Accéder au contenu principal

Chronique des années de peste, livre 5

Je m'enfonce dans une espèce de torpeur inquiète liée à l'ambiance générale, et je me rends compte que mon style de vie n'était pas aussi confiné que je le croyais. Ne pas pouvoir faire ma balade du soir me pèse terriblement sur le moral. Moi qui affecte de ne pas aimer le soleil, je m'installe maintenant le midi en haut des marches de mon escalier extérieur pour lire une petite heure en pleine lumière, et mine de rien ça limite pas mal la dégradation de l'humeur (je finis tranquillement l'excellent Outrage et Rebellion, de Catherine Dufour, que j'avais commencé avant le confinement, mais qui était mon bouquin "à lire dans les transports", inutile de dire qu'il était de côté depuis dix jours).

Résultat de recherche d'images pour "blade runner 2049"

Mais l'actu de l'épidémie, ce n'est pas que le confinement.

Je vais revenir sur cette histoire de Chloroquine, avec un souvenir.

Y a quelque chose comme un quart de siècle, j'ai bossé comme technicien sur une test à grande échelle (l'interféron en vue du traitement de l'hépatite C). C'était un boulot de petite main, conditionner les doses de substance active, et surtout contrôler toute la traçabilité. Vous le savez peut-être, mais dans un test de ce genre, dit "en double aveugle", il y a deux groupes de patients, l'un recevant le vrai médicament, l'autre un placébo, l'étude visant à comparer les effets respectifs. Si l'échantillon est assez grand, ça permet de quantifier l'effet du médicament par rapport aux éventuelles guérisons spontanées et à l'effet placébo (les patients et les gens qui leur administrent les doses ignorent dans quels groupes ils se trouvent, pour éviter tout biais) (notons qu'il existe aussi un effet nocébo, lui aussi quantifié, correspondant à des effets secondaires même en l'absence de substance active). Ça demande des protocoles hyper rigoureux à tous les niveaux, afin d'assurer la cohérence dans l'administration du traitement. Des numéros de lots, un registre précis, etc. Le dépouillement des données se fait à un niveau purement statistique, dépassionné, en rapprochant un n° de lot d'un n° de patient. C'est à ce prix qu'on peut juger de l'efficacité réelle du médoc en minimisant les marges d'erreur.

Du coup, mon boulot qui était fastidieux et chiant revêtait une importance cruciale, mais aurait pu ne rester que ça : un boulot fastidieux et chiant. J'ai eu la chance d'avoir un boss très conscient de ça, et qui m'avait à la bonne. Il venait souvent s'installer dans le labo et me filer un coup de main (tout en contrôlant la bonne exécution de mon travail, bien sûr). Et du coup, on tapait la discute et j'ai eu droit, comme ça, à quelques semaines d'un cours intensif et magistral sur le sens de ce que j'accomplissais. Sur la méthode employée, sur ce qu'on espérait de ce traitement (ça m'a fait un petit quelque chose, y a quelques années de ça, quand j'ai appris qu'un très bon pote avait été sauvé par ce médoc, qui avait prouvé son efficacité deux décennies plus tôt). Moi qui avait été assez réfractaire à la façon dont on m'avait précédemment enseigné les stats, j'en ai pigé à cette occasion pas mal de subtilités et toute la puissance. Sans faire de moi un expert, loin de là, ça me permet d'avoir une vision assez pragmatiques face à certaines déclarations enflammées comme on en a vu passer ces derniers jours.

Par coïncidence, l'époque où je faisais ce boulot (je m'étais retrouvé là un peu par accident : je bossais plutôt en pharmacie d'officine, mais l'agence d'intérim qui m'employait n'avait plus sous le coude de gars spécialisés dans l'industrie au moment où il y en avait eu besoin dans ce labo, et m'avait sélectionné parce qu'elle me considérait comme fiable, et me refilait depuis quelques temps ces boulots un peu borderline : l'année suivante, ou celle d'après, elle m'expédiait chez un grossiste qui avait besoin d'un rédacteur spécialisé dans le paramédical pour un dico destiné aux pharmacies, et les notules que j'ai écrites dans ce cadre sont une de mes premières publications professionnelles), il y avait des polémiques sur la disponibilité des médicaments destinés au traitement du SIDA en remplacement de l'AZT, et le sujet était explosif : les premières trithérapies étaient en cours de validation, mais d'aucuns estimaient que ça trainait, et commençaient à gueuler. Du coup, il a fallu plusieurs fois que j'entre au boulot en slalomant entre les manifestants bien énervés. C'était pas au point de me prendre des cailloux sur la gueule, mais je pense que si les discussions entre les assos, les labos et le gouvernement s'étaient tendues, ça aurait pu mal finir pour moi et mes collègues.

