Accéder au contenu principal

Sur la ligne de crète

Ça fait quelques temps que ces pages se bornent à vous détailler les additions à ma biblio (à ce propos, Dimension Super-Héros 4 est sorti, je l'ai vu il existe, mais je n'ai pas encore mon exemplaire, dont on m'assure qu'il ne saurait tarder ainsi que le Geek Le Mag hors série dans lequel je signe 4 articles) ou mes sorties, qui avaient ces dernières semaines adopté le mode rafale (ça se calme enfin : d'ici la fin de l'année il n'y a plus que le Salon des Ouvrages sur la BD, dans dix jours). Toujours est-il que je ne vous régale plus que de loin en loin de mes cogitations farfelues et sans filet, et croyez bien que ça me navre autant que vous (cette dernière affirmation est purement rhétorique, inutile de la commenter, merci).

Je vais tenter néanmoins d'y remédier aujourd'hui avec un petit bout d'exégèse tout pété. Tout en ne perdant pas de vue la célèbre boutade selon laquelle l'exégèse est cette opération qui consiste à dire très bien ce que le Saint Esprit a formulé avec les pieds. Le ciel nous en garde…

Le sujet de mon homélie du jour est Saint Paul, et l'une de ses épitres, plus précisément celle à Tite. C'est un de ces textes qu'il envoie à ses padawans pour leur filer des conseils, notamment d'organisation. Il ignore à ce stade que ces mots jetés sur le papyrus deviendront canoniques trois siècles plus tard, et constitueront la base des structures de l'église, après quelques ajustements, glissements de sens et oublis délibérés. La notion de prêtre, par exemple,  en est absente, et pour cause, elle ne sera réimportée dans le christianisme que bien plus tard. Ce qui en tient lieu, et qu'il appelle "ancien", n'est pas soumis au célibat, du coup. Au moment où Paul rédige cette lettre, elle est conçue comme un écrit, pas comme une Ecriture.

Mais ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas le droit ou pas pour un cureton de taper dans la caisse ou de se taper la bonne, mais le verset que l'on appelle désormais "le paradoxe du Crétois". Il est connu et presque proverbial, et Paul l'énonce ainsi : "Quelqu'un d'entre eux, leur propre prophète, a dit : Les Crétois sont toujours menteurs", et celui qui parle est justement un Crétois. Le paradoxe, c'est que si un Crétois dit que les Crétois sont toujours menteurs, dit-il la vérité ? Si c'est le cas, il ment. Puisqu'au moment où il dit la vérité, il ne ment pas. Et que les Crétois, selon lui, sont toujours menteurs. La phrase est donc schrödingerienne en diable. Tant qu'on n'a pas buté le Crétois, le truc est à la fois vrai et faux, dans un état d'oscillation permanent.

Peut-être est-ce la démonstration que l'apôtre est faillible, humain, qu'il se prend les pieds comme nous pouvons les faire nous tous dans les pièges de sa propre rhétorique. Ou plus subtilement (mais ce n'est pas je crois son genre) qu'il invite à interroger la notion de vérité, comme l'a fait avant lui un Procurateur de Judée, un certain Ponce Pilate.

Bien sûr, Paul n'est pas le premier à formuler ce paradoxe, qui remonte à quelques siècles avant lui, et qui est attribué à Epiménide le Crétois. Paul, qui est cultivé, le connait forcément, et en fait, il fait une citation. Le contexte pourrait même donner à penser qu'il fait une plaisanterie un peu érudite. Puisque Tite va en Crète, Paul lui donne quelques conseils, dont celui de se méfier des indigènes, et lâche ce paradoxe que son élève connaît peut-être, probablement même, lui aussi. Petite malice sans conséquence d'un rhéteur rompu aux subtilités.

Sauf que depuis…

Le texte est devenu canonique. Réputé inspiré. Divin. Intouchable.

