Accéder au contenu principal

Anarchie in ze yucca

On ne contrôle pas la propagation des symboles. Le photographe Alberto Korda n'aurait probablement pas imaginé, le jour où il shoota un Che qui se demandait ce qu'il foutait sur cette estrade et s'est barré 30 secondes après, que l'image allait orner des chambres et des t-shirts de gosses de riches. L'astrophysicien Fred Hoyle, en inventant par dérision le mot Big Bang pour décrire une théorie cosmologique qui lui déplaisait, a du être estomaqué de le voir repris partout, pour conforter l'image qu'imposait la théorie en question.

Et puis il y a Alan Moore et David Lloyd. Chez eux, la créature a échappé à tout contrôle. Ils avaient repris un masque issu du folklore et de l'histoire biflandaise pour en faire l'emblème d'un anarchiste en guerre à mort contre le système et en avaient fait une bande dessinée vite devenue un classique (toujours en vente dans les bonnes librairies, pour encore sept semaines au moins, dans une très excellente traduction due à une espèce de métèque barbu au vrai nom imprononçable, et qui se dissimule du coup sous un pseudonyme patronymique aux consonances est-européennes marquées).


"Moi ? Je suis le roi du Vingtième Siècle… Le Croquemitaine… Le Vilain…
La honte de la famille."

Ce symbole était resté cher au cœur des lecteurs, attaché au décalage porteur de sens entre cette face souriante et ses actions démesurées, monstrueuses et destructrices.

Et puis, des années après, Hollywood en fit un film. Film pas déplaisant, d'ailleurs, mais qui reposait quand même sur un sérieux glissement idéologique. Le mystérieux V y devenait un héraut de la liberté, et non plus de l'anarchisme. Pire encore, l'image de l'homme solitaire en bute contre un état devenu machine à uniformiser était parasitée par celle de foules entières se rebellant en reprenant à leur compte le masque de l'opposant. La lutte contre un système normatif ne trouvait comme arme qu'une autre normalisation. Un peu glaçant quand même.

Et bien entendu, c'est cette dernière version qui s'est durablement gravée dans la tête du grand public. On peut gager que, sur tous les manifestants "indignés" qui défient le système dans le monde entier en arborant le masque de V, pas un sur cinquante n'a lu la BD de Moore et Lloyd. J'irais même jusqu'à dire que ceux qui l'ont lue hésiteraient à porter le masque, de peur d'en dévaluer l'icône. Mais c'est trop tard, l'icône a échappé à ses créateurs et, passée au filtre du cinéma, a changé de sens, de valeur, de portée. J'imagine que, dans sa cave enfumée, Alan Moore doit se rouler par terre en poussant des ricanements déments et hystériques (j'aimerais d'ailleurs savoir à quoi ça ressemble, un ricanement dément et hystérique de Moore, sans doute au rire du Géant Vert, dans les pubs, mais samplé et passé en basse vitesse et en boucle par les Neubauten).

C'est souvent le destin des icônes, d'ailleurs. Qu'étaient Jésus, Bouddha, le Roi Arthur ou d'Artagnan, avant que d'autres, des gens parfois nés des siècles plus tard, en fassent des symboles ? Que signifiaient réellement l'ankh, le triskele ou la croix gammée dans leur contexte, avant que d'autres époques ne s'en emparent ? Que ce soit comme auteur de BD ou comme magicien, Alan Moore a beaucoup travaillé sur les symboles et leurs variations de sens.

L'usage de ce masque est une trahison de l'œuvre de Moore. Plus curieusement, c'en est aussi une illustration. Plus un paradoxe est ironique, plus goûtu il est... Même si ce goût en est curieusement acidulé.

Commentaires

Tonton Rag a dit…
Je pense que la traduction de cette série est très mauvaise et trahie complètement l'esprit du film.
Eh bien, ce billet est fort pertinent et son titre est assez bien trouvé. Joli coup.
Zaïtchick a dit…
Tout ce qui peut faire chier le système est bon à prendre.
Alex Nikolavitch a dit…
comme c'est le masque **du film**, quand tu en achètes un, tu finances la Warner, qui touche les droits dessus.
abelthorne a dit…
Si on veut pas donner d'argent à la Warner, on peut aussi se faire son masque en papier. J'ai vu passer l'adresse du fichier à imprimer/découper/coller ces jours-ci mais je la retrouve plus...