Et une des clés du truc, c'est qu'on ne peut pas rusher une étude, même si ça a un prix en vies humaines. Parce que ça en aura un à l'autre bout, sinon. Sur la chloroquine, ça commence déjà. Et ça perturbe déjà l'étude de grande ampleur qui doit être lancée, parce que certains patients exigent d'être traités par la choloroquine (il y a quatre autres options dans l'étude, dont des antiviraux et bien sûr le placébo) alors que leur ignorance dans ce domaine est une des conditions du sérieux de l'analyse qui doit avoir lieu derrière, analyse qui permet d'évaluer le rapport bénéfice/risque inhérent à tout traitement, et d'avoir une idée des effets secondaire attendus pour pouvoir s'en prémunir.

Pour en revenir maintenant au professeur Raoult. Je me suis aperçu que je connaissais son boulot à cause d'une grande avancée due à son travail : la découverte des mimivirus, une classe de virus assez atypiques, beaucoup plus gros que les autres, que les méthodes employées jusqu'alors n'avaient pas permis de détecter : trop petits pour être détectés avec les bactéries, trop gros pour être repérés lors de recherches de virus, ils étaient pour ainsi dire passés entre les mailles du filet. C'est un peu par accident, mais aussi grâce à de nouvelles approches méthodologiques, qu'ils avaient pu être caractérisés. C'est peut-être ça qui l'a amené à fonctionner en outsider.

Plus que sa personnalité à lui, ce qui est inquiétant, c'est que ses défenseurs cochent toutes les cases des gens qui se veulent outsiders, qui revendiquent de "parler vrai" et s'affranchissent de tout cadre éthique chaque fois qu'ils le peuvent : Trump, Estrosi, Son-Forget, Benala, et j'en passe. Se greffent derrière toutes sortes de théories du complot allant du complètement pété au franchement nauséabond. Et un petit discours sur le fait de revenir à l'humain en s'affranchissant des approches mathématiques, qui est quasi mot pour mot celui des labos d'homéopathie. On se retrouve avec des situations paradoxales comme des antivax défendant bec et ongles la chloroquine, refusant à son sujet les arguments qu'eux-même opposent aux vaccins (leurs arguments étant réfutés via les études statistiques de pharmacovigilance à grande échelle menées depuis des décennies, mais passons). On ne peut pas reprocher à quelqu'un d'être soutenu par des clowns sinistres, c'est dur d'être aimé par des cons, tout ça, mais à force de voir réapparaitre toujours les mêmes profils, et de voir l'ensemble relayé par le ban et l'arrière ban des éditorialistes et pamphlétaires de caniveau, ça finit par poser question.

Commentaires

Tonton Rag a dit…
BHL aurait "touité" un message favorable à Didier Raoult le 22 mars à 16H19...
Quand Raoult aura eu, en plus, le Nobel de la paix et aura été canonisé par l'Eglise, on saura qu'il était l'incarnation du mal
Alex Nikolavitch a dit…
Raoult vient de recevoir un soutien de Douste. pour moi, c'est la fin du game, personne pourra plus s'aligner.