On ne saurait donc le considérer comme une blague, puisque son contexte direct fonde les prémisses du Droit Canon. Mais que signifie un tel paradoxe, inséré dans un texte désormais considéré comme intrinsèquement vrai, puisque sacré ? Si le Serpent*, Abraham, Joab, Achab ou n'importe quel autre personnage de la Bible ment, ce n'est pas la Bible qui ment, mais le personnage. Le mensonge fait partie de la narration, et est donc "vrai", il est un évènement qui est rapporté.

Le paradoxe, inséré dans une série de conseils que la foi implique de prendre comme étant de bonne foi, justement, vient perturber tout ça. L'écriture sacrée peut-elle contenir une parole inspirée qui soit à la foi vraie et fausse ? Dans un monde d'absolus comme celui de la croyance, ce flottement qui brouille la limite entre le vrai et le faux est intrinsèquement blasphématoire. Il contamine mécaniquement l'ensemble. C'est la paille dans une coulée du métal (tiens, c'est pas Paul qui employait cette métaphore dans une autre de ses épitres ?) qui vient tout gâcher et le rend inutilisable.

Il indique peut-être que les procédés logiques de la Bible méritent examen.

Bien utilisé par un rhéteur redoutable, ce verset à lui tout seul pourrait servir d'élément à charge déterminant que l'Ecriture n'en est pas une, que l'inspiration divine ne fait pas partie de l'équation, ou alors que Dieu est bien plus taquin que le Yahvé sans humour qui trucide son peuple et ses voisins par paquets de douze mille.

T'as déconné, Paulo.




*et encore, dans la Genèse, il n'est pas assuré que le serpent soit en train de mentir. Après tout, ce n'est pas la consommation du Fruit en elle-même qui finit par tuer Adam et Eve, c'est la condamnation subséquente par Dieu…

Commentaires

Geoffrey a dit…
Déja lu ton article sur Batman...en voyant celui sur Tarzan, je me suis dit " Mmmm, ça je parie que c'est aussi du Niko...et bim, j'avions raison ^^ " Surpris que tu ne sois pas celui qui a signé celui sur Dune, j'avoue.
(oui, je le lis pas dans l'ordre , je pioche au gré de mes envies et affinités avec les licences du HS ).
Tonton Rag a dit…
Levons le paradoxe : dans un recueil d'énigmes logiques, le véridique dit toujours la vérité, le menteur ment toujours et le versatile peut mentir ou dire la vérité. Le jeux est d'identifier qui est qui en excluant toutes les contradictions logiques.

Que nous enseigne le texte biblique : les menteurs, dans la Bible, ne cherchent pas à nous ammuser avec des paradoxes logiques mais à nous tromper. Pour y arriver, ils mélengent habilement paroles vraies pour mettre en confiance et fausse, quand la confiance est suffisamment établie.
Contrairement aux personnages d'une énigme logique qui sont conçus pour être identifier, le menteur de la Bible cherche à ne pas l'être.

Ce qu'Epiménide appele un menteur est ce que 2 milénaires plus tard Raymond Smullyan appellera un versatile. Ce n'est donc pas tant un paradoxe qu'un glissement de sens. Mais Nikolavitch le signale dès le 3ème paragraphe de son article cité par les meilleurs théologiens: "Sur la ligne de Crète".

Posts les plus consultés de ce blog

Le Messie de Dune saga l'autre

Hop, suite de l'article de l'autre jour sur Dune. Là encore, j'ai un petit peu remanié l'article original publié il y a trois ans. Je ne sais pas si vous avez vu l'argumentaire des "interquelles" (oui, c'est le terme qu'ils emploient) de Kevin J. En Personne, l'Attila de la littérature science-fictive. Il y a un proverbe qui parle de nains juchés sur les épaules de géants, mais l'expression implique que les nains voient plus loin, du coup, que les géants sur lesquels ils se juchent. Alors que Kevin J., non. Il monte sur les épaules d'un géant, mais ce n'est pas pour regarder plus loin, c'est pour regarder par terre. C'est triste, je trouve. Donc, voyons l'argumentaire de Paul le Prophète, l'histoire secrète entre Dune et le Messie de Dune. Et l'argumentaire pose cette question taraudante : dans Dune, Paul est un jeune et gentil idéaliste qui combat des méchants affreux. Dans Le Messie de Dune, il est d