Et à part ça, pourquoi en vente "pour encore sept semaines au moins" ? Rapport à Panini/DC/Vertigo/Urban Comics/réédition du bouquin/tout ça ?
Alex Nikolavitch a dit…
voilà. le 31 décembre, les libraires ne pourront plus en recommander.

et je ne pense pas que ce bouquin soit dans la première salve d'Urban.
abelthorne a dit…
Je suis passé en librairie ce matin en me disant "Tiens, si j'allais acheter V Pour Vendetta pendant qu'il est encore dispo ?"
J'ai vite déchanté quand j'ai vu que c'était une édition hardcover à 30 €. Argh !
Bon ben ce sera pour plus tard. Ou en VO à la moitié du prix. :(

Mais qu'est-ce qui leur a pris chez Panini de faire un bouquin un peu luxueux comme ça ? Une édition brochée à 15 €, c'était pas possible ?

Posts les plus consultés de ce blog

Le Messie de Dune saga l'autre

Hop, suite de l'article de l'autre jour sur Dune. Là encore, j'ai un petit peu remanié l'article original publié il y a trois ans. Je ne sais pas si vous avez vu l'argumentaire des "interquelles" (oui, c'est le terme qu'ils emploient) de Kevin J. En Personne, l'Attila de la littérature science-fictive. Il y a un proverbe qui parle de nains juchés sur les épaules de géants, mais l'expression implique que les nains voient plus loin, du coup, que les géants sur lesquels ils se juchent. Alors que Kevin J., non. Il monte sur les épaules d'un géant, mais ce n'est pas pour regarder plus loin, c'est pour regarder par terre. C'est triste, je trouve. Donc, voyons l'argumentaire de Paul le Prophète, l'histoire secrète entre Dune et le Messie de Dune. Et l'argumentaire pose cette question taraudante : dans Dune, Paul est un jeune et gentil idéaliste qui combat des méchants affreux. Dans Le Messie de Dune, il est d

Le dessus des cartes

 Un exercice que je pratique à l'occasion, en cours de scénario, c'est la production aléatoire. Il s'agit d'un outil visant à développer l'imagination des élèves, à exorciser le spectre de la page blanche, en somme à leur montrer que pour trouver un sujet d'histoire, il faut faire feu de tout bois. Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que Les canaux du Mitan est né d'un rêve, qu'il m'a fallu quelques années pour exploiter. Trois Coracles , c'est venu d'une lecture chaotique conduisant au télescopage de deux paragraphes sans lien. Tout peut servir à se lancer. Outre les Storycubes dont on a déjà causé dans le coin, il m'arrive d'employer un jeu de tarot de Marseille. Si les Storycubes sont parfaits pour trouver une amorce de récit, le tarot permet de produite quelque chose de plus ambitieux : toute l'architecture d'une histoire, du début à la fin. Le tirage que j'emploie est un système à sept cartes. On prend dans

Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai

 Retravailler un essai vieux de dix ans, c'est un exercice pas simple. Ça m'était déjà arrivé pour la réédition de Mythe & super-héros , et là c'est reparti pour un tour, sur un autre bouquin. Alors, ça fait toujours plaisir d'être réédité, mais ça implique aussi d'éplucher sa propre prose et avec le recul, ben... Bon, c'est l'occasion de juger des progrès qu'on a fait dans certains domaines. Bref, j'ai fait une repasse de réécriture de pas mal de passages. Ça, c'est pas si compliqué, c'est grosso modo ce que je fais une fois que j'ai bouclé un premier jet. J'ai aussi viré des trucs qui ne me semblaient plus aussi pertinents qu'à l'époque. Après, le sujet a pas mal évolué en dix ans. Solution simple : rajouter un chapitre correspondant à la période. En plus, elle se prête à pas mal d'analyses nouvelles. C'est toujours intéressant. La moitié du chapitre a été simple à écrire, l'autre a pris plus de temps parce q

Le silence des anneaux

 C'était un genre de malédiction : chaque fois que j'ai essayé de me mettre aux Anneaux de Pouvoir, j'ai eu une panne d'internet dans la foulée. Et comme je peux pas tout suivre non plus, et que sans m'avoir totalement déplu, les premiers épisodes ne m'avaient pas emporté, j'étais passé à autre chose. Finalement, j'ai complété la première saison. Je vous ai dit que j'étais toujours super en avance sur les série télé ? Genre j'ai fini The Expanse l'an passé seulement. Et donc, qu'est-ce que j'en pense ? On est un peu sur le même registre que Fondation . Des tas de concepts sont repris, d'autre sont pas forcément compris, et on triture la chronologie.   C'est compliqué par le fait que les droits ne couvrent que le Seigneur des Anneaux et ses appendices, une source forcément incomplète dès qu'on se penche sur les origines de ce monde. Le reste est zone interdite et les auteurs ont dû picorer dans des références parfois obsc