Posts les plus consultés de ce blog

Le Messie de Dune saga l'autre

Hop, suite de l'article de l'autre jour sur Dune. Là encore, j'ai un petit peu remanié l'article original publié il y a trois ans. Je ne sais pas si vous avez vu l'argumentaire des "interquelles" (oui, c'est le terme qu'ils emploient) de Kevin J. En Personne, l'Attila de la littérature science-fictive. Il y a un proverbe qui parle de nains juchés sur les épaules de géants, mais l'expression implique que les nains voient plus loin, du coup, que les géants sur lesquels ils se juchent. Alors que Kevin J., non. Il monte sur les épaules d'un géant, mais ce n'est pas pour regarder plus loin, c'est pour regarder par terre. C'est triste, je trouve. Donc, voyons l'argumentaire de Paul le Prophète, l'histoire secrète entre Dune et le Messie de Dune. Et l'argumentaire pose cette question taraudante : dans Dune, Paul est un jeune et gentil idéaliste qui combat des méchants affreux. Dans Le Messie de Dune, il est d

Le dessus des cartes

 Un exercice que je pratique à l'occasion, en cours de scénario, c'est la production aléatoire. Il s'agit d'un outil visant à développer l'imagination des élèves, à exorciser le spectre de la page blanche, en somme à leur montrer que pour trouver un sujet d'histoire, il faut faire feu de tout bois. Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que Les canaux du Mitan est né d'un rêve, qu'il m'a fallu quelques années pour exploiter. Trois Coracles , c'est venu d'une lecture chaotique conduisant au télescopage de deux paragraphes sans lien. Tout peut servir à se lancer. Outre les Storycubes dont on a déjà causé dans le coin, il m'arrive d'employer un jeu de tarot de Marseille. Si les Storycubes sont parfaits pour trouver une amorce de récit, le tarot permet de produite quelque chose de plus ambitieux : toute l'architecture d'une histoire, du début à la fin. Le tirage que j'emploie est un système à sept cartes. On prend dans

Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai

 Retravailler un essai vieux de dix ans, c'est un exercice pas simple. Ça m'était déjà arrivé pour la réédition de Mythe & super-héros , et là c'est reparti pour un tour, sur un autre bouquin. Alors, ça fait toujours plaisir d'être réédité, mais ça implique aussi d'éplucher sa propre prose et avec le recul, ben... Bon, c'est l'occasion de juger des progrès qu'on a fait dans certains domaines. Bref, j'ai fait une repasse de réécriture de pas mal de passages. Ça, c'est pas si compliqué, c'est grosso modo ce que je fais une fois que j'ai bouclé un premier jet. J'ai aussi viré des trucs qui ne me semblaient plus aussi pertinents qu'à l'époque. Après, le sujet a pas mal évolué en dix ans. Solution simple : rajouter un chapitre correspondant à la période. En plus, elle se prête à pas mal d'analyses nouvelles. C'est toujours intéressant. La moitié du chapitre a été simple à écrire, l'autre a pris plus de temps parce q

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

Le silence des anneaux

 C'était un genre de malédiction : chaque fois que j'ai essayé de me mettre aux Anneaux de Pouvoir, j'ai eu une panne d'internet dans la foulée. Et comme je peux pas tout suivre non plus, et que sans m'avoir totalement déplu, les premiers épisodes ne m'avaient pas emporté, j'étais passé à autre chose. Finalement, j'ai complété la première saison. Je vous ai dit que j'étais toujours super en avance sur les série télé ? Genre j'ai fini The Expanse l'an passé seulement. Et donc, qu'est-ce que j'en pense ? On est un peu sur le même registre que Fondation . Des tas de concepts sont repris, d'autre sont pas forcément compris, et on triture la chronologie.   C'est compliqué par le fait que les droits ne couvrent que le Seigneur des Anneaux et ses appendices, une source forcément incomplète dès qu'on se penche sur les origines de ce monde. Le reste est zone interdite et les auteurs ont dû picorer dans des références parfois obsc

Nettoyage de printemps

 Il y a plein de moyens de buter sur un obstacle lorsqu'on écrit. Parfois, on ne sait pas comment continuer, on a l'impression de s'être foutu dans une impasse. C'est à cause de problèmes du genre qu'il m'arrive d'écrire dans le désordre : si je cale à un endroit, je reprends le récit plus tard, sur un événement dont je sais qu'il doit arriver, ce qui me permet de solidifier la suite, puis de revenir en arrière et de corriger les passages problématiques jusqu'à créer le pont manquant.  D'autres tiennent à des mauvais choix antérieurs. Là, il faut aussi repartir en arrière, virer ce qui cloche, replâtrer puis repartir de l'avant. Souvent, ça ne tient qu'à quelques paragraphes. Il s'agit de supprimer l'élément litigieux et de trouver par quoi le remplacer qui ne représente pas une contrainte pour le reste du récit. Pas praticable tout le temps, ceci dit : j'en parlais dernièrement, mais dès lors qu'on est dans le cadre d'