Le dessus des cartes

 Un exercice que je pratique à l'occasion, en cours de scénario, c'est la production aléatoire. Il s'agit d'un outil visant à développer l'imagination des élèves, à exorciser le spectre de la page blanche, en somme à leur montrer que pour trouver un sujet d'histoire, il faut faire feu de tout bois. Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que Les canaux du Mitan est né d'un rêve, qu'il m'a fallu quelques années pour exploiter. Trois Coracles , c'est venu d'une lecture chaotique conduisant au télescopage de deux paragraphes sans lien. Tout peut servir à se lancer. Outre les Storycubes dont on a déjà causé dans le coin, il m'arrive d'employer un jeu de tarot de Marseille. Si les Storycubes sont parfaits pour trouver une amorce de récit, le tarot permet de produite quelque chose de plus ambitieux : toute l'architecture d'une histoire, du début à la fin. Le tirage que j'emploie est un système à sept cartes. On prend dans

Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai

 Retravailler un essai vieux de dix ans, c'est un exercice pas simple. Ça m'était déjà arrivé pour la réédition de Mythe & super-héros , et là c'est reparti pour un tour, sur un autre bouquin. Alors, ça fait toujours plaisir d'être réédité, mais ça implique aussi d'éplucher sa propre prose et avec le recul, ben... Bon, c'est l'occasion de juger des progrès qu'on a fait dans certains domaines. Bref, j'ai fait une repasse de réécriture de pas mal de passages. Ça, c'est pas si compliqué, c'est grosso modo ce que je fais une fois que j'ai bouclé un premier jet. J'ai aussi viré des trucs qui ne me semblaient plus aussi pertinents qu'à l'époque. Après, le sujet a pas mal évolué en dix ans. Solution simple : rajouter un chapitre correspondant à la période. En plus, elle se prête à pas mal d'analyses nouvelles. C'est toujours intéressant. La moitié du chapitre a été simple à écrire, l'autre a pris plus de temps parce q

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

Le silence des anneaux

 C'était un genre de malédiction : chaque fois que j'ai essayé de me mettre aux Anneaux de Pouvoir, j'ai eu une panne d'internet dans la foulée. Et comme je peux pas tout suivre non plus, et que sans m'avoir totalement déplu, les premiers épisodes ne m'avaient pas emporté, j'étais passé à autre chose. Finalement, j'ai complété la première saison. Je vous ai dit que j'étais toujours super en avance sur les série télé ? Genre j'ai fini The Expanse l'an passé seulement. Et donc, qu'est-ce que j'en pense ? On est un peu sur le même registre que Fondation . Des tas de concepts sont repris, d'autre sont pas forcément compris, et on triture la chronologie.   C'est compliqué par le fait que les droits ne couvrent que le Seigneur des Anneaux et ses appendices, une source forcément incomplète dès qu'on se penche sur les origines de ce monde. Le reste est zone interdite et les auteurs ont dû picorer dans des références parfois obsc

Nettoyage de printemps

 Il y a plein de moyens de buter sur un obstacle lorsqu'on écrit. Parfois, on ne sait pas comment continuer, on a l'impression de s'être foutu dans une impasse. C'est à cause de problèmes du genre qu'il m'arrive d'écrire dans le désordre : si je cale à un endroit, je reprends le récit plus tard, sur un événement dont je sais qu'il doit arriver, ce qui me permet de solidifier la suite, puis de revenir en arrière et de corriger les passages problématiques jusqu'à créer le pont manquant.  D'autres tiennent à des mauvais choix antérieurs. Là, il faut aussi repartir en arrière, virer ce qui cloche, replâtrer puis repartir de l'avant. Souvent, ça ne tient qu'à quelques paragraphes. Il s'agit de supprimer l'élément litigieux et de trouver par quoi le remplacer qui ne représente pas une contrainte pour le reste du récit. Pas praticable tout le temps, ceci dit : j'en parlais dernièrement, mais dès lors qu'on est dans le cadre d'

