérieusement cartonner.   Maximilian Schell aussi en Nemo de l'espace  Parce qu'il a plein de qualités, hein, un super casting (même si la moitié des acteurs n'ont pas l'air de croire une seconde à leurs répliques (film...

Chronique des années de Peste, livre 15

 Normalement, on arrive à cette période de l'année où mes aventures absurdes en Charente alimentent la War Zone. Pas cette fois-ci, vu que le festival est reporté en juin. Et vu l'ambiance, pas sûr que j'y aille, ne serait-ce que pour soutenir le mouvement des collègues appelant au boycott du festival tant que certaines choses n'auront pas été revues au niveau du statut des auteurs, notamment au niveau des conditions de venue en festival. On échange donc avec les copains des messages gag nous donnant rendez-vous à tel ou tel bar d'Angoulème, et c'est quand même bien grinçant. On rit tellement jaune qu'on s'interroge sur l'état de notre foie, ou qu'on se croit dans les Simpsons. Alors qu'en vrai, nos gouvernants fonctionnent comme dans un épisode de South Park. Bref, tenez pas compte, je suis aigri et grognon, là, entre ces confinements qui devraient en être mais n'en sont pas, et ont tous les inconvénients des vrais sans en avoir l'ef...

Et vous ?

"Mais pour qui vous prenez-vous ?" Voilà bien une question qui m'insupporte, tiens. Bon, ça fait longtemps qu'on ne me l'a pas trop adressée, vu que la réponse est alors "pour un Serbe de 2 mètres et 110 kilos, pourquoi ?" ce qui peut avoir tendance à calmer le jeu, surtout si je pose bien ma voix. Mais bon, quelqu'un que je connait y a encore eu droit. Qu'est-ce qu'elle signifie, cette question qui n'en est pas une ? Elle n'en est pas une parce que la réponse induite, dans la tête de qui la pose est : "quelqu'un qui n'a pas à la ramener". C'est le signe d'une absence d'argument, c'est le dernier recours pour maintenir une position de surplomb symbolique, de se raccrocher à une convention sociale fumeuse qui permet de rester au-dessus, de balayer le désaccord en le ramenant à l'aigreur du petit (par coïncidence, c'est un peu le sens de la longue tirade de la responsable du festival d'Angou...

Qu'ils sont vilains !

En théorie de la narration existe un concept important qui est celui d'antagoniste. L'antagoniste est un des moteurs essentiels de l'histoire, il est à la fois le mur qui bloque le héros dans sa progression, et l'aiguillon qui l'oblige à avancer. L'antagoniste peut être externe, c'est l'adversaire, le cas le plus évident, mais il peut aussi être interne : c'est le manque de confiance en lui-même de Dumbo qui est son pire ennemi, et pas forcément les moqueurs du cirque, et le plus grand ennemi de Tony Stark, tous les lecteurs de comics le savent, ce n'est pas le Mandarin, c'est lui même. Après, l'ennemi est à la fois un ennemi extérieur et intérieur tout en même temps, mais ça c'est l'histoire de Superior Spider-man et c'est de la triche.  Tout est une question de ne pas miser sur le mauvais cheval Mais revoyons l'action au ralenti. L'antagoniste a toujours existé, dans tous les récits du monde. Comme le s...

Parodie et parano à moins que ce ne soit l'inverse

De temps en temps, je regarde les stats du blog, pour voir quels mots clés amènent les gens ici. Il y a parfois des trucs assez grotesques, j'en avais déjà parlé, et aussi des trucs qui semblent délibérés, tapés par de facétieux mauvais plaisants pour voir si je réagirais (genre "Mazinger Fulchibar Chirac" et des âneries dans le genre, ou des considérations sur la bite à Tourriol, et j'en passe et des meilleures). Et puis, j'ai déjà repéré des requêtes google concernant les vieux articles perdus dans le naufrage de l'ancienne version de superpouvoir.com, requêtes récurrentes qui ressemblent bien à des demandes de remise en ligne. La plus récente, assez insistante, concernait un vieux truc que j'avais écrit à propos de Patlabor 3, et particulièrement des bonus qui étaient fournis avec le DVD. Les lieux de l'action Avec un peu de retard, je viens de me procurer Patlabor 3 (NdA : je précise que l'article date de 2005) qui, comme son n...