Nettoyage de printemps

 Il y a plein de moyens de buter sur un obstacle lorsqu'on écrit. Parfois, on ne sait pas comment continuer, on a l'impression de s'être foutu dans une impasse. C'est à cause de problèmes du genre qu'il m'arrive d'écrire dans le désordre : si je cale à un endroit, je reprends le récit plus tard, sur un événement dont je sais qu'il doit arriver, ce qui me permet de solidifier la suite, puis de revenir en arrière et de corriger les passages problématiques jusqu'à créer le pont manquant.  D'autres tiennent à des mauvais choix antérieurs. Là, il faut aussi repartir en arrière, virer ce qui cloche, replâtrer puis repartir de l'avant. Souvent, ça ne tient qu'à quelques paragraphes. Il s'agit de supprimer l'élément litigieux et de trouver par quoi le remplacer qui ne représente pas une contrainte pour le reste du récit. Pas praticable tout le temps, ceci dit : j'en parlais dernièrement, mais dès lors qu'on est dans le cadre d'

Sortie de piste

 Deux sorties culturelles cette semaine. C'est vrai, quoi, je ne peux pas rester confiner non stop dans mon bunker à pisser du texte. La première, ça a été l'expo sur les chamanes au musée du Quai Branly, tout à fait passionnante, avec un camarade belge. Je recommande vivement. Les motifs inspiré des expériences psychédéliques Les boissons locales à base de lianes du cru Les tableaux chamaniques Truc intéressant, ça s'achève par une expérience en réalité virtuelle proposée par Jan Kounen, qui visiblement n'est jamais redescendu depuis son film sur Blueberry. C'est conçu comme un trip et c'en est un L'autre sortie, avec une bonne partie de la tribu Lavitch, c'était le Dune part 2 de Denis Villeneuve. Y a un lien entre les deux sorties, via les visions chamaniques, ce qu'on peut rapprocher de l'épice et de ce que cela fait à la psyché de Paul Muad'dib. Par ailleurs, ça confirme ce que je pensais suite à la part 1, Villeneuve fait des choix d&#

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

Archie

 Retour à des rêves architecturaux, ces derniers temps. Universités monstrueuses au modernisme écrasant (une réminiscence, peut-être, de ma visite de celle de Bielefeld, il y a très longtemps et qui a l'air d'avoir pas mal changé depuis, si j'en crois les photos que j'ai été consulter pour vérifier si ça correspondait, peut-être était-ce le temps gris de ce jour-là mais cela m'avait semblé bien plus étouffants que ça ne l'est), centres commerciaux tentaculaires, aux escalators démesurés, arrière-lieux labyrinthiques, que ce soient caves, couloirs de service, galeries parcourues de tuyauteries et de câblages qu'on diraient conçues par un Ron Cobb sous amphétamines. J'erre là-dedans, en cherchant Dieu seul sait quoi. Ça m'a l'air important sur le moment, mais cet objectif de quête se dissipe avant même mon réveil. J'y croise des gens que je connais en vrai, d'autres que je ne connais qu'en rêve et qui me semblent des synthèses chimériqu

Nettoyage de printemps (bis)

 Une étagère de mon bureau était en train de s'effondrer sous le poids des bouquins. C'est un peu le destin de toutes les étagères à bouquin en agglo, surtout lorsque comme moi on pratique le double rayonnage et la pile branlante.     J'ai profité de deux facteurs, du coup : 1- Ma connexion internet était à nouveau en rade et je ne pouvais plus bosser. 2- Mon fiston avait besoin que je lui file un coup de main dans son appart et que je l'aide à acheter un peu de matériel à cet effet, dans une grande surface spécialisée au nom absurde puisqu'il associe la fonction d'Arthur au nom de son enchanteur, créant une fusion à la Dragon Ball dont Chrétien de Troyes n'aurait osé rêver. Bref, j'ai passé les deux jours suivant à virer des étagères déglinguées, à les remplacer par des trucs de meilleure qualité et d'un peu plus grande capacité (oui, c'était pensé) pour m'apercevoir de deux trucs : 1- Le modèle que j'ai acheté a changé de quelques centi

Le super-saiyan irlandais

Il y a déjà eu, je crois, des commentateurs pour rapprocher le début de la saga Dragonball d'un célèbre roman chinois, le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) source principale de la légende du roi des singes (ou du singe de pierre) (faudrait que les traducteurs du chinois se mettent d'accord, un de ces quatre). D'ailleurs, le héros des premiers Dragonball , Son Goku, tire son nom du singe présent dans le roman (en Jap, bien sûr, sinon c'est Sun Wu Kong) (et là, y aurait un parallèle à faire avec le « Roi Kong », mais c'est pas le propos du jour), et Toriyama, l'auteur du manga, ne s'est jamais caché de la référence (qu'il avait peut-être été piocher chez Tezuka, auteur en son temps d'une Légende de Songoku ).    Le roi des singes, encore en toute innocence. Mais l'histoire est connue : rapidement, le côté initiatique des aventures du jeune Son Goku disparaît, après l'apparition du premier dr