Sortie de piste

 Deux sorties culturelles cette semaine. C'est vrai, quoi, je ne peux pas rester confiner non stop dans mon bunker à pisser du texte. La première, ça a été l'expo sur les chamanes au musée du Quai Branly, tout à fait passionnante, avec un camarade belge. Je recommande vivement. Les motifs inspiré des expériences psychédéliques Les boissons locales à base de lianes du cru Les tableaux chamaniques Truc intéressant, ça s'achève par une expérience en réalité virtuelle proposée par Jan Kounen, qui visiblement n'est jamais redescendu depuis son film sur Blueberry. C'est conçu comme un trip et c'en est un L'autre sortie, avec une bonne partie de la tribu Lavitch, c'était le Dune part 2 de Denis Villeneuve. Y a un lien entre les deux sorties, via les visions chamaniques, ce qu'on peut rapprocher de l'épice et de ce que cela fait à la psyché de Paul Muad'dib. Par ailleurs, ça confirme ce que je pensais suite à la part 1, Villeneuve fait des choix d&#

Archie

 Retour à des rêves architecturaux, ces derniers temps. Universités monstrueuses au modernisme écrasant (une réminiscence, peut-être, de ma visite de celle de Bielefeld, il y a très longtemps et qui a l'air d'avoir pas mal changé depuis, si j'en crois les photos que j'ai été consulter pour vérifier si ça correspondait, peut-être était-ce le temps gris de ce jour-là mais cela m'avait semblé bien plus étouffants que ça ne l'est), centres commerciaux tentaculaires, aux escalators démesurés, arrière-lieux labyrinthiques, que ce soient caves, couloirs de service, galeries parcourues de tuyauteries et de câblages qu'on diraient conçues par un Ron Cobb sous amphétamines. J'erre là-dedans, en cherchant Dieu seul sait quoi. Ça m'a l'air important sur le moment, mais cet objectif de quête se dissipe avant même mon réveil. J'y croise des gens que je connais en vrai, d'autres que je ne connais qu'en rêve et qui me semblent des synthèses chimériqu

Da Rohonczi Code

C'est sans doute assez idiot, mais je me passionne en ce moment pour l'iconographie du Codex Rohonczi. Moins connu que le Manuscrit Voynich, c'est un de ces bouquins dont le texte a longtemps résisté à toute lecture (dans les deux cas, on a proposé des traductions assez prosaïques, que les aficionados des secrets et mystères rejettent parce que comme souvent, la solution du mystère est inférieure au mystère lui-même) (c'est ce que j'appelle le "Principe de Felt", du nom du clampin médiocre entré dans l'histoire sous le nom de "Gorge Profonde"). C'est de ce truc là que je vais parler Bref, tel quel, le Codex découvert en Hongrie est probablement une Histoire Sainte écrite dans un dialecte archaïque du roumain, avec un alphabet qui n'en est pas un (150 caractères, quand même) et date du XVIe siècle (mais est peut-être une copie d'un ouvrage plus ancien). Pour le coup, sans les illustrations à base d'auréoles, d'ailes

Nettoyage de printemps (bis)

 Une étagère de mon bureau était en train de s'effondrer sous le poids des bouquins. C'est un peu le destin de toutes les étagères à bouquin en agglo, surtout lorsque comme moi on pratique le double rayonnage et la pile branlante.     J'ai profité de deux facteurs, du coup : 1- Ma connexion internet était à nouveau en rade et je ne pouvais plus bosser. 2- Mon fiston avait besoin que je lui file un coup de main dans son appart et que je l'aide à acheter un peu de matériel à cet effet, dans une grande surface spécialisée au nom absurde puisqu'il associe la fonction d'Arthur au nom de son enchanteur, créant une fusion à la Dragon Ball dont Chrétien de Troyes n'aurait osé rêver. Bref, j'ai passé les deux jours suivant à virer des étagères déglinguées, à les remplacer par des trucs de meilleure qualité et d'un peu plus grande capacité (oui, c'était pensé) pour m'apercevoir de deux trucs : 1- Le modèle que j'ai acheté a changé de quelques centi