Sonja la rousse, Sonja belle et farouche, ta vie a le goût d'aventure

 Je m'avise que ça fait bien des lunes que je ne m'étais pas penché sur une adaptation de Robert E. Howard au cinoche. Peut-être est-ce à cause du décès de Frank Thorne, que j'évoquais dernièrement chez Jonah J. Monsieur Bruce , ou parce que j'ai lu ou relu pas mal d'histoires de Sonja, j'en causais par exemple en juillet dernier , ou bien parce que quelqu'un a évoqué la bande-son d'Ennio Morricone, mais j'ai enfin vu Red Sonja , le film, sorti sous nos latitudes sous le titre Kalidor, la légende du talisman .   On va parler de ça, aujourd'hui Sortant d'une période de rush en termes de boulot, réfléchissant depuis la sortie de ma vidéo sur le slip en fourrure de Conan à comment lui donner une suite consacrée au bikini en fer de Sonja, j'ai fini par redescendre dans les enfers cinématographiques des adaptations howardiennes. Celle-ci a un statut tout particulier, puisque Red Sonja n'est pas à proprement parler une création de Robert H...

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin, ...

Le silence des anneaux

 C'était un genre de malédiction : chaque fois que j'ai essayé de me mettre aux Anneaux de Pouvoir, j'ai eu une panne d'internet dans la foulée. Et comme je peux pas tout suivre non plus, et que sans m'avoir totalement déplu, les premiers épisodes ne m'avaient pas emporté, j'étais passé à autre chose. Finalement, j'ai complété la première saison. Je vous ai dit que j'étais toujours super en avance sur les série télé ? Genre j'ai fini The Expanse l'an passé seulement. Et donc, qu'est-ce que j'en pense ? On est un peu sur le même registre que Fondation . Des tas de concepts sont repris, d'autre sont pas forcément compris, et on triture la chronologie.   C'est compliqué par le fait que les droits ne couvrent que le Seigneur des Anneaux et ses appendices, une source forcément incomplète dès qu'on se penche sur les origines de ce monde. Le reste est zone interdite et les auteurs ont dû picorer dans des références parfois obsc...

Nietzsche et les surhommes de papier

« Il y aura toujours des monstres. Mais je n'ai pas besoin d'en devenir un pour les combattre. » (Batman) Le premier des super-héros est, et reste, Superman. La coïncidence (intentionnelle ou non, c'est un autre débat) de nom en a fait dans l'esprit de beaucoup un avatar du Surhomme décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra . C'est devenu un lieu commun de faire de Superman l'incarnation de l' Übermensch , et c'est par là même un moyen facile de dénigrer le super-héros, de le renvoyer à une forme de l'imaginaire maladive et entachée par la mystique des Nazis, quand bien même Goebbels y voyait un Juif dont le S sur la poitrine signifiait le Dollar. Le super-héros devient, dans cette logique, un genre de fasciste en collants, un fantasme, une incarnation de la « volonté de puissance ».   Le surhomme comme héritier de l'Hercule de foire.   Ce n'est pas forcément toujours faux, mais c'est tout à fait réducteu...

Axe pour homme

Ça doit être le thème de la saison, mais après avoir profité de mes transports et de ma tablette pour me regarder le récent Conan avec Jason Momoa, je viens de regarder Kull le Conquérant , avec Kevin Sorbo. Kevin sort beau. Ou pas. Alors oui, je sais, à ce stade, ça ne pouvait que s'apparenter à une forme particulièrement perverse de masochisme. Et, de fait, il y a un peu de ça, je l'admets. Alors déjà, re situons un peu le contexte. Kull date de la fin des années 90, au moment où Kevin Sorgho, auréolé de sa performance sur la série Hercule , décide de passer au grand écran pour se faire du blé. Il intègre donc le casting de King Conan , qui aurait dû être le troisième volet de la série commencée avec notre Schwarzennator préféré. Sauf que notre héros voit venir le piège. Il préfère ne pas être comparé à Arnold. Et donc, le script de King Conan , librement adapté du roman L'heure du Dragon , est prestement transformé en un scénario de King Kull . L'Aqui...