Sortie de piste

 Deux sorties culturelles cette semaine. C'est vrai, quoi, je ne peux pas rester confiner non stop dans mon bunker à pisser du texte. La première, ça a été l'expo sur les chamanes au musée du Quai Branly, tout à fait passionnante, avec un camarade belge. Je recommande vivement. Les motifs inspiré des expériences psychédéliques Les boissons locales à base de lianes du cru Les tableaux chamaniques Truc intéressant, ça s'achève par une expérience en réalité virtuelle proposée par Jan Kounen, qui visiblement n'est jamais redescendu depuis son film sur Blueberry. C'est conçu comme un trip et c'en est un L'autre sortie, avec une bonne partie de la tribu Lavitch, c'était le Dune part 2 de Denis Villeneuve. Y a un lien entre les deux sorties, via les visions chamaniques, ce qu'on peut rapprocher de l'épice et de ce que cela fait à la psyché de Paul Muad'dib. Par ailleurs, ça confirme ce que je pensais suite à la part 1, Villeneuve fait des choix d&#

Archie

 Retour à des rêves architecturaux, ces derniers temps. Universités monstrueuses au modernisme écrasant (une réminiscence, peut-être, de ma visite de celle de Bielefeld, il y a très longtemps et qui a l'air d'avoir pas mal changé depuis, si j'en crois les photos que j'ai été consulter pour vérifier si ça correspondait, peut-être était-ce le temps gris de ce jour-là mais cela m'avait semblé bien plus étouffants que ça ne l'est), centres commerciaux tentaculaires, aux escalators démesurés, arrière-lieux labyrinthiques, que ce soient caves, couloirs de service, galeries parcourues de tuyauteries et de câblages qu'on diraient conçues par un Ron Cobb sous amphétamines. J'erre là-dedans, en cherchant Dieu seul sait quoi. Ça m'a l'air important sur le moment, mais cet objectif de quête se dissipe avant même mon réveil. J'y croise des gens que je connais en vrai, d'autres que je ne connais qu'en rêve et qui me semblent des synthèses chimériqu

Da Rohonczi Code

C'est sans doute assez idiot, mais je me passionne en ce moment pour l'iconographie du Codex Rohonczi. Moins connu que le Manuscrit Voynich, c'est un de ces bouquins dont le texte a longtemps résisté à toute lecture (dans les deux cas, on a proposé des traductions assez prosaïques, que les aficionados des secrets et mystères rejettent parce que comme souvent, la solution du mystère est inférieure au mystère lui-même) (c'est ce que j'appelle le "Principe de Felt", du nom du clampin médiocre entré dans l'histoire sous le nom de "Gorge Profonde"). C'est de ce truc là que je vais parler Bref, tel quel, le Codex découvert en Hongrie est probablement une Histoire Sainte écrite dans un dialecte archaïque du roumain, avec un alphabet qui n'en est pas un (150 caractères, quand même) et date du XVIe siècle (mais est peut-être une copie d'un ouvrage plus ancien). Pour le coup, sans les illustrations à base d'auréoles, d'ailes

Werner Heisenberg

" L'univers n'est pas seulement plus étrange que nous le pensons, il est aussi plus étrange que nous pouvons le penser. " (Werner Heisenberg, 1901-1976) Heisenberg, en faisant avancer la science, lui porta aussi un bien mauvais coup. En effet, il formula le célèbre principe d'incertitude (dit aussi principe d'indétermination) qui porte son nom, et qui consomma le divorce entre le sens commun et la science de haut niveau, jetant les bases de la physique quantique. Après Heisenberg, la physique devint relativement inaccessible même à la vulgarisation, brassant des concepts difficiles à exprimer sans un solide bagage mathématique, et dont la formulation verbale était obligée de passer par des métaphores hardies comme celle du Chat de Shö… Shü… Shreude… Schrödinger, putain, voilà, j'ai réussi à l'écrire, à la fois mort et pas mort, un état que l'on ne retrouve guère dans le monde à échelle humaine que chez les papes en fin de règne et les dictateurs so